Dans la Libre du 4 juin, Dorian de Meeûs se fendait d’un édito contre l’utilisation de l’écriture inclusive, appelant ses partisan·es à « se calmer ». A la lecture, notre point médian (qualifié d’« affreux ») n’a fait qu’un tour, et nous avons concocté à trois, avec Laure Rosier-Van Ooteghem et Anne Vervier, une réponse que la Libre a refusé de publier. Motif : des textes en faveur de l’écriture inclusive ont déjà été publiés dans le journal.
Il n’échappera à personne qu’entre d’une part une interview ou une opinion, et d’autre part un édito signé du rédacteur en chef, il y a un monde de différence. L’édito est une prise de position du journal. Mais puisque la Libre ne veut pas de notre Carte blanche, nous publions ici une Carte rouge.
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Carte rouge
Un condensé de stéréotypes et de contresens
On peut être contre l’écriture inclusive, même si la plupart des argumentaires relèvent de la réaction épidermique car on le sait, quand on touche à la langue, on touche à la loi et au sacré.
Exprimer l’évolution des mentalités et de la société
Encore faut-il que ces arguments se basent sur une vraie connaissance du sujet. Or nous devons constater que l’éditorial de Dorian de Meeûs intitulé « Écriture inclusive. On se calme », paru dans la Libre Belgique du 4 juin, est surtout un condensé de stéréotypes et de contresens.
Mais qui doit se calmer ? Les usagers et usagères de la langue qui s’approprient ce matériau vivant et le font évoluer pour qu’il exprime mieux l’évolution des mentalités et de la société ?
En appeler au calme c’est brandir le fantôme de l’hystérique
A-t-on demandé aux premiers utilisateurs et utilisatrices du courrier électronique de se calmer quand ils et elles ont proposé les nouveaux mots « e-mail » ou « courriel » ? Pour commencer, l’article lance donc un « appel au calme », ce qui pour les combats des féministes est un classique : en appeler au calme c’est brandir le fantôme de l’hystérique, régulièrement appelé pour disqualifier les combats en matière de genre. Je rappelle pour la bonne bouche le post d’Alain Desthexe en 2015 visant Laurette Onkelinx : « En tant que médecin je peux vous dire que son cas relève de l’hystérie » (en clair si elle perd son calme c’est pathologique)… De même, l’appel au calme façon Nicolas Sarkozy face à Ségolène Royal lors du débat pour le second tour des présidentielles de 2007 : il lui rappelle qu’il ne faut pas être en colère si on veut présider la République.
Interdire aux francophones de jouer avec créativité, imagination voire poésie
Or il faut bien constater qu’en matière de langue inclusive, ce sont les « anti » qui s’énervent le plus : si l’on demandait plutôt aux censeurs de la langue de se calmer lorsqu’ils prétendent interdire aux francophones de jouer avec créativité, imagination voire poésie avec les ressources langagières ?
Il est en effet frappant de constater la virulence avec laquelle les anti-écriture inclusive tentent de la discréditer, de l’interdire, voire de la sanctionner par des amendes comme en France, tentant ainsi de museler la liberté d’expression dont font preuve avec bonheur les locuteurs et locutrices francophones.
Travailler sur le langage n’empêche pas de s’engager dans des luttes plus globales
Mais il y a pire : l’éditorialiste avance l’idée que l’inclusif mettrait en avant l’identité sexuelle au détriment de la personnalité… Le langage inclusif serait donc un marqueur de nos orientations sexuelles : en quoi féminiser illustrerait-il une orientation hétérosexuelle ou homosexuelle ? Il y a là bien confusion entre identité de genre et orientation sexuelle. L’éditorialiste voulait-il plutôt dire les personnes non binaires, ce qui n’est absolument pas la même chose ? Ensuite les pratiques inclusives sont qualifiées de « délire » (retour au langage médical) et bien entendu, surgit le rappel à l’ordre des « vrais » combats, autre grand classique adressé aux personnes qui se battent quotidiennement pour les droits des catégories dominées, et bien plus actives dans ces combats que les donneurs de leçons. Comme si travailler sur le langage empêchait de s’engager dans des luttes plus globales, au niveau social, culturel ou politique…
Arrive alors l’argument massue : le manque de politesse de l’inclusif. Il suffit de se pencher sur l’histoire de la politesse pour voir que celle-ci a évolué au fil des siècles. Mais aujourd’hui, où est ce terrible enjeu ? Si nous écrivons cette lettre à l’attention de « Dorian de Meeûs », est-ce vraiment moins poli que de nous adresser à « Monsieur de Meeûs » ? Et s’il se prénommait « Camille » ou « Claude », la politesse exigerait-elle que nous écrivions « Monsieur ou Madame » (ou autre )?
« Cieleux » (mon mari?) est un mixte de iel et eux qui n’existe pas
Enfin, cet édito montre bien la méconnaissance de son auteur. Ainsi ce « cieleux » (mon mari?), certes c’est un joli néologisme, mais qui ne correspond à aucune proposition linguistique sérieuse : a-t-il voulu dire « celleux », qui est la contraction de celles et ceux (alors que « « cieleux », qui est un mixte de iel et eux n’existe pas en fait)? Quant au doute final sur les avancées « pour les femmes et les asexués », nous pouvons partager l’idée qu’il existe « d’autres solutions » : à commencer par le fait de ne pas confondre « sexe » et « genre », « non binaire » et « asexué », ce que l’auteur manifestement ne comprend pas.
Alors oui, restons calmes, mais en toute connaissance de cause.
Laurence Rosier, professeure ULB
Anne Vervier, Formatrice Rédaction Claire
Irène Kaufer, autrice