Pour échapper à un mariage forcé avec un vieillard polygame, et pour vivre son rêve de devenir chanteuse, Semira Adamu, 20 ans, s’enfuit du Nigéria, et puis du Togo où le vieil homme, violent et tyrannique (une de ses trois femmes a déjà succombé sous sa brutalité), la retrouvera. Le 25 mars 1998, elle parvient à prendre un avion pour Berlin, avec une escale à Bruxelles. Là, on l’arrête et on l’enferme immédiatement au 127bis. Elle introduit une demande d’asile aussitôt déboutée. La Convention de Genève ne prévoit pas la protection des femmes victimes des persécutions patriarcales. Une demande de régularisation, des pétitions, des parrainages prestigieux, des garants, rien de fera changer l’Office des étrangers d’avis.
Alors commence une légende. Semira résistera à 5 tentatives d’expulsion[1]. Elle entre en contact avec le Collectif contre les expulsions, diffuse des informations sur les conditions de vie à l’intérieur du centre: racisme, violence, traitements dégradants… Elle encourage ses codétenus à résister. Elle devient une figure centrale de la lutte contre la politique migratoire du gouvernement d’alors. Il faut la faire taire, la faire disparaître, l’expulser à tout prix. Des réunions ont lieu, des documents circulent entre le ministère de l’Intérieur et l’Office des étrangers, à son propos. Elle gène le gouvernement par son attitude courageuse et fière. Le 22 septembre a lieu la dernière tentative. Les 9 gendarmes qui l’escortent la cachent au fond de l’avion (les autres tentatives avaient échoué notamment du fait des réactions indignées des voyageurs). On utilise la technique dite du « Bec de canard » : elle est menottée aux mains et aux pieds, pliée en deux, un coussin devant la bouche, un gendarme faisant pression de tout son poids sur son dos. Elle perd connaissance, arrête de respirer, on l’emmène à l’hôpital. A 21h, elle mourra, dans le coma, d’une hémorragie cérébrale et d’une crise cardiaque. Le scandale est grand. Plus de 10.000 personnes assistent à ses funérailles. Le ministre, Louis Tobbak, un socialiste, démissionne. La loi interdit dorénavant l’usage du coussin. Les gendarmes qui ont pratiqué l’étouffement seront condamnés à de légères peines de prison avec sursis.
Pourtant, rien ne changera. Les rafles, les arrestations, les incarcérations, les expulsions violentes se poursuivront. Il y a 20 ans. 20 ans que cette politique mortifère prétend résoudre la « crise des migrants ». 20 ans qu’on meurt aux frontières de cette Europe autiste, dans les mers, dans les déserts, sur les routes. 20 ans que des milliers de femmes, d’enfants et d’hommes tentent de survivre dans la peur, le dénuement absolu, le nouvel esclavage du travail au noir… Avec en contrepoint, une organisation autonome des sans-papiers qui se construit.
Pour ce sinistre anniversaire, le gouvernement nous offre en cadeau la mort de Mawda Shawri, enfant kurde de 2 ans morte d’une balle de la police, lors d’une course poursuite à Mons, en mai. Oumalou Ourez, lui, Guinéen de 20 ans, meurt sous les roues d’un bus international à Bruxelles, en juin. Dans notre « Etat de droit ». La litanie des noyés continue. Et la Belgique, l’Europe, dépensent des milliards dans des dispositifs sécuritaires, répressifs, mortels, qui n’apportent toujours pas, et n’apporteront jamais, de réponse à cette « crise des migrants » qui nous hante, qui devient l’enjeu des joutes électorales, qui fait s’enfler la marée brune ici et là.
Qui sont les gagnants de cette politique absurde ? L’extrême droite en Europe, les multinationales qui continuent de piller l’Afrique, les régimes corrompus qui touchent les dividendes du pillage et des sous-traitances de cette politique de fermeture sur leur territoire, les réseaux professionnels de trafiquants d’êtres humains.
Entre septembre et octobre de cette année, de nombreux événements vont commémorer l’assassinat de Semira. Rassemblements, débats, concerts, expositions, projections… dans le souci d’un devoir de mémoire indispensable, mais aussi de parler d’aujourd’hui, des luttes des migrants et de leurs soutiens en 2018.
Serge Noël
[1] 11 août 1998. Cinquième tentative d’expulsion de Sémira Adamu. Voici ses mots :
« Une fois l’avion prêt à partir, ils m’ont transportée à l’intérieur ; j’ai commencé à crier, ils m’ont forcée à m’asseoir et ont attaché la ceinture de sécurité mais j’ai réussi à défaire les liens autour de mes mains et ensuite à détacher la ceinture et à me lever en criant. Ils m’ont rassise. À ce moment, je n’étais qu’avec deux agents de Sabena Security. J’ai ouvert la ceinture pour la deuxième fois, me suis levée mais ils m’ont à nouveau assise. Je l’ai ouverte une troisième fois, j’ai dû me battre vraiment durement, et j’ai commencé à frapper dans les choses près de moi. Les passagers étaient déjà debout, certains demandaient qu’on me sorte de l’avion, ce qu’ils ont dû faire finalement. »