Quelles sont les conséquences des inégalités socioéconomiques sur le champ politique, la croissance économique et la santé sociétale ? Comment et pourquoi des préoccupations sur le pouvoir d’achat débouchent sur une violence sociale, un appel à la démission du Président français et à des moments de communion entre des manifestants de divers horizons ? Pourquoi les Gilets Jaunes se comportent autrement que l’homo œconomicus ? Pourquoi la référence à l’Europe est presqu’inexistante chez les Gilets Jaunes ? Devant ces questions, la théorie économique standard perd son latin. Il en est ainsi par ce qu’elle cherche moins à comprendre et à expliquer les phénomènes socioéconomiques et politiques, qu’à les systématiser sous formes de constructions formelles à partir des postulats qui ne vont pas de soi. Telle est le cas de l’hypothèse suivant laquelle l’ordre marchand se construit sur un rapport social stabilisé, un Homme complet, des individus marchands pleinement socialisés et une société déjà instituée.
Prix des inégalités : révolte, violence, polarisation politique et croissance en berne
Concernant les inégalités, Adam Smith et Nicholas Kaldor pensent qu’elles ne sont pas négatives pour la croissance économique. Le premier estime que la providence a tout prévu étant donné que le riche investit et crée de l’emploi pour le pauvre. Le second soutient que les pauvres consomment ce qu’ils gagnent quand seuls les riches investissent et augmentent la richesse. De telles idées se renouvellent de nos jours à travers le refus de limiter les salaires des grands patrons sous prétexte qu’ils iraient exercer leurs talents ailleurs au désavantage des pays qui légifèreraient pour un plafonnement des rémunérations. Cette tradition de pensée n’analyse pas les conséquences sociales, politiques et économiques des inégalités dans les sociétés. Elle place en amont de son raisonnement des postulats et juge de ce qui est compatible ou incompatible avec ceux-ci. La théorie économique hétérodoxe sort de cette méthode en étudiant les inégalités et leurs conséquences sans postulats qui orientent l’analyse ex ante. Il en résulte, comme on peut le constater dans les récents travaux de Joseph Stiglitz, que des inégalités très élevés dans une société entraînent des révoltes, de la violence sociopolitique, des pertes économiques sèches et un désinvestissement économique. Ce qu’il appelle le prix de l’inégalité met ainsi en exergue le fait que les pertes économiques qui découlent de telles situations s’avèrent plus élevées que ce qu’aurait coûté une politique économique et sociale destinée à les réduire. Les travaux de Thomas Piketty pointent la même tendance haussière des inégalités en Occident et montrent le multiplicateur de violence que cela peut devenir en rappelant, non seulement que la première et la deuxième guerres mondiales ont été précédés des moments très inégalitaires, mais aussi que seule la violence paroxystique de ces deux conflits a permis de réduire les inégalités de façon drastique. Faut-il en arriver là ? Dans la même veine, Paul Krugman, montre, non seulement que la plus grand réduction des inégalités aux Etats-Unis a été réalisée sous Roosevelt via un Etat interventionniste, des salaires régulés, une protection sociale renforcée et des syndicats actifs, mais aussi que des inégalités en hausse sont la principale cause d’une polarisation politique et d’un populisme renforcés. Résultats qui sont en cohérence avec ceux de l’économiste politique Dani Rodrik.
Sécurité de l’ordre social : pourquoi l’égalité est bonne pour tous ?
Dans leur ouvrage violence et ordres sociaux publié en 2010, Douglass North, John Joseph Wallis et Barry Weingast soutiennent que ce n’est pas le progrès économique qui constitue le fondement des sociétés mais la stabilité de l’ordre social car le principal problème des sociétés est celui de la régulation de la violence en leur sein. Les démocraties ou sociétés d’accès ouvert régulent cette violence en utilisant la compétition économique (le marché) et la compétition politique (démocratie) pour ordonner les relations sociales. Le fait que tout le monde soit traité au même pied d’égalité grâce à l’impersonnalité des organisations, des marchés et des politiques, permet de garantir l’égalité nécessaire à une régulation optimale de la violence. Ce que les Gilets Jaune mettent en exergue est que la démocratie, avec la hausse des inégalités, devient un ordre social d’accès fermé à de nombreuses populations et ouvert uniquement à une minorité d’entre elle. Il s’ensuit une sorte de (dé)démocratisation lancinante de l’ordre marchand qui entame la capacité des démocraties à réguler la violence de façon optimale. Les barrières à l’entrée à l’émancipation poussent donc les laissés-pour-compte à « défoncer les portes » de l’émancipation qui se ferment pour eux. Pickett et Wilkinson renforcent ces résultats à travers leur ouvrage Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous publié en 2013. Ce travail interdisciplinaire met en lumière le fait que les sociétés les plus inégalitaires sont les plus violentes, ont les taux de mortalité infantile les plus élevé, les taux d’obésité les plus grands, les plus grands taux de toxicomanie, les plus grands nombres de malades mentaux, l’espérance de vie la plus faible, les taux de maladies chroniques les plus grands, les taux de grossesses précoces les plus grands, les plus grands taux de décrochages scolaires et sont incapables de réussir une transition écologique. Ce dernier aspect démontre pourquoi les Gilets Jaunes ont répondu à Macron en opposant « la fin du mois » (salaire faible) à « la fin du monde » (taxe écologique). Il est donc politiquement improductif de prétendre faire une transition écologique suivant une fiscalité qui aggrave les inégalités socioéconomiques, étant donné que la lutte contre les inégalités sociales fait partie des politiques de développement durable. Ces travaux aboutissent au résultat robuste suivant : C’est moins la richesse d’une société qui fait son bonheur que l’égalité des conditions de ses populations. Cette égalité des conditions est le meilleur moyen de régulation de la violence et donc de stabiliser l’ordre social.
Faible pouvoir d’achat : du « mensonge romantique » à l’hypothèse mimétique
Le point de départ des Gilets Jaunes est une hausse des prix du carburant qui révèlent le point de saturation où les conditions de vie des travailleurs pauvres ne sont plus tenables à cause d’un pouvoir d’achat faible qui renforce un ras le bol fiscal. Derrière la question des fins de mois difficiles se cache celle de savoir ce que c’est qu’une monnaie et quelle est sa fonction dans l’ordre marchant et l’institution des sociétés marchandes. Milton Friedman et les monétaristes ne nous aident pas face à de telles préoccupations. Pour eux, la naissance de la monnaie provient de l’insuffisance du troc. La monnaie est donc juste un intermédiaire aux échanges puisque les biens s’échangent contre des biens. D’où une monnaie-voile à neutraliser afin de pas fausser les correspondances de valeurs réelles entre les biens échangés. Et face à la question de savoir d’où provient la monnaie dans les sociétés marchandes, l’aura d’un prix Nobel permet à Milton Friedman de dire qu’il faut supposer qu’elle tombe d’un hélicoptère ! La monnaie-hélicoptère et le raisonnement friedmanien sont ce que la théorie économique hétérodoxe qualifie mensonge romantique. Michel Aglietta et André Orléan, deux économistes français, avancent l’hypothèse mimétique, plus adaptée à comprendre les Gilets Jaunes. Celle-ci se construit à partir, non seulement de l’Homme girardien complètement différent de l’homo œconomicus, mais aussi en sortant d’une société déjà instituée et des échanges déjà stabilisés. L’Homme girardien n’est pas un robinson Crusoé individualiste préoccupé uniquement par la maximisation de son utilité individuelle. Il a besoin de la reconnaissance des autres pour vivre en sécurité. Et comme l’ordre marchand fait du désir d’objets l’exigence de protection et de reconnaissance éprouvée par les individus, la monnaie, au sens de richesse, c’est-à-dire de ce qui fait l’objet du désir mimétique de toute la société, prend la figure du désirable absolu : cette chose contre laquelle chaque membre est toujours prêt à aliéner ce qu’il possède et dont la recherche revient à rechercher la reconnaissance des autres. Cela fait de la naissance de la monnaie le résultat d’un processus intersubjectif qui fait de la société un UN né à partir de la rencontre d’un soi avec les autres dans la quête du désirable absolu. En conséquence, la violence fondamentale des rapports sociaux trouvent un exutoire en la monnaie qui stabilise ainsi les sociétés grâce à la confiance qu’elle installe entre les individus et la société dans un ordre social marchand. Lorsqu’elle se fait rare comme cela est le cas chez plusieurs Gilets Jaunes, la violence réapparait dans la société car la sécurité et la reconnaissance des individus dans un ordre marchant sont détruites. La confiance entre l’individu et le reste de la société, nécessaire à un Homme girardien incomplet, est rompue étant donné que la monnaie cesse d’être un bien public pour devenir un bien privé. Les deux pôles de la monnaie sont donc la violence et la confiance, ce qui en fait un fait social total dont le statut social et politique ne peut en faire une monnaie-hélicoptère et encore moins une monnaie-voile.
Et pourquoi les Gilets Jaunes simulent la décapitation publique de Macron ?
Une fois de plus, c’est l’Homme girardien qui permet de comprendre cela et non la fiction de l’homo œconomicus. Les appels des Gilets Jaunes à la démission de Macron font de lui le bouc émissaire, c’est-à-dire « la figure du maître » vers laquelle se concentre une colère sociale selon laquelle il est le seul responsable du dérèglement de la confiance que la monnaie assurait entre riches et pauvres, individus et groupes au sein de la société française. Dès lors, l’hypothèse girardienne du bouc émissaire permet de comprendre pourquoi des Français qui ne se connaissent pas et qui appartiennent à des secteurs d’activités différents, causent à nouveau, s’embrassent et fraternisent dans des rassemblements inopinés, des ronds-points et autres défilés à travers la France. Emmanuel Macron devient celui qu’il faut, comme le « Christ », clouer sur la croix afin que la paix s’installe entre les Français : le meurtre sacrificiel permet à la société de s’instituer et de gérer rituellement sa violence. La société retrouve la paix en son sein en jetant l’anathème sur un bouc émissaire. Théorie renforcée ici par l’histoire politique d’une France où ce que Foucault appelle « la sombre fête punitive » du pouvoir classique n’est pas une exception. D’après Michel Aglietta et André Orléan, ce qu’on peut appeler le théorème girardien nous apprend en effet que la violence essentielle trouve en elle-même la source de son dépassement.
Hyper mondialisation, délitement des Etats, régression démocratique et raidissement nationaliste
Alors que les causes de leur situation ne sont pas que françaises, les Gilets Jaunes ne font pratiquement pas référence à l’Europe comme si leurs analyses de la situation se veulent exclusivement franco-françaises. Et pourtant le fait qu’ils fassent ainsi fi de l’UE en dit long sur ce qu’entraine la dynamique néolibérale sur les Etats et leurs sociétés. Les travaux d’économie politique de Dani Rodrik montrent que l’hyper mondialisation, au sens de totalité économique régnant à travers un marché global, entraîne le délitement des Etats en rognant leurs fonctions économiques et en détruisant le cadre historique d’expression et de consolidation de la démocratie. Cette perte de puissance du multiplicateur économique et cette déstabilisation de l’habitat préféré de l’idéal démocratique sont remplacées par un global market place sans gouvernance démocratique mondiale. Sans instances globales pouvant servir de recours démocratiques en dernier ressort pour les sociétés, les Etats affaiblis et déclassés sont dans la position intenable de devoir résoudre des problèmes sociaux plus nombreux et plus complexes sans moyens conséquents étant donné leur nouveau statut d’Etats modestes et frugaux. Les citoyens, global players ou local players, n’ont toujours que l’Etat comme lieu démocratique de revendication alors que celui-ci est désormais inféodé au marché global, au « New Public Management », à la globalisation financière et aux multinationales. La corrélation positive exaltée par l’économie standard entre hyper mondialisation et démocratie s’avère donc être fausse dans une Europe où le citoyen néolibéral se révèle, ces derniers temps, plus nationaliste et xénophobe qu’adepte de Schengen. Une mondialisation qui affaiblit les Etats et détruit la démocratie augmente donc le caractère xénophobe et nationaliste des sociétés. D’où le retour d’un néoconservatisme qui réactualise une démocratie des semblables aux dividendes sociaux réservés uniquement aux citoyens dits de souche. D’où le fait que les Gilets Jaunes ne font aucune référence à l’Europe mais condamnent le pacte migratoire des Nations Unies.
Thierry AMOUGOU,
Macro économiste hétérodoxe,
Professeur UCL, Directeur du CriDis. Thierry.amougou@uclouvain.be
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