Le gouvernement de Keir Starmer recycle les projets des précédents gouvernements conservateurs. Dernier marqueur, l’annonce durant la conférence du parti de sa volonté de lutter contre les fraudes aux aides sociales.
Après la décision au début de l’été de maintenir le plafond des allocations familiales aux familles de deux enfants maximum, alors que toutes les études montrent que cela maintient 250 000 enfants dans la pauvreté au Royaume-Uni. Puis celle de supprimer l’aide au chauffage des retraités début septembre, que nous préparait ensuite le nouveau gouvernement travailliste ?
C’est Keir Starmer qui l’annonce lui-même la semaine dernière à la tribune de la conférence annuelle du Parti travailliste : il faut s’attaquer aux abus sur les aides sociales. Il y aurait, parait-il, jusqu’à 1,6 milliards de livres à récupérer sur les 5 prochaines années (finalement guère plus de 300 millions par an et nettement moins que les Tories qui prévoyaient 9 milliards d’ici 2027/28). Et pour cela, des moyens inégalés seront mis en oeuvre. Une nouvelle loi promulguée par le ministère du travail obligera les banques à fournir des renseignements sur les finances de personnes qui « pourraient avoir reçu un trop-perçu, » peu importe si l’erreur vient des organismes payeurs. Le contrôle pourrait s’étendre aux comptes bancaires connexes, comme ceux des propriétaires, des membres de la famille, des partenaires ou même d’anciens partenaires. Il est prévu d’embaucher 2500 fonctionnaires pour la lutte contre ces abus.
Une fois encore, on retrouve la rhétorique du gouvernement de David Cameron, premier ministre conservateur élu en 2010. La « répression contre les demandeurs d’allocations » est une punch line utilisée par George Osborne en 2013, quand il était ministre de l’économie. Toute la presse britannique a reprise ces mêmes mots pour décrire l’annonce de Starmer ces jours derniers, parfois sans même y reconnaître la symétrie pourtant frappante.
Au lieu de s’attaquer à l’ évasion optimisation fiscale, une imposition plus équitable sur les hauts revenus ou encore une fiscalisation des gains en capitaux plus importante, il est plus facile de pointer les pauvres. C’est le même mécanisme que celui utilisé sur l’immigration. Pour cacher l’inaction en faveur d’une meilleur répartition des richesses, on va monter ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont moins que rien. Lorsqu’Osborne déclarait il y a 10 ans « tous les chômeurs de longue durée qui sont capables de travailler devront faire quelque chose en échange de leurs prestations pour les aider à trouver du travail, » (notamment effectuer un travail d’intérêt général), on retrouve bien l’idée plus récente du gouvernement français de lier le RSA à 15 h d’activité.
Trois ans auparavant, le nouveau ministre du travail, le très conservateur Iain Duncan Smith, avait prévenu que si un chômeur refusait 3 fois un emploi, il serait interdit d’allocation pendant 3 ans. A la suite de cette déclaration, la BBC a mené une enquête sur le nombre de demandeurs d’emploi au Royaume-Uni qui ont refusé des offres d’emploi par l’intermédiaire du Jobcentre. Selon les données recueillies, seuls quelques uns avaient refusé trois offres, et moins de 1300 personnes en avaient décliné deux. Il y avait 1,5 millions de demandeurs d’emploi à la même date. Mais au lieu de dépenser pour aider ces derniers, on préfère allouer des sommes pour chasser les quelques hypothétiques « tricheurs ».
Pendant longtemps, la chasse aux fraudeurs sociaux, aux profiteurs des aides, était une rengaine véhiculée par les partis de droite et leurs relais médiatiques. En Angleterre on se souvient de la campagne ‘Beat the Cheat’ (littéralement « Battre le tricheur » ) du tabloïd The Sun en 2012, encourageant les lecteurs à être « patriotiques » en dénonçant les bénéficiaires suspectés d’abuser des aides sociales. C’est devenu maintenant aussi un cheval de bataille du Labour de Starmer.
Un peu de fraude certes, mais surtout des aides non réclamées et des erreurs de paiement
Au final, de quoi parle-t-on ? Le montant total des allocations payées est de 223 milliards de livres en 2023, mais environ la moitié de ce montant est constituée des versements de la retraite d’Etat. Le reste se répartit entre de nombreuses catégories, dont les aides au logement et les allocations chômage. La fraude liée au paiement pour l’allocation personnelle de dépendance (PIP) s’est établie à 0,2 % (40 millions de livres) pour l’exercice se terminant en 2024. Celle liée à l’allocation de subsistance pour personnes handicapées (DLA) n’était que de 0,5 %, arrondi à 30 million de livres sterling, selon l’étude. Dans le même temps on note 5,1% d’impayés (900 millions de livres) pour le PIP et 2,5% d’impayés (150 millions de livres) pour le DLA. Au final la plus grosse fraude (basée sur un échantillon de 13 600 allocataires, ce n’est qu’une extrapolation) concerne l’allocation universelle instaurée par les Conservateurs et que le Labour n’envisage pas de remettre en cause, et est estimé à 11,5% (sur 43,4 milliards). Et encore, parmi cette fraude au crédit universelle, la sous-déclaration des revenus demeure la principale raison, suivie par l’absence de preuves ou d’engagement avec les autorités sociales.
Au total, le DWP (Ministère du Travail et des Retraites) aurait perdu entre 5,8 et 7 milliards de livres à cause de la fraude dans le système des prestations sociales au cours du dernier exercice financier. Cependant, cela ne représente qu’une « petite minorité » des cas, avec seulement 2,8% des bénéficiaires d’aides sociales jugés frauduleux. Mais les études du ministère montrent aussi qu’entre 2,9 et 3,7 milliards n’ont pas été payés et surtout on estime que 23 milliards de livres de prestations et d’aides financières ne sont pas réclamés chaque année (en France, ce montant serait de 10 milliards d’euros). Rien que pour les allocations réservées aux retraités, les chiffres officiels du ministère montrent que sur les 2,2 millions de ménages admissibles, environ 880 000 ne les demandent pas – dans de nombreux cas parce qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils pourraient y avoir droit. Il faut dire que pour les réclamer, il faut remplir 22 pages d’un questionnaire comprenant 243 demandes. S’il voulaient décourager le plus de demandeurs possibles, ils ne s’y prendraient pas autrement.
La rumeur des aides sociales utilisées pour les loisirs
Il n’y a pas qu’en France que les pauvres sont stigmatisés comme profitant abusivement des aides sociales. C’est précisément un marqueur de droite depuis de nombreuses années, et ce phénomène s’observe dans de nombreux pays occidentaux. Plus les études démontrent le contraire, plus cette idée est répétée inlassablement pour s’ancrer dans les esprits collectifs.
Nos lecteurs se souviendront probablement de l’ancien ministre de l’éducation Jean Michel Blanquer (oui, celui qui préparait la rentrée scolaire à Ibiza) qui expliquait : « On sait bien, si l’on regarde les choses en face, qu’il y a parfois des achats d’écrans plats plus importants au mois de septembre qu’à d’autres moments. » Le problème c’est que justement on sait plutôt le contraire : « les mois forts sont les fêtes de fin d’année (BlackFriday en tête) et les périodes de soldes. Août et septembre font plutôt partie des mois creux, » montre un étude.
Outre-Manche, on utilise les mêmes ficelles lorsqu’il s’agit de suggérer ou de justifier la suppression d’aides sociales. Plus étonnant toutefois, la communication ne passe pas nécessairement par le gouvernement, puisque la BBC elle-même s’en charge. Mi-septembre, le média publie un article titré : « Notre allocation chauffage va directement dans la tirelire des vacances. » En s’appuyant sur le témoignage de quelques retraités qui disent utiliser la somme pour « des choses comme les vacances, les restaurants ou leurs petits-enfants, » le récit tend à montrer que cette prestation n’est finalement pas si utile. L’article semble même indiquer que les retraités britanniques se porteraient très bien puisque le nombre de « riches » serait passé de 9% en 2010 à 27% aujourd’hui. D’où vient ce triplement ? Assez logiquement, quand on sait que l’indicateur choisit comprend le logement, de l’augmentation des prix de l’immobilier, qui ont été multipliés par 10 en 30 ans. Ces soi-disant retraités « aisés » habitent juste une maison dont ils sont propriétaires, cela suffit. La plupart n’ont guère plus que la pension versée par l’état de 11 500 £, ce qui représente environ la moitié du salaire minimum annuel (20 820 £ en 2024). Avec ce maigre pécule, heureusement pour eux certains n’ont pas de loyer à payer car propriétaires. Au passage, on notera que si votre patrimoine est supérieur à 23 250 livres, vous n’avez le droit à aucune aide en Angleterre (il n’y a pas de condition de revenu en Ecosse) [1].
Par contre l’article de la BBC n’explique pas que, selon les études gouvernementales, un dixième de la population détenait collectivement plus de ressources en fonds de pensions privés que l’ensemble du reste. Et que par ailleurs, le Royaume Uni se classe parmi les pires pays européens lorsqu’il s’agit de mesurer le taux de pauvreté chez les retraités (13,8% contre 3,6% en France pour les plus de 66 ans, et les Britanniques sont uniquement dépassés par les pays baltes) [2].
Dans chacun de ses discours, Starmer martèle sa volonté de faire passer « le pays devant le parti, » en soulignant le changement que le Labour a effectué sous son leadership. « Le pays d’abord, le parti ensuite – ce n’est pas un slogan. C’est la base de ce projet. » Mais de quel projet parle-t-on? On peine toujours à le savoir. Durant la campagne électorale, l’objectif a été d’en promettre le moins possible. Une fois élu, Starmer s’est empressé de souligner que face à la situation catastrophique laissée par les Conservateurs, il faudrait « prendre des décisions douloureuses. » Actuellement, il semble que ce projet, qui n’a jamais vraiment été défini, consiste à s’inscrire dans les pas des Conservateurs de 2010.
Les Français, en pensant à François Hollande, pourraient peut-être prévenir leurs amis britanniques du sort réservé à celui qui a promis le changement mais ne parvient pas à l’incarner une fois élu. Dans le dernier sondage publié, Keir Starmer est maintenant moins populaire que son prédécesseur conservateur qu’il a battu aux élections il y a moins de 3 mois. Une telle dégringolade, si rapidement, n’a jamais été observée auparavant pour un Premier ministre nouvellement élu.
Pour le moment, la posture de Starmer est d’ignorer le mécontentement et de poursuivre la « dure tâche de gouverner. » La question cruciale est de savoir combien de temps cette stratégie pourra perdurer sans conséquences politiques majeures.
Vonric
Journaliste local sur Londres et plein d’autres choses 😉
A LIRE sur la politique du nouveau Gouvernement travailliste au Royaume-Uni.
●”Keir Starmer cherche son inspiration auprès de Giorgia Meloni pour gérer les migrant.e.s”, octobre 2024, Presse-toi à Gauche! (Canada), article rédigé par Kristina Millona et Nathan Akehurst pour Tribune.
Tribune est une revue anglaise indépendante, socialiste et démocratique, fondée en 1937, pour promouvoir un front antifaciste unitaire des divers partis de gauche anglais, liée à l’aile gauche travailliste que ce soit dans l’entre deux guerres mondiales (A.Beavan, fondateur de NHS ou Service National de Santé; Michael Foot, un des dirigeant de l’aile gauche travailliste dans les années 1930; Georges Orwell, écrivain et éditeur littéraire de Tribune) qu’après la seconde guerre mondiale, considérée des années 1960 aux années 1980 comme l’organe officieux des mouvements pacifistes anglais, critique de la transformation du Labour en New Labour, antiblairiste, repris en 2018 par le groupe éditorial du magazine de gauche marxiste américain Jacobin. Tribune accueille notamment des articles de Jeremy Corbyn (ex président du New Labour, exclu, député indépendant), Pablo Eglésias (Podemos, ancien Vice Premier Ministre espagnol) et Evo Morales (ancien Président de Colombie).
●”Petite révolution au Royaume-Uni : le train va redevenir public”, 4 octobre 2024, Laure Van Ruymbeke, Reporterre.net, en accès libre.
●”Premier pays à sauter le pas, le Royaume-Uni tourne la page du charbon”, 2 octobre 2024, Laure Van Ruymbeke, Reporterre.net, en accès libre.