Foxconn : la jeunesse chinoise broyée par la machine capitaliste

A Shenzhen (Chine), des dizaines de milliers d’ouvriers assemblent les smartphones du monde entier. Jour et nuit, tout y est organisé pour accélérer et optimiser la production. Les jeunes ouvriers, venus des quatre coins du pays, sont priés de suivre la cadence, ou de partir.

Shenzhen, quartier Longhua. 19h. Je suis devant les portiques du village-usine Foxconn. La rue est encore calme, rien ne laisse penser que je me trouve au cœur d’un des centres névralgiques de la production capitaliste. Les cuisiniers ambulants s’amassent sur le bout de trottoir voisin. Pour 12 yuans (1,60 euros), ils proposent des nouilles végétariennes. A côté d’eux, se développe une petite économie : quelques coiffeurs, des marchands ambulants vendant des smartphones, des hôtels éclairés par des néons rougeâtres. La rue n’est pas très animée, les ouvriers n’ont pas encore terminé leur shift.

L’usine a accueilli jusqu’à 450.000 travailleurs au pic de sa production
Le tableau qui s’offre à moi est bien moins impressionnant que les chiffres qui eux donnent le vertige. L’usine a accueilli jusqu’à 450.000 travailleurs au pic de sa production. L’entreprise a atteint un chiffre d’affaires de près de 200 milliards USD en 2023, se classant 20ème dans la liste des entreprises avec le plus grand chiffre d’affaires. Son principal client : Apple pour qui elle produit les iPhone, iPod et iPad. Elle manufacture également des produits pour d’autres célèbres marques dont Nintendo, Sony ou Microsoft.

La polémique a laissé place aux filets anti-suicide pour que restent éloignés les journalistes
Les produits assemblés par les travailleurs d’ici, se retrouvent ensuite dans les mains des consommateurs des quatre coins du monde. Pourtant personne ne connait ces sept lettres : FOXCONN. Personne ou presque, car l’usine a acquis une petite notoriété au début des années 2010 à cause d’une histoire embarrassante d’ouvriers qui se suicidaient, se défenestrant des immeubles de l’usine. Depuis, la polémique a laissé place aux filets anti-suicide pour que restent éloignés les journalistes.

 

La vie à l’usine

Impossible de se faire recruter lorsqu’on a plus que 35 ans, seul les jeunes, encore vifs, sont admis
L’usine vit au rythme des sorties de la tech. Elle embauche et débauche ses travailleurs à sa guise, pour satisfaire les pics de commandes précédents les sorties de nouveaux produits. Foxconn a l’immense avantage de pouvoir puiser dans un vivier sans fin de travailleurs prêts à se soumettre à ses règles pour un salaire. L’usine peut même se permettre d’avoir des critères exigeants : impossible de se faire recruter lorsqu’on a plus que 35 ans, seul les jeunes, encore vifs, sont admis.

Les travailleurs partagent tous une caractéristique, ils ont parcouru -parfois- des centaines, -souvent- des milliers de kilomètres pour venir travailler ici. Ce sont des travailleurs migrants, cette ville n’est pas la leur. Le temps passé ici n’a qu’une seule fonction : rapporter de l’argent et le ramener chez soi. L’usine profite de cette situation, l’ouvrier est là pour se dédier pleinement à la production. Il est prêt à tout pour maximiser ses rentrées financières. C’est l’ouvrier qui viendra quémander la prestation d’heures supplémentaires qui lui seront accordées au bon vouloir d’un chef de chaine -issu de leur rang- tyrannique. Il travaillera jour et nuit, atteindra les quotas exigés, dormira à côté de l’usine entassé dans des dortoirs de huit personnes, mangera à la cantine de l’usine, dédiant son corps entier à la production capitaliste, pour augmenter son salaire.

Dans un excès de liberté, lors de son jour de repos, l’ouvrier trouvera la force de sortir déambuler dans les rues commerçantes. Il léchera les vitrines des marques pour lesquelles il travaille, rêvant qu’un jour, lui aussi, pourra s’acheter le dernier smartphone neuf.

Je m’assieds sur une volée de marche faisant face à l’usine. J’ai rencontré un jeune ouvrier Li Shen (nom d’emprunt) qui baragouine quelques mots d’anglais et m’aide à communiquer avec les ouvriers.

21 yuans (2,81 euros) par heure pour assembler les touches des claviers d’ordinateurs : 270 claviers par heures, onze heures par jour, six jours par semaine, et que ça saute.
Un jeune homme s’assied à côté de nous, une petite valise à la main, il a 23 ans. C’est son dernier jour à l’usine, il retourne au village, dans la province de Yunnan, la plus au sud et la plus pauvre du pays. Il a travaillé pendant trois mois, pour 21 yuans (2,81 euros) par heure, il est chanceux, c’est plutôt un bon salaire. Son job ? Assembler les touches des claviers d’ordinateurs : 270 claviers par heures, onze heures par jour, six jours par semaine, et que ça saute. Il a été embauché sur un contrat de trois mois, pour venir gonfler les rangs des ouvriers lors d’un pic de production.

Il semble satisfait. Grâce à ses trois mois de travail, après avoir payé le dortoir et ses repas, il repart avec près de 15 000 yuans (2000 euros), qui seront bien utiles à sa famille. Il nous explique que cette fois-ci, il est parvenu à ne pas succomber aux tentations des jeux de hasard omniprésentes dans les usines. Ses amis sont partis à Macao pour jouer leur paie au casino, lui est resté ici, et reprend le bus ce soir.

 

Li Shen

Li Shen est de bonne compagnie. Il m’explique le quotidien de la vie à l’usine. Il n’a que 19 ans mais déjà un CV impressionnant : ouvrier dans des usines fabriquant des appareils électroniques, livreur, et même réceptionniste. Il m’explique la difficulté du travail à la chaine, les cadences soutenues, les heures qui passent dans une lenteur interminable. Il m’explique ce que c’est que de quitter son village à 16 ans, se rendre à Shenzhen pour travailler à l’usine, y être perdu, seul, et devoir y trouver un travail, s’y faire respecter.

L’usine, il n’en veut plus. Il a essayé, il a quitté, il s’endormait sur la ligne d’assemblage. Livreur en scooter ? « Le salaire est comme à l’usine, la seule différence c’est que tu crois que tu es libre, puis deux semaines avant de payer le loyer il faut rattraper toutes les heures où tu as été paresseux, et bosser jour et nuit. Ajouté à cela, que tu mets ta vie en danger à chaque shift. » Il espère trouver un travail comme réceptionniste, et mettre à profit les quelques mots d’anglais qu’il connait.

 

Sortie de l’usine

Voilà ce dont il est question ici : vous volez la possession de votre corps pendant qu’il est encore jeune, en extraire sa vie, et le sacrifier sur l’hôtel de la production capitaliste
Vers 20h nous nous asseyons le long de la rue. Les jeunes deviennent plus nombreux. La scène que je vois restera gravé dans ma mémoire. Pas un témoignage, pas une statistique, ne me marquera plus que ce tableau, sinistre. Ces jeunes, entre 16 et 30 ans sortent de l’usine un à un, le visage blême, le regard vide, vêtu simplement de pyjama/ claquettes. Personne ne se parle, certains marchent le téléphone sous les yeux, et le pouce qui fait défiler les images. Ils vont chercher à manger, mécaniquement. Ce défilé de jeunes adultes est terrifiant, ils ont l’air inanimé. Un jeune homme s’arrête à quelques mètres de nous, il s’accroupit et s’effondre en sanglots. Les autres le dépassent indifférents. « Cela arrive souvent, il craque » me souffle Shen. C’est ça les usines Apple, Samsung, Shein, H&M, elles sucent la vie de votre corps. Travaillez, travaillez, travaillez, votre famille sera fière de vous ! Mendiez pour faire des heures supplémentaires, vous aurez plus d’argent, et vous pourrez, peut-être, vous acheter l’iPhone que vous êtes occupé à assembler. Et quand vous aurez 30 ans, que votre corps, usé par les années de dur labeur ne sera plus aussi alerte, que la vitesse vous manquera pour respecter les quotas, vous serez calmement invité à rejoindre votre village, et ferez des enfants pour qu’ils vous ramènent à leur tour de l’argent. Voilà ce dont il est question ici : vous volez la possession de votre corps pendant qu’il est encore jeune, en extraire sa vie, et le sacrifier sur l’hôtel de la production capitaliste. Nous quittons l’entrée de l’usine. Les (trop) nombreux magasins de téléphones que nous dépassons (premier achat indispensable pour le néo-ouvrier) m’écœurent. Sale dystopie.

 

Une production légitime dans le système capitaliste

Voilà ce à quoi ressemble la production à Foxconn, et plus généralement dans les zones économiques spéciales (ZESs). Elle confisque des années de vie. Elle empêche des milliers de jeunes d’accéder à la vie bonne.

Ce sont les règles du marché. Elles permettent de se voir concrétiser les aspirations individuelles façonnées par le système capitaliste
Pourtant, la commission européenne et sa directive -récemment édulcorée- sur le devoir de vigilance, ne semble pas se préoccuper de ces travailleurs. Et pour cause, la grille d’analyse contractuelle ne formule aucun reproche à ce qui se passe chez Foxconn. Les ouvriers se lient volontairement à un employeur, et se soumettent à sa subordination en toute liberté contractuelle. On peut même se demander si les droits humains permettent une critique un peu plus poussée : il n’y a pas de travail d’enfant, pas de travail forcé. Non, rien de cela, ici, il y a juste des jeunes qui, pour satisfaire les besoins de leur famille, vont s’exiler à des milliers de kilomètres et s’abrutir 11 heures par jour sur une ligne d’assemblage à répéter une micro tâche à l’infini, et espèrent arracher, à leur tour, leur part du gâteau capitaliste. Ce sont les règles du marché. Elles permettent de se voir concrétiser les aspirations individuelles façonnées par le système capitaliste.

Li Shen repart, avec son petit sac à dos d’écolier qu’il a comme seul bagage. Il prend l’avion pour Shangaï ce soir, il espère avoir plus de chance d’y trouver un travail. Trois semaines plus tard, sur WeChat, il poste une photo de sa nouvelle moto avec la légende suivante : « j’ai une moto enregistrée à mon nom, je suis devenu quelqu’un ».

Babar Rabab