La littérature populaire occupe une place décisive dans les imaginaires contemporains. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité proposent des polars et des romans d’espionnage adressés à un large public entre 1945 et 1990. Ces récits sont adaptés à la radio, au cinéma ou dans les séries télévisées. Frédéric Dard, Georges Simenon ou Gérard de Villiers vendent des livres à des millions d’exemplaires.
Leurs récits inspirent également des adaptations diverses diffusées massivement en Europe. Matrice de la pop culture à la française, la fiction imprimée décline face aux plateformes et aux jeux vidéo. Mais elle reste un rouage majeur qui conserve son influence. Loïc Artiaga et Mathieu Letourneux explorent cette littérature dans le livre Aux origines de la pop culture.
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Cette histoire de la littérature populaire s’inscrit dans le contexte de la consommation de masse et de la démocratisation de la lecture à travers le format de poche. Mais cette culture populaire qui entend incarner la modernité doit se renouveler. Les thèmes, les couvertures d’ouvrages, les formats et les genres doivent se diversifier. Ces romans forgent une part de l’identité nationale de la France de l’après-guerre. Ils reflètent également les bouleversements géopolitiques et sociaux de leur temps.
Littérature industrielle
Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité sont lancés par des petits propriétaires avant de devenir un véritable groupe médiatique dirigé par des membres de la haute-bourgeoisie. Ces éditeurs s’appuient sur un important réseau de diffusion. Ils s’appuient sur une trentaine d’auteurs. Ce sont des hommes relativement jeunes et sans ambition littéraire. Leur travail d’écriture comporte diverses activités : traduire, écrire pour le cinéma, la télévision, des revues, et surtout produire beaucoup d’ouvrages dans des genres différents.
Ces auteurs sont souvent politiquement de droite et certains sont même des anciens collaborateurs. « En quelques années, le Fleuve et les Presses de la Cité réussissent à dépasser la concurrence, gagnant grâce aux fictions de grande consommation leur place parmi les poids lourds du monde du livre, intégrant une nouvelle culture éditoriale de jeunes auteurs éloignés de la littérature et des hommes de presse et de lettres gravement compromis pendant la Seconde guerre mondiale », décrivent Loïc Artiaga et Mathieu Letourneux.
Les réseaux de distribution de la littérature populaire ne reposent pas sur les librairies traditionnelles. Leurs points de vente s’apparentent à ceux de la presse avec les drugstores, les épiceries et les bureaux de tabac. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité poussent leurs auteurs à publier à un rythme régulier. Certains écrivains produisent six titres par an. Ils ne doivent pas être originaux mais fiables, productifs et d’une qualité égale. Néanmoins, la standardisation imposée par cette littérature industrielle finit par lasser le public dès la fin des années 1960.
Pop culture à la française
Ces romans populaires touchent un large public. Ils reflètent l’air du temps et la société des Trente Glorieuses. Ces romans construisent également un imaginaire politique. « Les genres qu’investissent alors les éditeurs proposent une vision du monde orientée dont la cohérence, qui apparaît au fil des répétitions d’un roman à l’autre, touche à la représentation de la société, de ses tensions et de ses transformations », analysent Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux.
Le roman policier porte un discours sur la société et ses marges. La science-fiction véhicule un imaginaire de la modernité et des évolutions des sociétés. Les récits d’espionnage interrogent les bouleversements des rapports de force internationaux depuis la Seconde guerre mondiale. Ces genres font écho aux préoccupations de l’époque. Ces nouveaux genres semblent également refléter une américanisation des imaginaires. Les scènes érotiques et violentes se banalisent. Les éditeurs français reprennent le format et l’esthétique des pulps criminels.
Un univers américain est proposé au lecteur avec voitures puissantes, clubs de jazz, boîtes de strip-tease, cigarettes et whisky. Malgré les pseudonymes américains sur les couvertures, l’intrigue se situe en France. Les aventures d’OSS 117 reprennent les imaginaires du roman de détective hardboiled pour les transposer à la France. San-Antonio reprend également la figure du privé américain dans le contexte d’une culture française. Un idéal de francité semble même s’opposer au modèle américain. Épicurisme jovial, désinvolture et roublardise remplacent l’ambiance sombre et violente du roman hardboiled.
Société moderne
La reconstruction économique et le développement du nucléaire nourrissent les imaginaires de modernité cultivés par la science-fiction. La planification donne un rôle majeur aux scientifiques et aux technocrates. « Au cœur de ses intrigues, les nouveaux héros sont moins des hommes d’action que des experts et des ingénieurs capables de trouver des solutions techniques aux problèmes collectifs, et les journalistes qui les accompagnent documentent les transformations qu’ils apportent au monde », décrivent Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux. Même si les utopies scientifiques peuvent se retourner en dystopies qui alertent sur les dangers d’un progrès incontrôlé. Mais, même dans ce cas, les récits reposent sur une vision technopolitique du monde.
Les romans d’espionnage se veulent réalistes et prétendent éclairer l’actualité internationale. Le succès de ce genre semble lié aux tensions de la guerre froide et aux suites de la décolonisation. Différentes régions du monde sont évoquées selon l’actualité. Les intrigues plutôt manichéennes donnent une vision globale à cette recomposition. Cette idéologie demeure anticommuniste, plutôt atlantiste, et gaulliste dans la volonté de donner une place à la France dans les conflits mondiaux. Cette vision du monde recoupe celle des médias et des partis de gouvernement.
La figure de l’espion incarne un nouveau modèle de masculinité. Il est intégré à l’appareil étatique mais reste indépendant. Il obéit à sa hiérarchie mais affirme une forme d’individualisme irréductible. Ses voyages autour du monde apparaissent à la fois comme du travail et du loisir. Ses armes sont le pistolet, mais aussi le dossier confidentiel. L’espion s’apparente au cadre d’une entreprise avec son expertise technique. Son rôle intermédiaire dans la hiérarchie lui permet de disposer d’une forme d’autonomie par rapport à ses chefs et fait de lui un donneur d’ordre vis-à-vis de ses subordonnés. Il peut même se plaindre de la bureaucratie qui l’empêche d’agir avec l’efficacité souhaitée.
Crise de la littérature populaire
Les romans populaires se diffusent largement à travers des traductions dans différents pays. Ces récits sont également adaptés en bandes dessinées ou en feuilletons radiophoniques. Ils sont également adaptés à la télévision et au cinéma. Les auteurs populaires deviennent également scénaristes avec leur capacité à ficeler une intrigue rythmée par des scènes d’action.
La crise de la littérature populaire s’amorce dans les années 1960. Les points de distribution deviennent les supermarchés. Les éditeurs populaires subissent la concurrence du livre de poche. Ensuite, la lecture devient moins centrale avec le développement de la télévision. Le modèle de consommation de masse s’effondre avec la crise économique et l’émergence du chômage. Surtout, le Fleuve Noir est ringardisé par les contre-cultures. Leur vision conservatrice du monde est balayée par la révolte de Mai 68.
De nouveaux récits se diffusent comme la science-fiction américaine incarnée par Philip K. Dick. Le magazine Actuel propose des comics transgressifs. Des nouvelles maisons d’édition comme Champ libre imposent une esthétique nouvelle. Jean-Patrick Manchette donne le ton du néo-polar. Le roman noir doit désormais révèler les injustices structurelles de la société. Le journal Libération valorise la Série Noire de Gallimard et ne cesse d’ironiser sur le Fleuve Noir qui incarne la ringardise et l’idéologie réactionnaire.
Ces mutations de la culture populaire débouchent vers une pop culture mondialisée. Ce sont désormais les séries télévisées qui donnent le ton. Fleuve Noir propose désormais comme argument commercial « Le meilleur des séries TV à lire ». Ses meilleurs tirages dans les années 2000 s’appuient sur une adaptation en livre de la série Buffy contre les vampires.
Imaginaires culturels
Loïc Artiaga et Mathieu Letourneux explorent un univers désormais oublié. Mais leur livre démontre l’influence de cette littérature populaire avant le règne du cinéma et des séries. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité reflètent une époque ancrée dans la société de consommation et l’américanisation des modes de vie. Néanmoins, ces romans conservent une coloration très française avec des personnages emblématiques et une tonalité plus légère. L’espionnage et la science-fiction incarnent une vision positive de l’homme moderne, du cadre dynamique, de l’ingénieur et du progrès technologique. Ces romans reflètent la société des Trente Glorieuses mais contribuent également à la façonner à travers un imaginaire culturel.
Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux se penchent donc sur un objet illégitime au sein même de la pop culture. Si la littérature issue des contre-cultures est progressivement valorisée, les romans populaires restent méprisés. Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux montrent que ce ne sont pas de simples divertissements et des loisirs en dehors du monde réel. Au contraire, ces romans de gare reflètent une véritable idéologie des Trente Glorieuses.
La force du livre de Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux consiste à dynamiter le mythe gaullo-communiste qui idéalise une période ouverte par le CNR. Le colonialisme, le progrès technique et l’industrie, la montée des cadres pour effacer la classe ouvrière, sans même évoquer le racisme et la misogynie, caractérisent cette période désormais idéalisée. L’évolution de la culture populaire semble même plutôt positive. L’influence de la contre-culture valorise la créativité et la critique sociale plutôt que des récits standardisés qui baignent dans une idéologie conservatrice. Les nouveaux imaginaires culturels attaquent davantage la modernité industrielle et les injustices sociales.
Zones subversives
Source : http://www.zones-subversives.com/2024/04/fleuve-noir-et-la-litterature-populaire.html
Illustration : Skblzz1, Fleuve noir SF 1., Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.
Source : Loïc Artiaga et Mathieu Letourneux, Aux origines de la pop culture. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La Découverte, 2022
Articles liés :
Une histoire de la pop culture
Les imaginaires de la science-fiction
Pour aller plus loin :
Vidéo : Aux origines de la pop culture avec Matthieu Letourneux & Loïc Artiaga, diffusé par #AuPoste – s05#07 le 28 avril 2024
Radio : Loïc Artiaga, Antonio Dominguez Leiva, Matthieu Letourneux, Aux origines de la culture pop, diffusé sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain le 17 mars 2023
Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne : littératures sérielles et culture médiatique, diffusé par L’Agora des savoirs le 22 avril 2018
Vidéo : Matthieu Letourneux: Le Roman d’Aventures dans l’Entre-deux-guerres, diffusé par MDRN le 28 octobre 2016
Vidéo : Matthieu Letourneux, Bibliothèque des grandes aventures et rayonnages SF dans le couloir : collection et canonicité dans les productions sérielles, diffusé sur le site du Collège de France le 23 mars 2021
J.Migozzi et L.Artiaga, 40 ans de recherches ” made in Limoges” sur le populaire, diffusée par la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges le 9 octobre 2022
Radio : Gros tirages, businessmen et p’tites pépées : 50 ans d’histoire du Fleuve noir et des Presses de la Cité, émission diffusée sur France Culture le 3 décembre 2022
Radio : émissions avec Loïc Artiaga diffusées sur Radio France
Radio : émissions avec Matthieu Letourneux diffusées sur Radio France
Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, La pop culture est politique (et l’a toujours été), publié sur le site du magazine Politis le 2 janvier 2023
Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, La littérature populaire, aux origines de la pop culture, publié sur le site The Conversation le 15 décembre 2022
Hubert Artus, La fabrique du populaire, publié dans le magazine Lire N° 513 en novembre 2022
Pop culture à la française, publié sur le site du magazine L’Histoire le 07 décembre 2022
Frédérique Brisset, Compte-rendu publié sur le site Liens Socio le 09 janvier 2023
Anthony Glinoer, Compte-rendu publié sur le site de la Revue d’histoire moderne & contemporaine n° 70 en 2023
Julien Coquet, Compte-rendu publié sur le site Toute la Culture le 14 janvier 2023
Gilles Magniont, Compte-rendu publié sur le site de la revue Le Matricule des Anges n°240 en février 2023
Ludovic Chevassus, Compte-rendu publié sur le site La Cliothèque le 13 novembre 2022
Compte-rendu publié sur Le blog d’Alexandre Clément le 24 novembre 2022
Articles de Matthieu Letourneux publiés dans OpenEdition
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