L’histoire des années de plomb au Maroc, marquée par une répression de grande ampleur, fait depuis peu l’objet d’une attention toute particulière de la part d’universitaires qui s’intéressent à la gouvernance sous le règne de Hassan II. La répression touchait alors l’ensemble des forces politiques (les partis de gauche, les militants et sympathisants de la cause de l’indépendance du Sahara occidental, et les islamistes[1]) et plus largement toute forme de protestation à l’instar des émeutes de mars 1965 à Casablanca ou de la révolte du 20 juin 1981 plus connue sous le nom de chouhada koumira[2] (les martyrs de la baguette de pain), toutes deux réprimées dans le sang. Les expériences carcérales ont pour leur part fait l’objet d’une attention moindre et ce alors même que, depuis les années 1990, nombre de rescapés de ces arrestations massives ont témoigné de leur vécu, décrivant les lieux d’enfermement, la violence qu’ils ont subie, et relatant leur activisme en prison à travers les grèves de la faim. Si ces écrits restent encore peu exploités dans les travaux académiques, c’est d’autant plus le cas quand il s’agit de la place des femmes, souvent invisibilisées. Publié initialement en arabe en 2001 avant sa traduction en français, le récit de vie Une femme nommée Rachid révèle pourtant que les femmes étaient bel et bien présentes non seulement dans le champ carcéral mais aussi au sein des mouvements politiques de la gauche clandestine marocaine. Jusqu’à ce jour, il demeure le seul témoignage d’une ancienne détenue politique ayant subi la répression du régime hassanien en raison de son militantisme dans les rangs des organisations marxistes-léninistes clandestines. Ainsi, choisir les femmes comme point d’entrée pour analyser le militantisme et la répression devrait nous permettre aussi bien de renouveler notre regard sur les années de plomb que de repenser l’histoire de la violence politique au Maroc qui demeure dominée par les voix masculines.
Cet article se concentre sur deux groupes de femmes affiliées (in)directement à deux organisations politiques. Le premier est celui de Rabia Ftouh, Fatima Oukacha, Saïda Menebhi et Piera di Magio. Elles ont été conduites à Derb Moulay Chérif en 1976 et appartenaient de près ou de loin à l’organisation clandestine Ila al-Amam. Le second est celui de Fatna El Bouih, Latifa Jbabdi, Khadija Boukhari, Maria Ezzaouini, Widad Bouab et Nguia Bouda. Toutes se sont retrouvées à Derb Moulay Chérif en 1977 mais n’ont jamais été en contact avec le groupe précédent qui avait déjà quitté les lieux. Hormis Nguia Bouda qui était sahraouie, ces dernières étaient affiliées à l’organisation clandestine 23 Mars. Ces deux organisations appartiennent au courant radical de la gauche marocaine. Elles rassemblent principalement, pour la première, des cadres en désaccord avec la ligne du Parti de la libération et du socialisme (PLS), pour la seconde, des jeunes révoltés de l’UNFP. Unies autour l’inéluctabilité de la révolution, elles divergent cependant sur les priorités de la lutte : pour certaines le travail politique de conscientisation des masses doit précéder la révolution, pour d’autres c’est la violence révolutionnaire qui entraînera les masses à s’auto-armer et à constituer les premiers noyaux de l’armée de libération du peuple[3].
Lorsque l’historiographie s’est penchée sur l’implication des femmes durant cette période, ce sont généralement les mères, les épouses, les filles et les sœurs des militants auxquelles celle-ci s’est intéressée dans le cadre du Mouvement des familles de prisonniers politiques[4]. Au sein des familles des prisonniers, les femmes ont en effet joué un rôle majeur aussi bien dans l’amélioration des conditions de détention de leurs proches que dans leur libération. Alors qu’elles étaient reléguées à la sphère privée, les épouses et les mères de détenus politiques se sont retrouvées acculées à voyager, travailler, militer, discuter et négocier avec les institutions de l’État. Le rapport de l’Instance équité et réconciliation (IER) note que les initiatives « qu’elles ont prises leur ont valu d’être interpellées, harcelées et soumises à de mauvais traitements[5]. » Les militantes du mouvement marxiste-léniniste restent quant à elles largement invisibilisées. Seuls les hommes jouissent du statut de témoins historiques et de victimes[6].
Cette enquête repose essentiellement sur l’exploitation d’« archives provoquées », pour reprendre les termes de l’historien Jacques Ozouf, dans le cadre d’une histoire faite avec des témoins. Ainsi, nous avons entrepris la récolte d’entretiens compréhensifs entre 2020 et 2023 auprès d’anciennes détenues politiques affiliées aux organisations clandestines Ila al-Amam et 23 Mars. Nous ne pouvions enquêter sur elles qu’à partir du moment où nous partagions une sympathie pour la cause défendue et faisant preuve d’empathie vis-à-vis de leurs souffrances et en nous présentant à elles comme petit-fils de victime des années de plomb. Cela a permis l’instauration d’un climat de confiance et une parole plus libre. Ces sources orales ont été par la suite confrontées à des fonds d’archives orales et écrites : les auditions publiques de l’Instance équité et réconciliation (IER) et le fonds de l’Association de soutien aux Comités de lutte contre la répression au Maroc[7].
De l’engagement à l’expérience carcérale : parcours de militantes
Venues de différentes régions du Maroc et appartenant à différentes catégories sociales, ces femmes avaient en commun d’être instruites et jeunes au moment de leur engagement politique et de leur arrestation. En outre, elles étaient la première ou la deuxième génération de femmes de leur famille à recevoir une éducation. Politiquement actives dans des organisations clandestines comme le 23 Mars et Ila al-Amam, et dans des syndicats comme le Syndicat national des lycéens (SNL) et l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), certaines– mais pas toutes – ont grandi au sein de familles dans lesquelles un parent était politiquement actif dans le mouvement de lutte pour l’indépendance.
Elles étaient marquées par la condition des femmes, alors considérées comme des citoyennes de seconde zone, mais elles se sont surtout engagées grâce à la prise de conscience de l’existence d’injustices sociales. À l’instar de leurs alter ego masculins, ces femmes se sont tournées vers le marxisme dans sa conception révolutionnaire, notamment maoïste, et ont été marquées par des luttes qui se déroulaient dans d’autres pays, comme la guerre des Six Jours déclenchée par Israël contre plusieurs États arabes en 1967, Mai 68 en France, ou encore la guerre du Viêt Nam. Certaines de ces femmes ont commencé à s’engager au début des années 1970 dans des syndicats étudiants, en l’occurrence le SNL et l’UNEM. Le militantisme dans ces structures consistait à contester le système scolaire et à formuler des revendications estudiantines. Mais les militants ont progressivement réalisé qu’il était nécessaire d’avoir un cadre organisationnel qui aurait plus de force et qui pourrait les couvrir. Ila al-Amam et le 23 Mars essayaient, chacune de son côté, d’être au contact des élèves et des étudiants afin de les coopter, et ont réussi à rattacher à elles les militants du SNL et de l’UNEM.
De l’école à l’université, ces femmes sont passées d’un engagement syndical estudiantin à un engagement foncièrement politique dans des organisations marxistes-léninistes clandestines. Ce faisant, elles ont activement milité dans ces structures, en dépit de la division genrée du travail militant. Au SNL, le rôle de Rabia consistait concrètement à assister à des réunions, participer aux manifestations et distribuer des tracts. Mais ce travail s’effectuait au sein d’une structure hiérarchique, de telle manière que les actions et les activités étaient pensées par des supérieurs hiérarchiques masculins.
Cette hiérarchie se retrouvait également dans les autres organisations toutes centralisées autour d’un bureau politique et d’un comité central et subdivisée en directions, réseaux, cellules, commissions et cercles. Le travail militant s’effectuait dans la clandestinité, car les composantes du mouvement marxiste-léniniste marocain n’étaient pas tolérées par l’État. Par exemple, Fatima Oukacha, qui avait un statut de militante à Ila al-Amam, devait attendre que son responsable, Mouchtari Belabbès, vienne chez elle pour lui apporter les tracts à distribuer et lui communiquer les orientations à suivre. Ce travail militant traduit des asymétries des positions militantes et il n’est donc pas vain de parler de militantisme genré ou hiérarchico-sexuel.
En 1974, une première série d’arrestations massives a principalement ciblé les dirigeants du 23 Mars. C’est par l’imprudence d’un dirigeant en cavale trois ans plus tôt que ces arrestations ont démarré, gelant alors le fonctionnement de l’organisation. C’est au cours de la même année que d’autres dirigeants d’Ila al-Amam, alors entrés en clandestinité, se sont fait arrêter.
Après l’arrestation des camarades d’Ila al-Amam et du 23 Mars en 1974, des rencontres organisées à la fin de la première année universitaire de Fatna et Khadija en 1976 ont rassemblé les différentes parties prenantes, dans le but de reprendre le flambeau de leurs camarades. La reconstruction du mouvement marxiste passait par des discussions organisées clandestinement au domicile de Khadija El Boukhari auxquelles participait Fatna El Bouih, mais cet élan s’est heurté aux arrestations massives qui les ont ciblées en mai-juin 1977. Cette date marque la deuxième vague d’arrestations massives qui a achevé de paralyser les mobilisations des militants du 23 Mars.
Les arrestations se déroulaient à n’importe quelle heure de la journée et de manière arbitraire parce qu’aucun mandat d’arrêt n’était délivré. Certaines de ces femmes, qui ont été appréhendées dans des villes autres que Casablanca, ont été directement conduites à Derb Moulay Chérif sans passer par le commissariat local de la ville dans laquelle elles se font arrêter. C’est le cas de Khadija El Boukhari et de Fatima Oukacha. D’autres ont passé quelques jours, voire des mois, dans des commissariats locaux avant leur transfert à Derb Moulay Chérif. Rabia Ftouh, par exemple, est restée enfermée pendant 4 mois au commissariat central de Tanger.
Derb Moulay Chérif était à l’origine un commissariat de police de Casablanca situé dans le quartier populaire Hay Mohammadi, mais qui s’est transformé en un véritable centre de détention secret dans les années 1970. Lorsque Fatima Oukacha y a été conduite en 1976, elle y a retrouvé Saïda Menehbi, enlevée avant elle. Avec Piera di Magio, toutes les trois sont restées environ un mois dans ce centre de détention secret. Si elles ont été malmenées durant les interrogatoires, ces dernières n’ont pas été autant torturées que les femmes du 23 Mars qui ont été arrêtées un an plus tard.
Lorsque les femmes du 23 Mars sont arrivées à Derb Moulay Chérif, elles ne savaient pas qu’elles y « séjourneraient » pendant plusieurs mois. Une des formes de torture qu’elles ont subie est la masculinisation de leurs prénoms. Khadija, Fatna, Latifa, Widad et Maria ont respectivement été renommées Abdellah, Rachid, Hamid, Saïd et Abdelmounaïm. Selon Widad, cette masculinisation des prénoms féminins s’explique par le fait que la politique est considérée comme une affaire d’hommes. Cet espace d’enfermement était destiné à accueillir des opposants au pouvoir, l’opposition politique étant associée aux hommes. Par conséquent, les femmes ayant pénétré dans cet espace ne pouvaient être que des hommes, car une femme qui s’intéresse à la politique et qui la pratique renverse l’ordre du genre dominant qui réserve la sphère publique aux hommes et la sphère privée aux femmes. Une femme opposante est alors doublement punie : non seulement parce qu’elle investit la politique considérée comme une chasse gardée pour les hommes, mais aussi parce que son militantisme s’inscrit contre le pouvoir politique en place. Elle s’oppose à la fois à un système autoritaire et à un ordre social patriarcal.
À Derb Moulay Chérif, hommes et femmes avaient les yeux bandés en permanence. Mais contrairement aux hommes qui étaient détenus dans des cellules collectives, les femmes étaient installées dans un couloir, car elles n’étaient pas prévues dans ce lieu. Les femmes du 23 Mars ne se sont douchées que trois fois durant les sept mois qu’elles passent dans cet endroit. Pendant les menstruations, on les laissait souvent saigner, elles se salissaient et ne disposaient d’aucune serviette hygiénique. La plupart d’entre elles n’avaient d’autre choix que de déchirer des morceaux de tissu de leurs vêtements sales et de les utiliser comme serviettes hygiéniques pendant leurs règles. Mais la violence ne se limitait pas à l’identité genrée ou au langage, elle visait le corps aussi. Les interrogatoires étaient dirigés par Yousfi Kaddour, qui proférait des insultes et donnait lui-même parfois des gifles ou des coups de pied à Widad et Maria. Mais la tiyara (avion) que connaît Latifa, une technique de torture consistant à joindre, à travers une barre de fer, le poignet du détenu aux pieds par-derrière, de façon que le corps courbe en arc et que le ventre pende vers le bas, ou encore les séances d’électrocution endurées par Fatna El Bouih, ce sont des tortionnaires moins gradés que Yousfi Kaddour qui les perpétraient.
Une nouvelle phase de détention débutait après leur passage par Derb Moulay Chérif. Les deux groupes de femmes d’Ila al-Amam et du 23 Mars ont été conduits à Ghbila, la prison civile de Casablanca bâtie dans les années 1920 par les autorités coloniales dans le quartier de Derb Sultan, mais ils n’y sont pas arrivés au même moment. Les femmes d’Ila al-Amam ont été emprisonnées à Ghbila en avril-mai 1976 et ont été condamnées durant le procès de Casablanca de janvier 1977, dit procès des frontistes. Rabia Ftouh, Fatima Oukacha et Saïda Menebhi ont été condamnées à 5 ans de prison, en plus de 2 ans supplémentaires ajoutés à tous les frontistes pour outrage à magistrat. Avec leurs camarades masculins, elles ont entamé une grève de la faim en novembre 1977 pour l’amélioration de leurs conditions de détention, mais quelques jours après leur transfert au CHU Ibn Rochd, Saïda Menebhi est décédée. La thèse officielle est qu’elle aurait rendu l’âme naturellement, mais un rapport d’une mission de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) effectuée du 18 au 20 décembre 1977 lie sa mort directement à cette grève de la faim.
Quant aux femmes du 23 Mars, qui ont été arrêtées en mai-juin 1977, elles ont été transférées à Ghbila après avoir comparu devant le juge de la Cour d’appel de Casablanca, qui leur avait annoncé les chefs d’accusation retenus contre elles : complot contre l’État, subversion et constitution d’organisations clandestines. Leur séjour à Ghbila n’a duré que 20 jours, au cours duquel elles ont appris le décès de Saïda Menebhi. Elles ont été conduites ensuite à la prison Sidi Saïd de Meknès dans un camion militaire, les yeux bandés et sous escorte, alors que Rabia Ftouh et Fatima Oukacha sont transférées à la prison de Kénitra un mois après le décès de Saïda Menebhi. À Meknès, les femmes du 23 Mars n’étaient pas détenues dans une cellule ordinaire, mais dans l’infirmerie de la prison, qui mesurait trois mètres sur cinq. Cette promiscuité, additionnée à l’interdiction des visites des familles et à l’impossibilité de compléter leurs études supérieures, a poussé ces dernières à mener une grève de la faim avec leurs alter ego masculins, qui a duré vingt jours. Cette grève de la faim, menée en 1978, a porté ses fruits puisqu’elles ont obtenu que la porte de la cellule de ces femmes reste ouverte de huit heures du matin à six heures du soir, ainsi que le droit de lire la presse, d’écouter la radio, de passer leurs examens, etc.
En mars 1980, une autre grève de la faim est organisée, cette fois-ci pour réclamer leur procès. Cependant, toutes les femmes n’y ont pas participé, car Maria et Latifa ont été libérées à l’issue de la première grève de la faim. Cette nouvelle grève de la faim était censée durer indéfiniment, mais elle n’a duré finalement que 2 ou 3 jours parce qu’on a fait sortir quelques détenus (hommes et femmes), dont Widad Bouab, Maria Ezzaouini et Khadija El Boukhari. Lorsqu’est arrivé le moment du procès, l’État a dispersé les détenus en attente de jugement dans plusieurs prisons du pays afin de les juger ensuite dans les tribunaux des villes où se trouvent ces prisons. Cette stratégie visait à prévenir d’éventuelles mobilisations des détenus au cours du procès. Par exemple, en 1980, Fatna El Bouih a été transférée à la prison d’El Alou de Rabat et Nguia Bouda à celle de Settat. Elles ont été jugées et condamnées par les cours de ces deux villes à cinq ans de prison pour « atteinte à la sûreté nationale. » De toutes les femmes du groupe 23 Mars, Fatna est la seule à avoir été condamnée – Nguia Bouda étant sahraouie et n’ayant pas milité au sein du 23 Mars.
Après leur condamnation en 1980, Fatna El Bouih et Nguia Bouda ont été transférées à la prison de Kénitra où elles ont été regroupées pour la première avec Fatima Oukacha et Rabia Ftouh d’Ila al-Amam. Elles y sont restées jusqu’à leur sortie de prison qui s’est faite de manière échelonnée. Mais qu’il s’agisse des femmes d’Ila al-Amam ou du 23 Mars, leur parcours ne s’arrête pas lorsqu’elles recouvrent la liberté.
Entre bifurcations et désengagement militants : des trajectoires post-carcérales hétéroclites
L’épreuve de la détention fragilise profondément les prisonniers, rendant difficile leur réintégration sociale une fois libérés. Quand bien même cette fragilisation se fait sentir également chez les détenus politiques, les anciennes détenues politiques du mouvement marxiste-léniniste marocain ont dû se reconstruire, car le coût de leur engagement militant dans le contexte répressif des années de plomb est important. Elles ont dû compléter leurs études et s’assurer un travail. Maria Ezzaouini, qui ne pouvait pas reprendre ses études de médecine à Rabat car sa famille ne voulait pas la quitter alors que son frère était encore en prison, a décidé de se réorienter vers des études universitaires à la faculté des sciences de Marrakech, où réside sa famille. Widad Bouab a poursuivi ses études supérieures à la même université. Toutes les deux sont devenues par la suite professeures universitaires. Fatima Oukacha a effectué une demande de réintégration – qui a été acceptée – à l’Office national de l’électricité (ONE) où elle travaillait en tant qu’ingénieure avant son arrestation. Rabia a enchaîné des stages dans différentes entreprises avant d’être embauchée dans un cabinet d’expertise comptable à Tanger. Khadija El Boukhari a accompli son service civique dans un lycée avant de devenir institutrice au primaire à Casablanca.
Selon le sociologue du politique Olivier Fillieule, « la question du “personal versus the political” l’emporte[8] ». Il semblerait que cela s’applique à aux femmes d’Ila al-Amam et du 23 Mars. Pour autant, peut-on réellement parler de désengagement ? Nous pouvons répondre par la négative car il n’est pas acté dans l’immédiat, c’est-à-dire au moment ou au lendemain de la libération. Comme nous l’avons vu, ces femmes doivent s’adapter à nouveau à la vie en liberté et s’insérer dans la vie active. De plus, certaines d’entre elles ressentent un devoir de solidarité envers leurs compagnons toujours emprisonnés. Par exemple, Rabia Ftouh doit rendre visite à son compagnon Mohamed Srifi à un rythme régulier pendant plusieurs années. De même, Fatima Oukacha se trouve dans l’obligation de soutenir son mari emprisonné alors qu’elle vient d’être réintégrée à son poste de travail à l’ONE. Ce devoir de soutien rappelle la mobilisation étudiée par le politiste Joseph Hivert des épouses de militants marxistes formant le mouvement des familles de détenus. Cependant, ce devoir, tel qu’accompli par les militantes libérées de prison, opère comme une réassignation de genre. Le care incombe à ces femmes qui se retrouvent dans l’obligation d’aider leurs compagnons encore en prison alors qu’elles-mêmes sont fragilisées par leur propre expérience carcérale.
Les rétributions du militantisme sont variables et contribuent à entraîner des bifurcations militantes. En effet, certaines femmes ont continué à se mobiliser, mais en changeant de sphère, elles ont opéré des reconversions militantes[9]. Widad Bouab a participé au 17e congrès de l’UNEM durant la reprise de ses études et adhéré au Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESUP-Maroc) lorsqu’elle est devenue professeure universitaire à l’université Cadi Ayyad de Marrakech. Elle a gravi les échelons au sein de ce syndicat jusqu’à siéger dans le bureau local et dans la commission administrative nationale, mais elle s’est reconvertie dans l’associatif en adhérant à la section de Marrakech de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM). Cette reconversion dans l’associatif se traduit par une implication dans la défense de la cause féminine. La condition féminine doit être défendue non dans des partis politiques contraignants mais dans des structures autonomes. C’est dans ce sens que les associations féminines se développent. C’est aussi par un prisme féministe que Fatna El Bouih a redéployé son militantisme. Elle a rejoint l’Initiative pour la solidarité avec les femmes en situation difficile (INSAF) et est retournée en prison, ce lieu qui l’a privé de liberté pendant des années. Mais cette fois-ci, elle n’y est pas retournée en tant que détenue, mais comme militante associative. En tant qu’ex-détenue politique, Fatna El Bouih est plus susceptible de cerner les problèmes des détenus. C’est ce qui l’a poussée, en 1999, à créer avec d’autres personnes l’Observatoire marocain des prisons (OMP) avant de le quitter pour se consacrer à la réhabilitation et la réinsertion des sortants de prison à travers l’association Relais Prison-Société (RPS) qu’elle a fondée en 2004. Mais force est de constater que toutes les militantes d’Ila al-Amam et du 23 Mars ne se sont pas reconverties. Certaines, comme Fatima Oukacha et Khadija El Boukhari, se sont discrètement désengagées sans que leur défection n’ait représenté un coût important pour elles ou pour les organisations d’Ila al-Amam et du 23 Mars.
Fatima explique les raisons derrière ce désengagement en évoquant les rétributions insuffisantes du militantisme[10]. Elle exprime sa déception vis-à-vis de ses camarades qui espéraient tirer des bénéfices de leur engagement, particulièrement dans le contexte de publication de témoignages d’hommes anciens détenus politiques et la création du Forum pour la Vérité et la Justice (FVJ) en 1999. Le désengagement s’observe également dans l’effritement des relations de sociabilité entre les militantes. Khadija critique la cooptation étatique de Latifa Jbabdi, qui a rejoint le Conseil consultatif des droits de l’Homme (CCDH) avant d’être nommée membre de l’Instance équité et réconciliation (IER) mise en place par le roi Mohamed VI en 2004. Pour Khadija El boukhari, cette cooptation qu’elle qualifie d’« arriviste » est inacceptable. Cependant, Latifa Jbabdi ne fait pas exception, car des hommes, qui plus est anciens détenus politiques du mouvement marxiste-léniniste, ont eux aussi intégré la politique instituée : Habib Belkouch, ancien vice-président de l’Organisation marocaine des droits humains (OMDH), devient directeur du Centre d’information sur les droits de l’homme, une institution publique ; Salah El Ouadie, ancien membre fondateur du Forum pour la vérité et la justice (FVJ), devient membre de l’IER ; Ahmed Herzenni se voit confier le poste de secrétaire général du CCDH après le décès de Driss Benzekri ; etc.
Après leur sortie de prison, les liens sociaux entre ces femmes sont devenus pratiquement inexistants puisqu’elles se sont rarement rencontrées depuis leur libération. Fatna El Bouih, Maria Ezzaouini, Widad Bouab et Nguia Bouda ne se sont réunies qu’une seule fois dans les années 2000 pour participer à une séquence d’un film documentaire[11]. Cette perte de contact se manifeste non seulement par la diversité des parcours post-carcéraux mais aussi par l’épreuve carcérale. En effet, la prison met à rude épreuve l’engagement et les relations sociales entre militants, ainsi que le note Frédéric Vairel : « Les luttes et désaccords, les querelles de personnes ou les débats politiques se poursuivent et se durcissent en prison[12]. » C’est ce qu’explique aussi Fatna El Bouih dans une interview accordée en 2001 au journal al-Yawm al-Sadiss (« Le sixième jour ») à l’occasion de la publication de son récit de vie en langue arabe, lorsqu’elle évoque sa rencontre avec Rabia Ftouh des années après leur sortie de prison :
« Je ne vous cache pas que j’aimerais pouvoir témoigner de la profondeur des relations humaines que nous avons tissées en prison. J’aurais aimé pouvoir rattraper ce temps qui nous a rassemblées pour penser que nous ne nous disperserions jamais, et qui nous a éloignées pour croire que nous ne nous rencontrerions plus jamais. La profondeur de ces relations a fait croire à chacune de nous qu’elle ne s’éloignera jamais de ses camarades. Des relations d’un genre particulier, sans nom, parce qu’elles sont plus grandes que les noms. Nous vivions tous les jours avec l’autre, tout le temps, nous tissions des relations plus intenses que les autres relations qui peuvent venir à l’esprit. On ne peut pas les qualifier de relations fraternelles ou amicales ou… Mais une fois sorties, chacune de nous a pris un certain chemin sans que nous nous retrouvions. Je pense qu’il est impossible que nous nous rencontrions, maintenant, sans qu’il n’y ait un effet spécial que je ne peux décrire. Quand j’ai rencontré Rabia Ftouh dans un événement, dix ans après notre sortie de prison, nous avons fondu en larmes, nous n’avons pipé mot et les émotions étaient palpables sur nos visages. Les participants étaient abasourdis, ils ne comprenaient pas ce qui se passait. »[13]
Durant leur expérience carcérale, ces femmes se sont liguées contre la violence politique qui les visait. Elles se sont soutenues mutuellement dans les pires moments. Toutefois, aujourd’hui, excepté lors de quelques rassemblements mémoriels, ces femmes ne se retrouvent plus, elles ne se croisent plus : leur tissu relationnel s’est appauvri. C’est là l’un des effets de la répression politique en contexte autoritaire qui marque les histoires individuelles et collectives de ces femmes dont l’histoire reste à faire.
Cet article est issu d’une enquête menée entre 2020 et 2023 dans le cadre d’un mémoire d’histoire dirigé par Annick Lacroix.
Walid Cherqaoui,
Doctorant
Walid Cherqaoui est doctorant contractuel en sciences politiques et rattaché à
l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS/Paris 8). Sa thèse, préparée au sein de l’école doctorale Pratiques et théories du sens de l’université Paris 8 sous la direction de Malika Rahal et Amin Allal, s’intitule : « Femmes engagées et prison au Maghreb. Sociologie politique des devenirs post-carcéraux depuis les années 1970 au Maroc et en Tunisie ».
Notes :
[1] Ancienne colonie espagnole annexée par le Maroc en 1975 en vertu de liens d’allégeance de tribus locales à la monarchie marocaine.
[2] Driss Basri a profané, au Parlement, les victimes de cette révolte par cette expression mesquine
[3] ROLLINDE Marguerite, Le mouvement marocain des droits de l’Homme. Entre consensus national et engagement citoyen, Paris, Karthala 2002, p. 165.
[4] HIVERT Joseph, « “Un bonheur paradoxal”. Les femmes de prisonniers politiques face à la violence au Maroc (1970-1990) », 20 & 21. Revue d’histoire, vol. 151, no 3, 2021, p. 79‑94.
[5] Instance Équité et Réconciliation, Vérité et responsabilités des violations, Conseil Consultatif des Droits de l’Homme, 2009, p. 50.
[6] Cela tient au fait que, par exemple, ne serait-ce qu’en parlant des putschs ratés de 1971 et 1972, les militaires impliqués étaient tous des hommes.
[7] L’inventaire de fonds, réparti entre La Contemporaine et le Bibliothèque nationale de France, est consultable en ligne à ces deux adresses : http://www.calames.abes.fr/pub/lacontemporaine.aspx#details?id=FileId-4013 ; https://catalogue.bnf.fr/rechercher.do?index=AUT3&numNotice=12001400&typeNotice=c
[8] FILIEULE Olivier, « Désengagement », Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2020, 2e éd.
[9] TISSOT Sylvie, GAUBERT Christophe et LECHIEN Marie-Hélène (dir.), Les reconversions militantes, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2005.
[10] GAXIE Daniel, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue suisse de science politique, 11 (1), 2005, p. 157-188.
[11] Film documentaire Never Again (Morocco) : Women on the frontline, réalisé par Kim Hopkins et produit par Fonds de développement des Nations unies pour la femme (UNIFEM), 2008, 21 minutes. Consultable à l’adresse : https://www.cultureunplugged.com/play/5115/never-again–morocco—women-on-the-frontline
[12] VAIREL Frédéric, Politique et mouvements sociaux au Maroc. La révolution désamorcée ? Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 115.
[13] MOUNTASIB Saïd, « Fatna El Bouih dans “le discours des ténèbres”. Les doigts invisibles qui ont dessiné des barres sur la carte du Maroc », al-Yawm al-Sadiss, 16 juillet 2001. Tiré des archives privées de Fatna El Bouih. L’extrait cité ainsi que le titre de l’article ont été traduits par nos soins.
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