« Il y a trois sortes de mensonges :
Les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques.»
Mark Twain
“If you think you can’t measure something, measure it anyway.”
Franck Knight[1]
« Lorsqu’un mathématicien effectue des calculs,
il ne sait ni de quoi il parle, ni si ce qu’il dit est vrai »
Bertrand Russel
“If you can’t measure it, you can’t manage it.”
Peter Drucker
Après avoir montré dans ma précédente chronique pourquoi et comment des notions – plus qu’abusivement utilisées dans les discours économiques, politiques et journalistiques… – telles que « la rareté » et « l’amortissement », sont loin d’être – au sens scientifique généralement admis – des « concepts[2] » d’aucune sorte[3]. Ils sont encore moins des concepts univoques ou universels, cela étant plus particulièrement valable pour ce qui est de l’amortissement, lequel est de surcroît présenté comme une « mesure ». Dans la présente chronique, je voudrais proposer de nous attarder sur les façons[4] dont sont « calculés », « établis », « prévus », « anticipés » des indicateurs économiques tels que taux d’amortissement, de chômage, taux de croissance (du PIB), d’inflation…
De quelques considérations générales préalables
Il convient de savoir – ceci ne sera jamais assez répété – qu’il existe en économie une véritable obsession de « la mesure »[5] et de la « mathématisation » de tout, même dans ce qui touche aux comportements humains. Il y existe aussi une farouche obsession de la « prédiction ». Car comment pouvoir planifier quelque activité économique (ou gestionnaire) que ce soit sans pouvoir « prévoir » ou « prédire » un minimum « d’évolution » des principaux facteurs en jeu : emplois, salaires, consommation, prix des matières premières, etc. Mais encore plus, il convient de savoir que le consensus est loin d’exister entre les norias d’obédiences économiques différentes, à l’intérieur même du paradigme néolibéral et néoclassique ; entre les non moins norias de méthodes de calculs, de facteurs à prendre en compte ou non ; d’écoles de pensée (monétaristes, néo-monétaristes, marginalistes, néo-marginalistes…) ; enfin entre les officines et institutions « autorisées » en la matière[6]… À tel point que l’on peut parler de quasi « boules de cristal », tant les analyses peuvent diverger et tant les « états prédictibles » d’un phénomène aussi complexe et « pluri-déterminé » que l’évolution des économies, peuvent-être, à la limite, une chose ou son contraire ! Il faut savoir aussi que, pour aller au plus simple, l’essentiel de l’ossature de la majorité des méthodes utilisées fait appel aux « séries statistiques » ; à divers modes de « sondages » d’acteurs dits « significatifs » en économie ; à des modélisations empruntées la plupart du temps, soit aux mathématiques pures, soit à la physique ; et enfin largement à ce que l’on dénomme « économétrie », la branche la plus intensément mathématisée de l’économie, avec moult emprunts aux statistiques probabilistes, au calculs dits « multivariés »…[7]
Pour débuter : deux petites anecdotes instructives
La première concerne un dialogue, à propos des revendications des « Gilets Jaunes », entendu il y a quelques jours à peine, en une station de télévision française, entre le présentateur du journal télévisé et un « analyste – recherchiste », voici ce que cela a donné (je ne garantis pas le mot à mot mais presque) :
« – Le présentateur : Alors que sait-on exactement sur ce que revendiquent les Gilets Jaunes ?
– L’analyste : Une des principales revendications semble concerner la chute du pouvoir d’achat, l’appauvrissement continu du citoyen lambda qui ne peut plus joindre les bouts, etc.
– Le présentateur : cela est ce que ressentent les manifestants mais que disent les réalités statistiques ? »
Incroyable mais vrai ! Ce présentateur était en train de dire le plus sérieusement du monde, qu’il peut y avoir un fossé entre ce que « ressentent » ou pensent les manifestants et ce que disent les « réalités statistiques ». Et forcément insinuant (volontairement ou non) du même souffle que ce qui compte, ce qui est fiable, voire « vrai », c’est ce que disent les « réalités » statistiques et non ce que disent les personnes ! Bien entendu les dites « réalités » ont défilé sur l’écran, avec force graphiques et courbes « prouvant » qu’au contraire de ce que ressentent les manifestants, le pouvoir d’achat « réel », « actualisé après inflation », « en euros constants »… n’a non seulement pas baissé mais serait en augmentation ! Il est inutile, je pense, de longuement spéculer sur l’orientation idéologique, politique, éditoriale… de la chaîne en question. La leçon à en retenir est que, tout comme l’étudiant en économie ou en gestion soumis à la vulgate néolibérale, le téléspectateur était invité à soigneusement distinguer entre le « ressenti », le « pensé » qui serait éminemment subjectif, et les « réalités » statistiques, elles, éminemment objectives et scientifiques . Or cela est exactement ce que visent, et hélas provoquent, les dites « analyses économiques », et le jargon néolibéral omniprésent : faire croire aux citoyens que « la réalité » n’est pas ce qu’ils vivent ou ressentent, mais ce que disent les savants calculs économétriques.
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Omar Aktouf
[1] Professeur d’économie à l’université de Chicago de 1927 à 1952. Un des premiers fondateurs de la dite « École de Chicago » qui va fonder l’idéologie néoibérale et ses suppôts les « libertaires », et les dits « Chicago boys », dont un des initiateurs est Milton Friedman.
[2] Pour simplifier disons que j’adopte la définition suivante du concept : « outil intellectuel qui remplit une fonction opératoire dans l’interprétation de certaines observations ou expériences, permettant d’appréhender efficacement la réalité, et constituant un “instrument de théorie” pour la compréhension des phénomènes » (tiré de Antenne IUFM de PAU, Département des Sciences de la Vie et de la Terre, mars 2003)
[3] Il existe, dans le jargon scientifique communément admis, plusieurs types de « concepts » dignes d’être considérés comme tels : abstrait général, abstrait-concret, régional, construit, descriptif, analytique, théorique, opératoire… (Voir : O. Aktouf, Méthodologie des sciences sociales et approche qualitative des organisations, Montréal, Presses de l’université du Québec, 213 pp., 1987)
[4] Bien évidemment « dans les très grandes lignes », sans entrer dans de fastidieux et ésotériques (et substantiellement inutiles pour le présent propos) décorticages, définitions, décryptages… des fondements des méthodes et formules utilisées par les économistes (sans compter qu’elles varient selon les pays, les institutions, les chapelles économiques…)
[5] En particulier en économie néolibérale et en ce qu’on dénomme business economics. C’est également le cas, tout particulièrement, en gestion (management), ce sur quoi nous reviendront plus tard.
[6] Par exemple, en France, les méthodes divergent souvent significativement, selon que les indices et prévisions proviennent de l’INSEE, de la Banque de France, du ministère des finances…
[7] Sujet sur lequel je reviendrai plus en détails en une prochaine chronique
[8] Il y aura d’autres dont je parlerai plus tard…
[9] Il convient de savoir qu’il n’existe pas un seul type de management, ni même un seul type de capitalisme, bien que ce soit le modèle US qui domine. Nous reviendrons sur cette question plus tard
[10] Voici une définition de ce dont il est ici question : « La croissance économique dépend de l’utilisation des facteurs de production. Ces facteurs de production sont le capital, le travail et la productivité globale des facteurs. Le facteur travail renvoie à la quantité de travail utilisé, il est donc lié à la population active, ainsi qu’à la durée du travail, mais aussi à la qualité du travail, au savoir-faire accumulé par le travailleur, ce qu’on appelle le capital humain. Le facteur capital renvoie à l’investissement, c’est-à-dire à l’augmentation du stock de capital. Enfin, la productivité globale des facteurs (PGF) renvoie à tout ce qui n’est pas expliqué par les deux facteurs de production classiques : c’est l’innovation organisationnelle (taylorisme par exemple) ou encore l’innovation technologique ». Source : http://www.le-politiste.com/les-facteurs-de-la-croissance/
[11] Par exemple une augmentation de l’immigration ou de formations de main d’œuvre spécialisée… peuvent être considérée comme un élément d’accroissement de productivité du travail…
[12] J’invite le lecteur intéressé à un approfondissement de ces aspects pas trop « jargonneux ni mathématisé à outrance » à consulter, entre autres, les excellents ouvrages de B. Maris Lettre ouverte à ces gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, de J. Généreux la série de trois volumes intitulés Les vraies lois de l’économie.
[13] Le plus souvent à l’aide de compliqués et abscons « modèles » mathématiques ou économétriques.
[14] Combien de gens savent que les économistes ont inventé ce qu’ils dénomment « taux de chômage naturel » ? Il s’agit du taux de chômage nécessaire pour protéger l’économie de fléaux tels que surchauffe, hyperinflation, stagflation… Cela ne ressemble-t-il pas étrangement à la fameuse « armée de réserve » de chômeurs indispensable au système capitaliste pour pouvoir pérenniser sa domination sur la main d’œuvre et ses coûts !?
[15] On ne souciait nullement de savoir si cette « heure de travail » était de la vente de drogue, de la prostitution, de la délinquance…
[16] Il faut savoir ici que les prisons aux USA sont pratiquement toutes des « entreprises » privées et que donc, leur intérêt évident est qu’il ait plus de criminalité que moins, et que les peines (nombreux sont les cas de collusions entre patrons de prisons et juges sur ce point) soient les plus lourdes possibles. À titre d’exemple, à lui seul, l’État du Texas aurait plus de prisonniers que la France et l’Allemagne réunies !
[17] C’est-à-dire dont les prix ne varient pas trop ou à trop court terme comme par exemple l’immobilier, les aliments, les loisirs, les transports, les frais d’études…