Le 24 avril, le Parlement européen a définitivement adopté la directive sur le devoir de vigilance, obligeant les entreprises à prévenir et à réparer, le cas échéant, les violations des droits humains et environnementaux liées à leurs activités économiques, sur l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement. Jean-Louis Zeien, coordinateur de la coalition luxembourgeoise Initiative pour un devoir de vigilance, décrypte la portée de cette législation européenne pour le Luxembourg.
La Fedil se fait la porte-parole de Business Europe, qui a mené un combat dès le début contre cette directive. Le vrai défi du texte n’est pas la question de la bureaucratie, mais le respect des droits humains dans les activités économiques. Les PME ne sont pas menacées. La directive introduit des garde-fous pour les protéger contre d’éventuels abus de grands groupes qui voudraient déléguer leur responsabilité vers elles. Les PME sont certes responsabilisées, mais on ne va pas pouvoir faire les choses sur leur dos. Il faut donc arrêter avec ces jeux de lobbying.
Quels sont les défis de cette directive pour le Luxembourg ?
Il faut arrêter de dire que le Luxembourg n’est que le pays des PME. Il faut admettre ses responsabilités. Le rapport « The Real Cost of Steel », publié par Fair Steel Coalition et présenté le 29 avril à Belval, concerne deux multinationales de la sidérurgie au Luxembourg : ArcelorMittal et Ternium (voir ci-contre). Ce ne sont pas les seuls cas de leaders mondiaux présents dans le pays. On pourrait décliner ça sur les matières premières comme le cacao ou rappeler que le Luxembourg est le deuxième centre des fonds d’investissement au monde. Le pays se décrit d’ailleurs comme le berceau de l’industrie mondiale des fonds. Nous sommes dans une économie globalisée, et quand on a des acteurs d’importance mondiale, on a également une responsabilité dans cette économie globalisée. Les entreprises sont appelées à endosser une responsabilité dans leur chaîne d’approvisionnement, comme un bon nombre d’entre elles le font d’ailleurs déjà. Il ne s’agit pas d’une révolution copernicienne, car il y a des pionniers qui montrent depuis des années qu’un devoir de vigilance raisonnable est possible. Mais certains veulent encore, au 21e siècle, fermer les yeux sur les violations des droits humains, sur la destruction environnementale et sur l’urgence climatique.
Vous parlez de pionniers. Lesquels sont-ils ?
On peut citer une entreprise luxembourgeoise comme TK Elevator qui fait un gros travail de responsabilité sur sa chaîne d’approvisionnement depuis des années. C’est un exemple d’entreprise qui fait un bon travail. Il y a encore d’autres acteurs qui prennent leurs responsabilités au niveau international.
Et ils n’ont pas fait faillite pour autant.
Exactement, au niveau international, ils restent compétitifs sur leurs marchés.
« Si on veut aller dans le sens de la transition dont le monde a besoin, il faut responsabiliser les acteurs du secteur financier en ce qui concerne l’impact de leurs investissements sur les droits humains, l’environnement et le climat. »
Les fonds d’investissement sont finalement exclus du périmètre de la directive, notamment sous la pression de la France, qui veut faire de Paris une place financière majeure. Cela arrange-t-il aussi le Luxembourg ?
Le secteur bancaire avait déjà obtenu satisfaction lors des travaux préparatifs de la proposition de directive par la Commission européenne. Il s’était assuré que son devoir de vigilance serait extrêmement limité. Ensuite, dans les négociations, certains pays, surtout la France, se sont assurés que cette responsabilité déjà minimale soit supprimée. Ce qui est hautement déplorable, c’est que, techniquement, l’amont de la chaîne de valeur reste couvert, mais il s’agit de détails minimes. Si on prend l’exemple d’une société de gestion de fonds d’investissement, elle doit s’assurer que le café qu’elle met à disposition de ses employés n’a pas été produit dans le cadre d’un travail forcé. En revanche, il n’y a aucune obligation pour ce fonds d’investissement de s’assurer qu’il ne finance pas une plantation de café qui a recours au travail forcé. L’exclusion de la directive de services comme le crédit, le financement ou l’investissement prouve le traitement préférentiel dont bénéficient ces acteurs. Si on veut aller dans le sens de la transition dont le monde a besoin, il faut responsabiliser les acteurs du secteur financier en ce qui concerne l’impact de leurs investissements sur les droits humains, l’environnement et le climat. C’est pour cela que nous pensons que cette directive ne peut être qu’un premier pas.
Lors des négociations, le Luxembourg a tenté d’exclure les sociétés de participation financière (Soparfi) du périmètre de la directive.
Il y a eu un moment un peu pénible où il a fallu rappeler au Luxembourg les engagements pris par le gouvernement précédent en faveur de la directive. Soudainement, le grand-duché a exigé que certaines Soparfis – des holdings – soient exemptées des obligations de diligence. Après de nouvelles discussions, le gouvernement a finalement acquiescé à la directive, tout en obtenant satisfaction sur des points concernant les holdings. Il a été convenu qu’une Soparfi qui n’a pas d’activité opérationnelle de management au Luxembourg peut, avec l’accord des autorités de contrôle, déléguer les travaux de devoir de vigilance à une filiale située dans un autre pays de l’UE. À travers cette filiale, la Soparfi reste néanmoins responsable du processus. C’est un compromis acceptable, car il n’a pas conduit à une déresponsabilisation des holdings. Il faudra s’assurer que des holdings qui mènent des activités de gestion au Luxembourg ne délèguent pas leur devoir de vigilance. La directive est assez précise sur ce point. La délégation est possible, mais pas la déresponsabilisation.
Pendant les négociations, vous avez demandé un accès aux documents de position du Luxembourg. Avez-vous obtenu satisfaction ?
Cela nous a été refusé par le gouvernement, ce qui est hautement déplorable dans une démocratie. On peut comprendre que, à certains moments, on veuille se réserver des marges de discussion. Mais je ne comprends pas qu’une fois les négociations bouclées le gouvernement ne veuille toujours pas révéler ses positions. Aux Pays-Bas ou en Finlande, les gouvernements n’ont eu aucun problème à rendre leur position publique avant même les négociations. Le Luxembourg peut vraiment mieux faire sur ce sujet. Les questions touchant aux holdings et au climat sont deux points sur lesquels le gouvernement n’a pas été transparent.
En France, des médias ont affirmé que BlackRock a mené un intense lobbying auprès des autorités en faveur de l’exclusion des fonds de la directive. Avez-vous connaissance d’entreprises qui auraient agi de la même façon au Luxembourg ?
Les organisations patronales, comme la Fedil ou la Chambre de commerce, ont pris position ouvertement. Des entreprises comme ArcelorMittal l’ont également fait lors des consultations menées par la Commission européenne. Pour sa part, la société civile a toujours joué cartes sur table. On aimerait que le même degré de transparence soit appliqué par tout le monde, tant par la sphère économique que politique. On ne peut que déplorer l’absence de voix progressistes dans les organisations professionnelles au Luxembourg. Aux Pays-Bas, l’association des banques était sur la même longueur d’onde que la société civile. Il y a des acteurs économiques qui se sont activement investis en faveur de cette directive. C’est un mythe de dire que les entreprises sont systématiquement contre une responsabilisation. Il faut aussi soutenir celles qui prennent leurs distances avec le socialwashing et le greenwashing.
La directive prévoit des sanctions financières à hauteur de 5 % du chiffre d’affaires des entreprises qui ne respectent pas le devoir de vigilance. Est-ce suffisamment dissuasif ?
C’est un élément qui va sûrement jouer. Mais un autre élément, tout aussi important, concerne la responsabilité civile en faveur des victimes. Leur accès à la justice est primordial. De ce point de vue, le Luxembourg a défendu une position positive lors des négociations, en soutenant l’inversion de la charge de la preuve au profit des victimes. Face à une multinationale qui travaille avec des cabinets d’avocats très coûteux, il faut éliminer un maximum d’obstacles. Nous revendiquerons la transposition en droit national de cette position progressiste.
La directive en quelques points
La directive CSDDD (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), ou directive devoir de vigilance, instaure des obligations pour les entreprises de l’UE et celles qui y opèrent. Son champ d’application a été réduit par rapport au compromis trouvé en décembre entre institutions européennes, après deux ans de négociations. Elle concernera les entreprises de plus de 1.000 salarié·es (contre 500 auparavant), à partir de 450 millions d’euros de chiffre d’affaires au lieu de 150 millions initialement. Le texte obligera les entreprises à s’assurer que leurs parties prenantes (ONG, syndicats, travailleurs·euses, société civile affectée…) puissent leur soumettre des alertes. La directive contraint les entreprises à se doter d’un plan de transition climatique compatible avec une trajectoire de 1,5 °C. Chaque État membre devra se doter d’un organisme de supervision pour s’assurer de la bonne application du texte.
L’acier nuit-il gravement aux droits humains ?
Le 29 avril, des organisations de défense des droits humains et environnementaux, venues du monde entier, avaient rendez-vous à Belval pour lancer un défi à ArcelorMittal, l’appelant à modifier ses pratiques, ses politiques et ses plans en matière de droits de l’homme, de climat et d’environnement. La rencontre était organisée par SteelWatch et l’Initiative pour un devoir de vigilance, une coalition luxembourgeoise de 17 organisations de la société civile. Elle a donné lieu à la présentation d’un rapport intitulé « The Real Cost of Steel », remis à ArcelorMittal, dont l’assemblée générale des actionnaires se tenait le lendemain. Mais le numéro 2 mondial de l’acier n’était pas la seule multinationale dans le collimateur des ONG. Ternium, un sidérurgiste sud-américain dont le siège mondial est domicilié à Luxembourg, est soupçonné de complicité, au moins indirecte, dans la disparition de deux défenseurs des droits humains au Mexique en janvier 2023. Le 2 mai, une délégation d’ONG mexicaines et brésiliennes, accompagnée de membres de l’Initiative pour un devoir de vigilance, s’est rendue au quartier général de Ternium, boulevard Royal, à Luxembourg, pour l’interpeller sur le respect des droits humains et environnementaux dans ses activités. La délégation n’a pas été reçue dans les locaux de la multinationale. « Nos demandes répétées d’entrevue et nos lettres n’ayant pas eu de réponse, nous sommes allé·es vers eux », raconte Jean-Louis Zeien, coordinateur de la coalition luxembourgeoise. « Nous avons remis le rapport ‘The Real Cost of Steel’ à un employé de la société, à l’extérieur des locaux. Ils ont affirmé qu’ils allaient répondre à nos questions. Mais ils refusent toujours une entrevue », poursuit-il. Jean-Louis Zeien souligne le danger encouru par les militants en Amérique latine : « Ici, au Luxembourg, on ne risque pas sa vie à faire ce genre de démarche, mais c’est tout à fait différent au Brésil et au Mexique. » Il note que, au contraire de Ternium, ArcelorMittal a, au lendemain de son assemblée générale des actionnaires, accepté une rencontre de deux heures avec des défenseurs des droits humains et environnementaux. « On voit donc des degrés différents dans la prise de responsabilité », conclut-il.
Source : https://www.woxx.lu/devoir-de-vigilance-des-entreprises-le-luxembourg-doit-admettre-ses-responsabilites/