Dans un remarquable documentaire de la réalisatrice franco-israélienne Simone Bitton[2], Palestine. Histoire d’une terre (1993), le fondateur de l’Etat d’Israël, David Ben Gourion, s’exclame le 1er mai 1946 : « C’est le peuple juif et aucun autre peuple qui a fait la Palestine. C’est la Palestine et aucun autre pays qui a fait le peuple juif ! ». Ce faisant, Ben Gourion faisait de siècles d’histoire juive mondiale une parenthèse insignifiante, de même qu’il semblait réitérer la thèse d’une « terre sans peuple ». Ce faisant aussi, Ben Gourion mentait, si l’on en croit Shlomo Sand[3] (p.130), lui qui « savait parfaitement que les habitants du royaume de Judée n’ont jamais été exilés » par les Romains en 70 après JC. Et donc que la grande majorité du « peuple juif » n’est pas formée de descendants de ces Judéens, des Hébreux. Au contraire, très probablement, des Palestiniens !
Nous touchons là au premier mythe, fondamental, du sionisme politique. Et qui renvoie à un autre : si la « diaspora » juive n’est pas issue de cet Exil forcé, comment s’est-elle formée ? Troisième mythe : quelle est l’origine de ce « peuple » juif actuel ? Pour mieux comprendre, nous aborderons, avec Julien Cohen-Lacassagne, deux autres mythes, concernant le monothéisme juif : pourquoi le judaïsme s’est-il refermé sur lui-même ? A-t-il toujours professé un monothéisme rigide ?
Paul Delmotte, professeur de politique internationale, retraité de l’IHECS
[1] Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord de Julien Cohen-Lacassagne (La Fabrique, 2020) et Une race imaginaire. Courte histoire de la judéophobie de Shlomo Sand, Le Seuil 2020 – Nous abrégerons le nom du premier auteur en JC-L.
[2] Coauteur : Jean-Michel Meurice.
[3] Shlomo Sand est e. a. également l’auteur de Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008).
[4] Peu se demandèrent, remarque Sand, comment, en cas d’expulsion de la totalité de la population juive de Palestine en l’an 70, la révolte de Bar Kokhba eut été possible quelques décennies plus tard … (Comment le peuple juif …, p.200)
[5] L’actuelle Libye, province romaine dès 96 av. JC.
[6] S. Sand, Une race…, p.30.
[7] Expulsion de Rome sous Tibère, en l’an 19, puis en 49, sous Claude.
[8] La révolte des Zélotes en Palestine (66 ap.JC). Le Tumultus judaïcus des juifs d’Alexandrie (vers 115, sous l’empereur Trajan) s’opposait à leurs voisins grecs polythéistes, mais avait aussi une dimension sociale. Il s’étendit en Cyrénaïque, où il prit la dimension d’une révolte contre Rome. En 132-135, une autre révolte contre Rome, en Judée cette fois sous l’empereur Hadrien, fut menée par Simon Bar Kokhba.
[9] Aux yeux de S. Sand, « l’argument central » de son ouvrage réside dans « l’affirmation que la foi juive n’a pas été la génitrice du christianisme, mais que, contrairement à ce que nous dicterait la chronologie, le caractère et l’attitude de la minorité juive ont été façonnés par la chrétienté au sein de laquelle celle-ci demeurait » (p.11).
[10] Historien allemand (1817-1903), spécialiste de la Rome antique, Prix Nobel de littérature en 1902.
[11] Etudié par Arthur Koestler dans La treizième tribu (Calmann-Lévy, 1976). Cette question des Khazars a également été traitée par Marc Ferro (Les tabous de l’Histoire, Nil éditions, 2002) etJacques Sapir (L’Empire khazar. VIIe –XIe siècle. L’énigme d’un peuple cavalier, Autrement, coll. Mémoires, n°114, 2005) ainsi que par Shlomo SAND (Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008).
[12] Vassal des Assyriens, des Perses, des Parthes puis de l’empire d’Arménie, le royaume s’est converti au judaïsme dans la 1ère moitié du 1er siècle de notre ère. Le royaume prêta main forte à la révolte des Zélotes.
[13] Royaume puis empire (du IIe siècle av. JC au VIe siècle ap.JC), converti au judaïsme au IVe siècle.
[14] Détruits au xviie siècle par le pouvoir impérial éthiopien.
[15] Comme chez les Romains : Remus et Romulus, fondateurs de Rome, étaient censés descendre d’Enée et des Troyens, tout comme plus tard la monarchie française…
[16] Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008, p.187.
[17] A savoir la déportation à Babylone par Nabuchodonosor II de l’élite du royaume de Juda au VIe siècle av. JC
[18] Comment le peuple…, p.190.
[19] Amnon Rubinstein, Le rêve et l’histoire, Calmann-Lévy, 1985, p.110.
[20] Abraham Léon, La conception matérialiste de la question juive, EDI, 1968.
[21] En 1215, au 4ème concile de Latran, le pape Innocent III interdit aux juifs, outre toute relation sexuelle avec des chrétiens, le prêt à intérêt et les emplois publics (Sand, p.47).
[22] Le décret Crémieux offrit, contrairement aux musulmans, la nationalité française aux juifs d’Algérie.
[23] Traduction exacte du titre de son ouvrage Der Judenstaat (1904), pourtant traduit par L’Etat juif…
[24] Rubinstein, op.cit., pp.40-41.
[25] Ce qui s’explique à mon sens par le fait, particulier, qu’en Europe centrale-orientale, le Yiddishland a vu se développer les conditions d’apparition d’un nationalisme juif au sens moderne : particularisme linguistique (le yiddish), territoire commun (l’ex-Empire polono-lithuanien, la Zone de Résidence tsariste), religion et culture spécifiques et parfois même, en certains lieux, majorité démographique.
[26] Comme Nathan Birnbaum, Max Nordau, Israël Zangwill, Arthur Ruppin, Zeev Jabotinski er même Martin Buber.
[27] Consécutive aux conquêtes d’Alexandre le Grand, de 323 à 30 av. JC.
[28] Par exemple, Franco Cardini, auteur de Europe et Islam. Histoire d’un malentendu, Le Seuil, coll. Faire l’Europe, 2000.
[29] Qart-Hasht, « la ville neuve », fondée en 814 av. JC.
[30] Nom de deux royaumes berbères qui s’étendaient sur le nord du Maghreb (202-46 av. JC).
[31] Historien israélien, cité par Ilan Halevi dans son article de Combat pour la Diaspora, n°6, L’Etoile et le Croissant, 1981
[32] Dans Le Monde des 18-19 août 2002
[33] Notons aussi que, votée par l’Assemblée générale, cette résolution n’était pas contraignante et donnait donc aux Palestiniens et aux Arabes le loisir de la rejeter…
[34] Les 9 heures du film Shoah de Claude Lanzmann (1985), note JC-L, étaient consacrées à la Pologne. Lanzmann « n’accordait pas une minute à la politique antijuive menée par Vichy » (p.26)
[35] L’hubris ou hybris (« démesure ») signifiait dans la Grèce antique un comportement caractérisé par l’orgueil et l’arrogance, mais aussi l’abus de pouvoir engendré par des succès répétitifs, donnant à penser que les hommes qui en étaient atteints tentaient de rivaliser avec les dieux et qui, en conséquence, en subissaient le châtiment.
[36] Voir mon article Esther et Nathalie dans Entre-les-Lignes du 17.7.2018 (https://www.entreleslignes.be/le-cercle/paul-delmotte/esther-et-natalie).
[37] L’Occident et les autres. Histoire d’une suprématie, La Découverte, 2001, pp.281-286. Historienne, Sophie Bessis a collaboré à Jeune Afrique et est actuellement associée à l’Institut des relations internationales et stratégiques. Secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), elle a enseigné à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO).
[38] Ou du moins, précisons-nous, certaines de ses expressions politiques les plus radicales. Exemple : le jihad déclaré par Al-Qaïda contre « les juifs et les croisés ».