Derrière la crise politique, une convulsion capitaliste

Les commentaires principaux émis pour caractériser la situation politique de la France depuis la dissolution de l’Assemblée nationale il y a bientôt six mois, et tout particulièrement depuis trois mois et la nomination de Michel Barnier à la tête du gouvernement facilitent-ils la compréhension des choses ou en obscurcissent-ils le sens ? Le nombre de raccourcis et de contre-vérités est trop important pour qu’on les énumère tous. Quelques-uns d’entre eux sont cependant exemplaires de leur caractère en trompe-l’œil. Comment aller un peu au-delà des apparences ?

 

Une crise politique

Le premier exemple en trompe-l’œil est le refus de confier, ne serait-ce qu’un temps court, le gouvernement au Nouveau Front populaire, vainqueur relatif des élections législatives, au motif que son programme serait d’extrême gauche. Qu’est-ce donc que l’extrême gauche ? Le programme du NFP est sans doute moins à gauche que celui appliqué en 1981 lors de la première année du mandat de François Mitterrand. Pas un commentateur n’a fait remarquer que le NFP ne prévoit aucune nationalisation, pas même de quelque secteur stratégique comme celui des médicaments ayant fait tant défaut pendant la crise sanitaire. Au contraire, des larmes hypocrites sont quotidiennement versées pour regretter la disparition de la social-démocratie prétendument représentée par un parti socialiste ayant conduit celle-ci au social-libéralisme puis carrément au néolibéralisme « hollandais », ce qui est assez désobligeant, voire insultant, à l’égard de la social-démocratie historique. Mal nommer un objet ajoute au malheur de ce monde, disait Camus. Le seul programme politique sur la table qui pourrait rappeler aujourd’hui ce que furent des politiques social-démocrates, au temps où la protection sociale, les services publics et la régulation macroéconomique étaient la règle, est précisément celui du NFP, qui, même s’il est audacieux sur le plan de la réforme fiscale, ne dit pas grand-chose de la remise des clés de l’économie entre les mains des travailleurs, clé de voûte d’une transformation profonde des rapports sociaux de production.

Une catastrophe économique est annoncée si un programme différent de l’austérité et de la régression des services publics et de la protection sociale était appliqué. Dans cette optique, la dette publique est un épouvantail ressorti chaque fois qu’un Michel Barnier, promu pourtant Grand Négociateur, refuse de discuter de tout impôt conséquent sur les classes riches, bénéficiaires des diminutions d’impôts qui creusent les déficits publics. Ou bien lorsqu’un Arnaud Rousseau, président de la FNSEA et premier actionnaire du groupe industriel des huiles et protéines végétales Avril, lance les agriculteurs contre l’INRAE ou l’OFB pour fustiger l’accord de libre-échange avec le Mercosur qui représente si bien l’aberration du modèle agricole défendu bec et ongles par lui au mépris de la crise écologique et climatique. Et encore quand un Patrick Martin, président du Medef, préfère voir se réduire la protection sociale plutôt que d’envisager une très légère baisse des allègements de cotisations sociales atteignant entre 70 et 80 milliards d’euros par an, et s’attriste de la désindustrialisation entraînant des milliers d’emplois menacés par des « plans sociaux » en cascade pendant que dividendes et rachats d’actions avoisinent les sommets.

L’aveuglement, la surdité et le déni de la réalité suffisent-ils pour expliquer la situation à laquelle nous sommes confrontés ? En d’autres termes, de quoi ladite crise politique est-elle le nom ou le signe ? La partie visible d’un iceberg ? L’arbre qui cache la forêt ?

 

Une crise peut en cacher une autre

La productivité du travail ne progresse plus dans le monde, ou si peu qu’elle est insuffisante pour satisfaire les appétits de rentabilité du capital. D’où le renforcement toujours plus poussé de la financiarisation de l’économie mondiale, c’est-à-dire d’un régime d’accumulation croyant pouvoir se dispenser de passer par la case productive réelle. L’accélération de la concentration et de la centralisation des capitaux montre que ce qui compte ce sont la captation des rentes, l’optimisation fiscale et la pure spéculation. Mais cette stratégie n’est pas extensible à l’infini parce qu’elle se heurte à des barrières de plus en plus hautes : la crise climatique, la raréfaction des ressources, la dégradation de la biodiversité, et par dessus le marché (si l’on peut dire) des résistances sociales. Tout ce qui compte, disais-je, finit pas compter beaucoup en termes de coûts de production.

 

Le fléchissement de l’investissement productif, la multiplication des licenciements et des fermetures d’usines, la désindustrialisation sont la conséquence de ce mouvement général. Le capitalisme est installé dans une tendance de croissance économique faible dont l’extrême ralentissement de la progression de la productivité est à la fois cause et conséquence par un effet cumulatif auto-entretenu. Ralentissement de la productivité plus hausse des coûts de production, ça commence à sentir le roussi pour la rentabilité réelle du capital.

La crise financière déclenchée en 2007 provient très précisément du fait que ce régime d’accumulation développé à partir des années 1980 postulait la valorisation permanente et quasi infinie des actifs financiers qui avaient ainsi de moins en moins d’ancrage réel. Comme le disait Marx, l’anticipation des plus-values financières se heurtait à la limite de la production-extorsion de la plus-value produite par la force de travail. Plus le capital financier grossissait, plus son caractère fictif devenait alors visible. L’éclatement de la crise financière anéantit le rêve dément de l’auto-engendrement du capital que le cauchemar de la marchandisation du monde ne peut compenser indéfiniment.

Or la crise financière de 2007 n’a eu aucun effet pour infléchir la trajectoire des politiques néolibérales. Le monde d’après-crise financière est le frère jumeau du monde d’avant. Mais ce n’est pas sans conséquences sur l’aggravation des contradictions auxquelles se heurtent les classes bourgeoises dans le monde, en Europe et bien sûr en France.

 

Une convulsion du capital et des classes qui le possèdent

Deux cas de figure sont emblématiques des contradictions dans lesquelles s’enferrent les classes bourgeoises tout en enfermant les classes populaires dans une cage d’acier.

Aux États-Unis, Trump s’est fait réélire avec le soutien financier des puissances d’argent états-uniennes, mais celles-ci n’ont aucun intérêt à ce que la politique de fermeture des frontières annoncée par lui soit appliquée. Une bonne partie des profits réalisés par les firmes multinationales américaines est liée aux échanges avec les pays dont les produits seraient frappés de droits de douane élevés ou érigeant eux aussi de tels obstacles. Autrement dit, la mondialisation capitaliste, voulue et organisée par l’élite bourgeoise états-unienne et qui a facilité l’émergence et l’épanouissement d’un concurrent capitaliste majeur comme la Chine, se retourne contre sa classe génitrice[1].

Comment réagit Trump en bon représentant d’une fraction de cette dernière ? D’abord en trouvant un bon bouc émissaire à travers les immigrés. Ensuite, en poussant à son paroxysme le projet libertarien de dérégulation totale de la société. La présence tonitruante d’un Elon Musk et ses gesticulations tout aussi grotesques que celles de Trump ne doivent pas dissimuler la stratégie sous-jacente : transformer les inquiétudes et les difficultés des classes populaires jusqu’au point où les représentations du monde forgent une « culture » aculturelle faite de fake news de plus en plus énormes, laquelle doit avoir pour effet d’anesthésier toute compréhension du monde réel, tout en faisant miroiter une super-conquête de l’espace comme eldorado interstellaire. Le climato-scepticisme n’est pas simplement le déni de la montée inexorable de la température, des tornades, des tsunamis et des inondations, c’est aussi le déni de toute science et le déchaînement de l’hubris, de la démesure.

En France, l’écartèlement entre des intérêts largement contradictoires au sein de la bourgeoisie est également flagrant. Devant le quasi-arrêt de la croissance économique, toutes les branches du patronat qui ont une activité productive sont demandeuses de subventions publiques, d’allègements d’impôts et d’exonérations de cotisations sociales, qui s’élèvent à environ 190 milliards d’euros par an[2]. Mais les branches du capital dont l’activité est soit directement financière (banques, assurances, fonds spéculatifs), soit engagée dans des activités productives internationales (les deux étant aujourd’hui très imbriquées) ne voient pas les choses du même œil. D’une part, elles auraient objectivement moins besoin du soutien public, et, d’autre part, elles exigent maintenant un respect de l’orthodoxie budgétaire en réduisant les dépenses publiques. Le « quoi qu’il en coûte » de la Banque centrale européenne et de l’État est désormais terminé, place à la discipline du marché. Quand on voit à quoi ont mené l’orthodoxie budgétaire la plus rigoureuse de l’Allemagne et la soi-disant excellence de son modèle, on peut craindre le pire.

La crise politique française s’éclaire ainsi d’un nouveau jour. Elle traduit les contradictions d’une classe dominante confrontée à une convulsion de son propre système. Elle refuse tout compromis avec un projet authentiquement réformiste. Elle laisse filer la dégradation des services publics de santé et d’éducation qui craquent de toutes parts. Elle s’apprête à achever la partition de la SNCF pour l’ouvrir totalement à la concurrence. Elle entérine le rétrécissement des ambitions écologiques (en matière de Zéro artificialisation nette, d’agriculture soumise aux pesticides et insecticides, etc.). Et elle affuble du qualificatif de social-démocrates les velléités d’ajustements à la marge des défaillances sociales du système les plus graves, tandis qu’elle laisse prospérer, voire avalise, les idées de préférence nationale de l’extrême droite, la répression et la criminalisation des mouvements sociaux. Le compromis social étant devenu inenvisageable pour la classe bourgeoise, celle-ci n’a plus qu’un moyen à sa disposition pour atténuer ses propres contradictions : unifier ses fractions autour du seul projet réconciliant temporairement leurs intérêts respectifs en faisant payer aux travailleurs la crise capitaliste par un surcroît d’austérité, d’inégalités, de services publics appauvris, de renoncements à la protection sociale et à la protection écologique.

Il n’y a bien sûr pas de cause unique à la montée des pouvoirs dits illibéraux dans le monde et en Europe, ni de déterminisme économique inéluctable. Mais on doit constater la simultanéité de la crise du capitalisme et de la remise en cause des procédures démocratiques, à laquelle s’ajoutent guerres et menaces de guerres. Car il ne s’agit pas d’une crise de la démocratie en elle-même comme on l’entend, c’est une crise du respect de la démocratie, une crise des formes dans lesquelles la démocratie a été organisée et dévoyée. Le non-respect du résultat des élections législatives de juillet 2024 par le président Macron est le pendant light de la tentative de prise d’assaut du Capitole par les troupes de Trump le 6 janvier 2021. Cela n’empêchera pas l’un et l’autre de « communier » aujourd’hui à la belle entente bourgeoise pendant l’inauguration de la cathédrale de Paris restaurée. Avec les plus riches de France, comme de bien entendu… De quoi sceller l’alliance du sabre, du goupillon et du pognon.

Il n’y a pas de complot mondial. Mais il y a une cohérence dans l’invraisemblable accumulation de crises et de dérèglements de tous ordres. Le déni du réel (climat, biodiversité, dégradation du travail…), le déni des droits humains à Gaza et dans toutes les guerres et le déni de la science par les partis et mouvements réactionnaires sont les symptômes d’une convulsion capitaliste qui atteint un caractère anthropologique : tous les équilibres sociaux sont menacés et la manière d’être au monde des humains est chamboulée.

 

Jean-Marie Harribey,
7 décembre 2024


Sources :

https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2024/12/07/derriere-la-crise-politique-une-convulsion-capitaliste 
https://blogs.mediapart.fr/jmharribey/blog/091224/derriere-la-crise-politique-une-convulsion-capitaliste

[1] Voir Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024.

[2] Dans son rapport de 2022, le Clersé de l’Université de Lille chiffrait à 8,39 % du PIB et 40,65 % du budget de l’État le montant total des aides publiques aux entreprises en 2019. Et on ne parle pas ici des 80 milliards de fraude fiscale en plus.

Publication intégrale cordialement autorisée par Jean-Marie Harribey.

By Jean-Marie Harribey

Jean-Marie Harribey, enseignant puis professeur d'économie à l'Université de Bordeaux, est aujourd'hui pensionné. Il est chroniqueur à Politis et anime le Conseil scientifique d'Attac France. Il a copresidé Attac France de 2006 à 2009 et copresidé les Économistes Atterrés de 2011 à 2014. Il est également membre de la Fondation Copernic.)