Interview dans le cadre de la soirée
“Apéro-Expo – Sortons du système d’exploitation !“,
organisée par ARC – Action et Recherche Culturelles
Nous y sommes confrontés tous les jours en sortant notre smartphone, en commandant en ligne, en cherchant un trajet, en discutant avec nos amis. Ils nous connaissent mieux que quiconque et semblent répondre miraculeusement à nos questions et à nos envies. Ils nous tiennent la main, tendrement, semblant ne rien nous demander en retour. Ils sont beaux, séduisants, pratiques et faciles. Ils nous permettent « de rester en contact avec les personnes qui comptent dans notre vie », de « faire les choses bien » ou encore de « penser différemment ». Mais oui, vous savez tous de qui je veux parler.
Les GAFAMs ; Google, Apple, Facebook, Amazone, Microsoft. Cinq acteurs privés se partageant la quasi totalité du marché numérique. Google détient plus de 80 % des parts de marché sur les moteurs de recherche, Facebook concentre 77 % du trafic social mobile, un dollar sur deux dépensés en ligne transite par Amazon. Leur capitalisation boursière cumulée dépasse le PIB de la France. Ils influencent également les décisions politiques et celles que nous prenons au quotidien dans nos vies. Ils sont omniprésents et semblent, à eux seuls, répondre à l’ensemble de nos besoins. Certains diront qu’ils les anticipent, d’autres qu’ils les créent …
Mais est-il encore possible, dans nos sociétés, de se passer de ces acteurs économiques ?
Ces géants du web semblent structurer de façon monopolistique l’univers numérique qui nous entoure. Le numérique … Tellement de termes, de concepts y sont accrochés … Société, culture, révolution, fracture, exclusion, … Au travers cet article, nous allons questionner notre rapport intime aux GAFAMs et observer leurs impacts sur notre façon de penser l’alternative. Pour cela, le journal POUR a eu l’occasion de rencontrer Adrien et Nicolas. Travaillant à l’ASBL d’éducation permanente Action et Recherche Culturelles (ARC), ces deux acteurs du monde culturel bruxellois nous proposent critique et alternative à ces Big Five. Ok Google, c’est parti !
POUR: Bonjour à vous. Je commencerai juste par vous demander de nous rappeler ce qu’est l’ARC, l’ASBL que vous représentez.
Adrien: L’ARC est une association d’éducation permanente qui travaille pour la défense et la promotion des droits culturels. On a différents moyens pour travailler sur cette question : l’organisation d’activités, des animations avec le public cible (en général, un public issu du milieu dit populaire). Ensuite, il y a une autre partie de l’action qui est la création d’analyses et d’études.
Nous avons trois grandes thématiques d’action :
La première vise à « valoriser la diversité des expressions ». C’est donc permettre à toutes et à tous d’avoir une place, une voix, de pouvoir participer, de pouvoir s’exprimer dans notre société.
La deuxième thématique est celle qu’on appelle « Culture et société ». Là, on travaille sur l’instrumentalisation des consommateurs mais aussi des institutions (marchande, d’état ou culturelle) qui participent à une forme de renforcement d’une société capitaliste, société dont les gens n’ont peut- être pas forcément envie. Concrètement, « Culture et société » travaille sur la tension entre les institutions qui forment la société et ce qui permet de construire et de participer à la culture.
Le numérique est la troisième thématique d’action. Cette thématique est bien évidemment primordiale parce que le numérique est partout, à travers les entreprises, à travers les politiques d’états, … Il y a une même manière de concevoir et de penser le numérique qui est omniprésente et qui le devient de plus en plus. Il y a également de plus en plus de digitalisation au sein de notre société. La digitalisation accrue de nos sociétés a un effet direct sur la vie quotidienne des personnes. Au niveau des citoyens, c’est l’omniprésence et la multiplication des services informatiques et connectés. Tu as le côté marchand pour tes achats, etc. mais tu as aussi le côté service public et administratif où de plus en plus de démarches doivent se faire en ligne. Toute cette logique-là est décidée par le politique à travers, finalement, la société marchande. La digitalisation, paradoxalement, rend la vie plus difficile pour beaucoup de monde car tout le monde ne part pas avec le même bagage numérique et, pour de nombreuses personnes, les recherches, l’envoi d’e-mails et de pièces jointes, … sont des parcours du combattant.
Ce qu’on fait à travers nos activités, c’est principalement de proposer des alternatives à cette réalité via des initiations informatiques afin de redonner un peu d’autonomie. Par exemple, nous avons mis en place l’« informaticien public » qui est une permanence délocalisée où l’on va dans des ASBL de quartier peu ou pas équipées en informatique afin de proposer du soutien aux personnes ayant besoin d’écrire un e-mail, de prolonger leur inscription Actiris, récupérer un mot de passe, … L’idée, c’est vraiment de se rapprocher des personnes et des lieux où il y a moins de médiation numérique.
Ce que nous voulons aussi montrer, nous, à l’ARC c’est qu’il existe des alternatives faciles à utiliser qui ne rentrent pas dans cette logique, dans cette culture économique dominante. On essaye, à travers ça, de donner la possibilité aux utilisateurs et aux citoyens d’avoir des choix en fonction de certaines valeurs.
POUR: Alexander De Croo, notre ministre fédéral de la Coopération au développement, de l’Agenda numérique, des Télécommunications et de la Poste, a développé une stratégie politique vis-à-vis du numérique. Qu’en est-il ?
Nicolas: Alexander De Croo a une compétence particulière qui s’appelle l’ « agenda numérique ». Il y a donc bel et bien un ministre qui est en charge de voir comment implémenter en Belgique une digitalisation progressive, une intégration de la culture numérique au niveau de la population, des services publics, bref à tous les niveaux où la digitalisation a un sens. Ça passe par différents niveaux qui sont les compétences, l’accès, les potentiels économiques, la concurrence vis-à-vis des autres pays, la capacité des pouvoirs publics à utiliser des services numériques et aussi toute la question des données privées, leur accès ainsi que leur utilisation. C’est à peu près tous ces domaines-là qui sont censés appartenir à la question de l’agenda numérique. Tout cela est déterminé, au final, au niveau européen.
En gros, De Croo a un plan qu’il appelle “Digital Belgium”. Son but : faire de la Belgique le troisième pays numérique en Europe, une place occupée aujourd’hui par la Suède. Ce sont ces stratégies qui nous intéressent, nous, à l’ARC où nous nous posons cette question : comment les acteurs économiques influencent la capacité culturelle des individus ? Dans le cas de De Croo, ce plan a été pensé avec le concours de 15 à 16 personnes. Les interlocuteurs sont quasi à 100% issus du monde du numérique privé, c’est-à-dire Microsoft, Google, les fournisseurs d’accès, Orange, Belgacom, Telenet, plus tout un tas d’opérateurs, de lobbys … donc des gens qui vont défendre des intérêts spécifiques par rapport aux pratiques commerciales qui existent par le biais du numérique.
L’agenda numérique d’état en Belgique a été pensé et co-construit avec les plus gros acteurs, qui sont déjà les acteurs économiques dominants de la construction du numérique à l’heure actuelle. D’un certain côté, cela paraît logique qu’on fasse ça en concertation avec les plus gros fournisseurs de services liés au web. Ce qui est plus inquiétant, c’est que dans ce groupe mobilisé par le ministre, il n’y a strictement aucun représentant ne fut-ce que d’une autre culture numérique possible. Il n’y a quasi aucun représentant de la culture libre. Personne n’est là pour défendre le fait qu’il y a une autre façon de penser le numérique, une autre façon de penser digital, que le numérique n’est pas forcément quelque chose de lié au marchand. Personne n’est là pour représenter l’enjeu éducationnel, il n’y a aucun intérêt citoyen, aucun intérêt associatif qui est représenté. Sur les centaines d’associations belges travaillant sur la fracture numérique, aucune représentation. Du coup, ça aura une influence très très nette sur la façon dont on va penser les nécessités numériques en Belgique.
Si nous, à l’ARC, on considère les enjeux numériques comme si importants, c’est que l’on va vers un monde où il n’est plus possible d’avoir quoi que ce soit sans avoir ne fut ce qu’une connexion avec l’espace numérique. Si, dans la construction du plan digital, on n’intègre pas le questionnement le fait qu’il y ait encore, à Bruxelles, 20% de personnes précarisées qui ne savent pas utiliser le numérique, voire que ne savent même pas se connecter, il y aura (et il y a déjà !) un vrai problème culturel, social, économique et politique dans la façon dont la société numérique est pensée.
POUR: Est-ce que, à travers votre pratique pédagogique de terrain, vous diriez que le numérique renforce les inégalités ?
Adrien: Oui, sans hésiter. A la base, le rêve internet, le rêve informatique était en gros un accès à l’information, la capacité à partager des données, des informations plus facilement, plus vite en plus grande quantité… dans le but de développer la connaissance. Mais là, actuellement, la digitalisation “à tout-va” rend la vie des personnes précarisées plus difficile. Un exemple parmi tant d’autres, deux personnes cherchant un bien immobilier à Bruxelles n’auront pas la même chance ni les mêmes opportunités en fonction de leur capacité à mobiliser des outils numériques.
Nicolas: Il y a des gens plus fragilisés par rapport à l’accès au numérique en raison de critères décisifs qui sont l’âge (les personnes âgées ayant plus de difficultés à utiliser le numérique), le genre et, évidemment, le milieu socio-économique. Donc en gros, les gens les moins habilités à utiliser le numérique sont les pauvres, les femmes et les personnes âgées… donc les classes déjà fragilisées par un ensemble de facteurs. Et donc ces catégories, par leur manque de maîtrise numérique, ont une inégalité supplémentaire vis-à-vis de la revendication politique, revendication qui se fait de plus en plus numériquement, elles auront encore moins “voix au chapitre”. C’est une inégalité fondamentale dans le débat aujourd’hui qui n’est pas produite par le numérique mais que le numérique renforce.
POUR: Et justement, pour faire des recherches les plus performantes possibles, ne faut-il pas mobiliser les moteurs de recherche et autres outils “mainstream” considérés comme les plus performants ? Est-ce que faire passer un public plus précarisé, avec moins de ressources numériques, par des logiciels moins connus, des logiciels libres, ça ne vient pas complexifier leur utilisation ?
Nicolas: C’est ce qu’on disait : c’est intimement lié. C’est évident que, quand tu donnes un cours d’informatique, les gens préfèrent retrouver quelque chose qu’ils ont déjà vu ou dont ils ont déjà entendu parler. Ça va même être intuitivement plus facile pour eux d’aller vers Google ou autre. Ce n’est pas spécifiquement plus facile mais c’est juste plus habituel, plus sécurisant, etc. Et cela, c’est quand même tributaire d’un certain modèle de société. Un des gros marchés numériques est, par exemple, le marché de l’éducation. Pour l’instant, il est intégralement investi par des groupes comme Apple ou Microsoft qui passent des contrats avec des écoles pour vendre des ordinateurs moins chers, développer des contrats avantageux, etc. Par cela, ils installent, depuis le plus jeune âge, des logiques qui appartiennent à leur propre modèle de fonctionnement.
A mon avis, cela aurait plus de sens, pour un état, de passer par des logiciels qui ne sont pas propriétaires et d’apprendre, dès l’école, des logiques minimales nécessaires qui nous permettent de choisir entre l’un et l’autre. On ne serait pas plus effrayé d’aller sur “Duckduckgo” que d’aller sur Google. On aurait appris à utiliser l’un ou l’autre et à faire un choix éthique. Ces GAFAMs n’ont pas qu’une domination purement frontale, ils imposent des choses parce que les gens veulent appartenir à ça. Ils s’intègrent dans un faisceau de pratiques et tout fait référence à eux. Ils ont vraiment un poids immense sur la culture et ces gens ont des intérêts très spécifiques : ils financent certaines choses, ils sont dans des orientations politiques bien particulières, leur politique vis-à-vis de la vie privée et de la gestion des données n’est pas du tout claire. Un vrai choix vis-à-vis d’une politique publique serait de, tout d’abord, donner des capacités sur un terrain qui est neutre… quitte à ce que les gens, vu que l’on est dans une société de marché, puissent choisir tel marché plutôt que tel autre.
POUR: Est-ce que pour vous s’installe doucement une absence de conscience de l’alternative ?
Nicolas: C’est surtout que ces GAFAMs font tout pour que ces alternatives ne soient pas accessibles. La disproportion du poids entre ces GAFAMs et les alternatives du libre est immense. Après, ce qui est très chouette, c’est que beaucoup de communautés d’entraide se créent : ça va aussi dans ce sens-là. Il y a tout de même beaucoup de choses qui sont faites pour qu’il y ait des communautés de soutien, qu’il y ait des associations, que les interfaces soient de plus en plus accessibles, …
Après, on peut aller beaucoup plus loin. Il y a des gens qui considèrent que savoir, avoir accès aux ressources fait partie des droits fondamentaux de l’être humain, parce qu’on ne peut pas confier un certain nombre de choses sans savoir comment elles fonctionnent.
POUR: On entend souvent parler de « fracture numérique ». Est-ce que vous pourriez nous en donner une définition simple ?
Nicolas: Je peux te donner une définition très simple. Ce que l’on appelle fracture numérique, c’est une nouvelle ligne de partage comme il en existe entre les vieux et les jeunes, les riches et les pauvres, … C’est entre les gens qui se sentent inclus dans la société numérique et ceux qui s’en sentent exclus. Cela peut être pour plusieurs raisons, ce que l’on nomme :” les niveaux de la fracture numérique”.
Le niveau un, la fracture de premier degré, est vraiment la fracture d’accès. Cela peut être pour plein de raisons. C’est la fracture totale, « je n’ai même pas l’outil ».
Le deuxième niveau concerne ceux qui ont un accès mais n’ont aucun moyen de l’utiliser. C’est à peu près, la majorité du temps, le public que l’on a à l’ARC. Ils n’ont aucune compétence pour pouvoir utiliser les outils numériques. Allumer, savoir utiliser la souris, comprendre ce qu’est un mot de passe, faire une recherche,… C’est donc la fracture de second degré que l’on appelle “la fracture de compétences”.
Ensuite, c’est peut-être la plus importante pour moi, c’est la fracture de troisième degré. Cette fracture, qui entraîne d’ailleurs beaucoup des débats académiques, concerne les compétences sociotechniques liées au numérique. C’est de savoir utiliser le numérique comme un outil social dans ta pratique sociale. C’est maîtriser les compétences, savoir quels sont les enjeux vis-à-vis de ta pratique. Il faut avoir une compréhension des fonctions qu’ont le numérique dans la société.
POUR: Et donc, ce jeudi, vous organisez un évènement ouvert à tous et qui va traiter de ces alternatives au GAFAMs !
Adrien: Ce jeudi, c’est un apéro-expo. Ce sont des événements que l’on organise tous les premiers jeudis du mois sur différente thématiques. On l’a nommé cette fois ci « Sortons du système d’exploitation. Dé-GAFAMons-nous ». Durant toute la durée de l’événement, on parlera fracture numérique, GAFAMs et on proposera aux participants de venir sur différents postes d’ordinateurs, de tester et installer différentes alternatives aux grands logiciels propriétaires : des alternatives aux réseaux sociaux, aux moteurs de recherche, à la navigation routière, toutes sortes d’alternatives, … Une invitation à franchir le pas parce que souvent l’a priori que l’on a quand on n’est pas habitué à utiliser ces alternatives, c’est que c’est complexe, chiant et que ça ne fonctionne pas bien. En fait, il faut déconstruire tout ça en testant et le meilleur moyen pour le faire, c’est en groupe. Ce sera l’idée de ce soir-là.
POUR: Merci à vous pour cet entretien et on prend donc rendez-vous ce jeudi 8 novembre pour venir parler et tester les alternatives aux GAFAMs.
Une interview de François Heinrich