Les jardins ouvriers d’Aubervilliers étaient un site de 7 ha [1], géré par deux associations historiques, l’une indépendante, les jardins ouvriers des Vertus, l’autre intégrée à la Fédération des jardins familiaux, qui prit la suite, dans le courant des années 1970, de la Ligue du coin de terre. Les différentes études menées inscrivent ces jardins dans la riche histoire du jardinage ouvrier promu par les franges catholiques du patronat industriel dit « progressiste ». Les jardins participent donc de l’histoire vivante de la ville d’Aubervilliers, commune maraîchère jusqu’au xixe siècle au cœur de la réputée [2] plaine des Vertus. C’est donc un espace vert singulier vivant depuis longtemps dans l’orbe de villes, Paris ou Saint-Denis. Si ces jardins accueillent une riche biodiversité, on ne saurait toutefois taire leur caractère historiquement anthropisé et s’ils méritent d’avoir une place au sein des réflexions sur la nature en ville, ils en soulignent aussi tous les paradoxes (Blanc et al., 2015 ; Clément, 1997).
Malgré une relégation politique et sociale propre aux espaces urbains populaires, les jardins s’étaient maintenus jusqu’à nos jours en dépit de l’urbanisation francilienne galopante. Espaces de marges, il y avait en eux une part d’informel (Deville, 2021 ; Paddeu, 2021) : il est révélateur que, jusqu’en mars 2021, le bail qui régissait l’accès de ces associations fut encore un bail dit « précaire » contracté avec l’État lui-même. Ce caractère invisible, y compris parfois pour certains riverains, en faisait un refuge précieux pour la faune (26 espèces). Ce caractère de réserve écologique était renforcé par la proximité d’un ancien site fort militaire désaffecté (36 ha) qui accueillait aussi la faune. C’est dans ce cadre que subsistaient 7 ha de larges parcelles d’environ 200 m2. Cette taille, classique pour des jardins ouvriers, diffère énormément des « jardins partagés » modernes : conformément au projet politique et social de l’abbé Lemire, ils visent d’abord l’autonomie alimentaire d’un foyer. Toutefois, ces dimensions permettaient aussi de composer un véritable paysage marqué par la présence d’arbres fruitiers. Jusqu’en mars 2020, 250 usagers et usagères attitré-e-s et au moins le triple de bénéficiaires les utilisaient : parent-e-s, enfants, ami-e-s, collègues, voisin-e-s (Cérézuelle, 2003).
En surface, la question de la beauté
Un premier argument relevait du sensible, fait d’attachements ou de perceptions affectives : les jardins étaient beaux et amélioraient l’esthétique du quartier. Largement mobilisé par les usagers et usagères du site qui y avaient accès, moyennant une clé, il l’était également, comme l’ont révélé des enquêtes citoyennes, pour les riverain-e-s, notamment du quartier des Courtillières qui, depuis les tours de leurs immeubles, bénéficiaient d’un véritable paysage, une vue de verdure couronnée d’arbres dans le lointain, le Fort. Toutefois, cet argument sensible pouvait également être repris par d’autres habitant-e-s qui ne connaissaient pas le site mais qui déploraient le manque de verdure dans Aubervilliers. Le projet d’un « surplus de béton », à savoir l’équipement, était donc fréquemment balayé par la dénonciation d’un « manque de nature ». Ces différents ressentis ont pu être collectés lors d’enquêtes citoyennes ou de séances de tractage. Les aménageurs et aménageuses ont eu tendance à voir dans ce refus le signe d’une ingratitude des administré-e-s à l’égard de la puissance publique, allant jusqu’à dénoncer une approche trop subjective, « religieuse » (Lindgaard, 2021). Pourtant, cette attitude naît d’une histoire sociale, celle de la confiscation dans l’urbanisme des xixe, xxe et xxie siècles par les classes aisées de l’accès à des espaces de verdure récréatifs (Correia et al., 2023). Cette confiscation, liée hier à la relégation des classes laborieuses, crée aujourd’hui des inégalités urbaines et sociales bien documentées par des acteurs variés (Hamel et al., 2019 ; Notre affaire à tous, 2020). Le caractère affectif de ce discours ne devait pas non plus le discréditer : on sait aujourd’hui que l’accès à une forme de nature en ville tend à renforcer un sentiment subjectif de « l’habiter » (Nahmias, 2017).
En deçà, la question du cadre de vie
Sous ce refus d’un équipement, c’est donc d’inégalité dont il est question : à savoir pouvoir se délasser dans un environnement doté d’aménités naturelles, et dont les bienfaits sont bien documentés (Hallé, 2011 ; Hamel et al., 2019). Or, de ce point de vue, en 2020, Aubervilliers était une commune en souffrance ne disposant que de 1,42 m2 de verdure par habitant-e. Ce chiffre ne prend sens qu’au regard des seuils édictés par l’oms invitant à un ratio de 15 m2 d’espaces verts par habitant-e et ce pour des raisons de santé physique, psychique et communautaire. Cet objectif a été repris à la baisse, en 2017 avec le « plan Arbres » par Valérie Pécresse, qui promettait à tout-e Francilien-ne 10 m2 de verdure. Certes, la Seine-Saint-Denis, qui possède de superbes et vastes parcs départementaux, permet, en faisant le calcul d’une moyenne, de gratifier chaque citoyen-ne d’une verdure à peu près convenable (12 m2) [3]. Mais c’est oublier une recommandation de l’oms : ces espaces de verdure doivent être situés dans un périmètre accessible avec 15 minutes de marche (300 m). Pour certain-e-s des habitant-e-s du quartier du Fort d’Aubervilliers, dont le parc le plus proche est celui de La Courneuve (départemental, 2,6 km) ou celui de centre-ville (municipal, 2,5 km) le compte souvent n’y est pas. Les jardins, eu égard à ce rapide panorama, font donc figure de ressource inestimable, et ce d’autant qu’elle est ancienne.
Pourtant, la question de la nature en ville dépasse ces considérations qui peuvent sembler entachées d’une dimension subjective. En effet, qu’est-ce qu’un jardin, au sens le plus terre à terre ? Du sol (cultivé), des fleurs, des légumes, des arbres. Rien qu’à cette aune, le potentiel de services écosystémiques rendu par cet espace s’impose : captage du co2, rafraîchissement urbain en période caniculaire, gestion des eaux pluviales par un sol perméable. Des thermographies d’été réalisées par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) en 2020 [4] ont montré une différence d’au moins 10 °C entre l’espace des jardins Fort et le cœur d’îlot urbain situé de l’autre côté de la N2. Des enquêtes citoyennes menées auprès des riverain-e-s ont montré une sensibilité aiguë aux enjeux de rafraîchissement et une expertise citoyenne avérée : pour une ville fraîche, il faut des arbres, et si possible anciens. Or, face à un site comportant des sujets anciens (cerisiers, figuiers, pruniers) et pour certains rares (néfliers européens, Mespilus germanica) l’aménageur a multiplié les réponses qui seraient drolatiques si elles n’étaient fallacieuses : oui les arbres seraient déplacés… s’ils avaient moins de deux ans. Oui, le sol artificialisé serait compensé, par un toit garni de 5 cm de pouzzolane et agrémenté de petites plantes grasses telles qu’on en trouve spontanément dans les interstices du bitume. Or, contrairement aux aménageurs et aménageuses, les riverain-e-s de ces quartiers populaires savent ce qu’est le vivant, et qu’un cerisier sous lequel trouver de l’ombre pour laisser passer la canicule a peu à voir avec un toit où rôtissent des succulentes.
Qui fait la ville ?
Sous l’enjeu de la « nature en ville » se glisse en fait un autre enjeu, de culture cette fois, celui d’habiter la ville. Car la nature des jardins était précisément de cultiver une certaine ouverture : à la faune certes (hérissons, écureuils) bien malmenée dans des écoquartiers excessivement aménagés, mais aussi, à la rencontre d’autres que soi (nationalités, parcours de vie, classes sociales), enfin à la rencontre d’autres valeurs, moins mercantiles, moins consuméristes, faites de trocs, de dons et d’arrangements divers (Deville, 2021 ; Cérézuelle, 2003). Certes, avant la mobilisation, les jardins paraissaient fermés sur eux-mêmes. Cet aspect, que l’on peut déplorer, peut se comprendre au regard du contexte qui a vu naître ces jardins : le catholicisme dit « progressiste » de la fin du xixe siècle qui concevait la parcelle jardinée comme une extension de la cellule familiale ainsi qu’une forme aménagée de propriété privée. Toutefois se limiter à une appréciation négative, motivée par un héritage historique manque les dynamiques à l’œuvre dans ces jardins : dans des banlieues populaires où la densité est forte, l’aspiration à un espace d’intimité (Deville, 2021) fait aussi sens. Par ailleurs, l’entre-soi dénoncé par les aménageurs et aménageuses ne fait que renvoyer en miroir aux phénomènes d’entre-soi observables dans des milieux aisés. Quoiqu’il en soit, les jardins, grâce à la mobilisation, se sont ouverts et le sont restés, montrant qu’un héritage tiré d’une histoire datée peut venir nourrir de nouvelles manières de faire ville. Au fond, cette nature en ville invisible vient précisément raconter qu’une ville humaine, ouverte aux vivants et par là vivable, fraîche, perméable à la pluie, bourdonnante d’abeilles et de papillons, ne peut exister qu’au travers d’une forme de déprise du côté d’un aménagement descendant, piloté par les pouvoirs publics : la ville vivante et vivable passe par l’appropriation spontanée, celle des êtres humains ou des plantes pionnières de la friche.
Une fois reconnue cette nature urbaine, il est possible d’apprécier avec recul le processus par lequel les aménageurs publics s’en sont saisis et les critiques que la mobilisation citoyenne leur a adressées. Dans ce débat, les citoyen-ne-s mobilisé-e-s ont eu soin de présenter un projet alternatif préservant la cohérence du projet sportif où la terrasse de détente était placée en toiture de la piscine et de mobiliser tous les outils démocratiques à leur disposition : rencontres d’élu-e-s et commanditaires, pétition, relais média, procédures juridiques.
Grands projets et lutte des jardins
La lutte pour sauver les jardins d’Aubervilliers a duré trois ans. Elle a mobilisé des participant-e-s très varié-e-s : des habitant-e-s, des citoyen-ne-s sympathisant-e-s, des militant-e-s issu-e-s de milieux politiques, syndicaux et associatifs, des jardiniers et jardinières, des acteurs et actrices de la presse, des élu-e-s d’oppositions diverses, des associations locales, des enseignant-e-s chercheur-se-s. Son déroulement a investi plusieurs arènes : débat public par la presse, concertations publiques, échanges particuliers avec les différentes parties prenantes publiques (État, mairie d’Aubervilliers, département), contestations citoyennes (manifestations), réseaux sociaux, justice, occupation de l’espace physique. Un accord a été signé en septembre 2023 : les jardins sont sauvés, du moins en grande partie. Revenons sur cette lutte et analysons toutes les ressemblances, toutes les correspondances, les contiguïtés de cette lutte avec celles des grands projets destructeurs, les projets qui appellent ou ont appelé une mobilisation citoyenne en lien avec des questions environnementales : Notre-Dame-des-Landes, Sivens, les mégabassines, l’autoroute A65…
En 2020, 1 des 7 ha des jardins ouvriers du Fort d’Aubervilliers était menacé par 3 grands projets : une piscine d’entraînement olympique et son solarium évoqué plus haut, mais aussi une station de la ligne 15 du Grand Paris Express [5] et une zac, un quartier de logements en chantier sur le Fort d’Aubervilliers (collectif de défense des jardins ouvriers des vertus, 2020). Trois ans de lutte citoyenne, médiatique et juridique ont permis de sauver plus de la moitié des jardins qui étaient menacés. En 2021, deux recours juridiques étaient lancés, à la fois contre le plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) et contre le permis de construire du projet de piscine d’entraînement olympique. En parallèle, le terrain était occupé durant tout le printemps et l’été 2021. Les recours gagnés au printemps 2022 ont contraint la ville et les aménageurs à revoir leurs projets.
Dans la première partie de ce texte, nous avons décrit l’importance de ces jardins, il est maintenant question des similarités entre les grands projets destructeurs : la stratégie du saucissonnage, la dilution des responsabilités, l’opacité, les mensonges, voire l’illégalité des projets souvent portés ou soutenus par les pouvoirs publics en faveur d’intérêts privés. On évoque brièvement les modalités de mise en œuvre de l’opposition citoyenne.
Saucissonnage
Une des stratégies communes aux projets destructeurs est appelée « saucissonnage » (Barroux, 2015). Cette stratégie consiste à réduire les impacts des projets en les découpant en tranches, en plusieurs parties, en plusieurs phases, ou en procédures multiples. À Aubervilliers, la destruction des jardins est programmée à la fois pour la piscine et son solarium sur 4 000 m2, pour le métro sur 2 000 m2 et pour un quartier mixte de logements et d’activités sur 4 000 m2. À Notre-Dame-des-Landes, les procédures avaient été « saucissonnées » dans le temps : le débat public avait eu lieu en 2003, l’enquête publique en 2007, l’enquête « loi sur l’eau » en 2012… Cette méthode minimise les conséquences des projets sur l’environnement. La question des impacts écologiques est renvoyée à un stade ultérieur ; cependant, une fois le projet commencé ou avancé, il est presque impossible de revenir en arrière et de prendre en compte de manière globale les conséquences des destructions.
La stratégie du « saucissonnage » permet aussi de diluer les responsabilités des acteurs (fonctionnaires, élus, bureaux d’études, porteurs de projet, entreprises). À Aubervilliers, le collectif de défense des jardins a fait face à une multiplicité de décideurs, chacun se renvoyant la responsabilité de la destruction programmée. Pour la sous-préfète, la maire décidait des projets, pour cette dernière, il s’agissait de la volonté de la maire précédente qui, quant à elle, pointait Grand Paris Aménagement (gpa), aménageur de la zac. Ces acteurs institutionnels, eux, renvoyaient vers le comité olympique, financeur en partie de la piscine ; la Société du Grand Paris, constructeur du métro ou encore Plaine Commune, en charge du PLUi… Lorsque le crime est collectif, la part individuelle de responsabilité devient impossible à évaluer, elle disparaît et il en résulte l’impunité des principaux coupables. Face à cette stratégie le collectif a mis en œuvre trois types d’actions : d’une part, la communication auprès du grand public, pour faire connaître le projet comme un tout cohérent ; d’autre part, l’action juridique, en tenant compte du découpage administratif ; enfin, le plaidoyer au cas par cas auprès de chaque institution impliquée comme donneuse d’ordre ou partie prenante.
Complexité, opacité, voire illégalité des projets
Dans une démocratie mature, il est invraisemblable que les grands projets territoriaux, ceux qui ont des conséquences sur l’environnement mais aussi sur des milliers de citoyen-ne-s, soient menés dans l’opacité. Pour comprendre les travaux qui allaient être réalisés à Aubervilliers, les jardiniers et jardinières ont été confronté-e-s à des plans illisibles. Seule une lecture du nouveau PLUi de Plaine Commune, voté en février 2020, leur aurait permis de comprendre la destruction programmée de leurs jardins. Les procédures d’urbanisme semblent volontairement complexes pour écarter les citoyen-ne-s et rendre difficile leur participation. Il est souvent impossible pour les habitant-e-s de décrypter sérieusement les centaines de pages des dossiers techniques en quelques semaines d’enquêtes publiques. Dans le projet de l’autoroute A65 ouverte en 2010, les prévisions de trafic du concessionnaire permettant de juger de la rentabilité de l’infrastructure n’ont même jamais été rendues publiques. Les élus n’ont pas eu accès à ces éléments avant d’engager financièrement leur collectivité dans cette infrastructure. Les trois premières années, le concessionnaire a perdu 100 millions d’euros et les collectivités ont dû rembourser les coûts de construction au concessionnaire en raison du manque de rentabilité (Milanesi, 2013). Dans le cas des jardins, c’est l’intégration, au sein du collectif, de personnalités expertes, architectes, urbanistes, chercheur-se-s, ingénieur-e-s qui a permis de comprendre ces informations puis de traduire pour le grand public les tenants et aboutissants du projet, afin d’élaborer un argumentaire.
La question du classement des jardins en zone naturelle (zone N) fut posée lors de la modification du PLUi sur la commune d’Aubervilliers, fin 2018. Le commissaire enquêteur écrit dans ses conclusions : « Le public a fait une observation […] demandant de sanctuariser en classant le jardin des Vertus au Fort d’Aubervilliers en zone N, le sous-sol n’y est pas pollué et sa maturité écologique oblige à le conserver raisonnablement au vu du réchauffement climatique, le détruire implique de repartir de zéro, il faudrait trente ans pour réobtenir son efficience par la création d’une compensation » (commune d’Aubervilliers, 2018). À la suite de cette demande, la réponse de l’établissement public territorial (ept) Plaine Commune est la suivante : « Le jardin des Vertus au Fort d’Aubervilliers est classé au plu en zone UVj, où seules sont admis les constructions, ouvrages ou travaux destinés à la gestion et au fonctionnement des jardins familiaux. Il s’agit donc d’un zonage protecteur pour ces espaces. L’évolution des zones uv n’était pas l’objet de la modification du plu, de même que la création de zones N. Toutefois, la sanctuarisation du jardin des Vertus par son classement en zone N peut être intégrée au PLUi en cours d’élaboration » (commune d’Aubervilliers, 2018).
Dans le nouveau PLUi, publié le 25 février 2020, le collectif de défense des jardins découvre que seule une partie des jardins est classée en zone N. La destruction de 6 000 m2 de jardin est prévue pour la construction de la piscine olympique et de la gare. En outre, le PLUi prévoit de transformer les jardins en zone urbaine sur environ 4 000 m2. Les mensonges, les manipulations, les informations biaisées sont malheureusement courants dans de nombreux projets. L’information du public n’est ni objective ni rationnelle. À Notre-Dame-des-Landes, le projet d’aéroport était justifié par une prétendue saturation et le coût surévalué du réaménagement de l’actuel aéroport [6]. Pour la ligne tgv Lyon-Turin, les porteurs du projet ont longtemps caché que la ligne existante n’était utilisée qu’à 17 % de sa capacité (Renou, 2023). Pour le barrage de Sivens, les 900 pages du dossier d’enquête publique ne suffisaient pas pour analyser le projet de manière exhaustive. Certains éléments essentiels en étaient absents, comme le rapport analysant le déficit en eau, le plan de gestion des étiages du Tescou qui présentait une alternative, l’avis technique défavorable de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques… (Souchay, 2020).
À Aubervilliers, le PLUi a été annulé par la justice, car il était illégal. En effet, le schéma directeur régional d’Île-de-France (sdrif), adopté en 2013, protégeait les bois du Fort d’Aubervilliers et ses jardins comme un espace vert d’intérêt régional à créer et pour les jardins familiaux un espace à préserver. Il précisait : « Il convient de pérenniser la vocation des espaces verts publics existants, de valoriser les espaces ouverts privés insérés dans la ville dense, d’optimiser l’ensemble des fonctions ou des services que rendent ces espaces » (Institut Paris Région, 2013, p. 43).
Contraint par cette protection, gpa ne pouvait étendre le projet de zac du Fort d’Aubervilliers sur le territoire des jardins. En ne tenant pas compte de cette protection, le PLUi de Plaine Commune a été rendu illégal et a été annulé par la Cour d’appel du tribunal administratif de Paris en 2022. Un PLUi modifié est entré en vigueur début 2023, il élargit la protection des jardins en zone naturelle.
Argent public et intérêts privés
La piscine d’Aubervilliers est une forme de partenariat semi-public et semi-privé, un marché global de performance, porté par la puissance publique pour franchir toutes les étapes institutionnelles, ses 33,6 millions d’euros sont financés par l’État, les collectivités locales, dont la commune d’Aubervilliers et les Jeux olympiques qui en subventionnent près d’un tiers du coût. Son fonctionnement est privé, géré par spie Batignole qui réalise le bâtiment, doit en assurer la maintenance, l’exploitation et en tirer les bénéfices de l’équipement. Une enquête de la Cour des comptes en 2018 montre cependant qu’« aucune piscine examinée ne présente un résultat d’exploitation équilibré ou excédentaire ». Aussi, le modèle économique annoncé par la mairie d’Aubervilliers prévoit de verser une participation financière au délégataire dans le cadre de cette délégation de service public (Lindgaard, 2021). Comme dans la plupart des projets, les risques financiers sont couverts par la puissance publique mais les profits sont captés uniquement par les acteurs privés. Le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes était un partenariat public-privé (ppp) au profit de Vinci. Dans le même ordre d’idées, loin d’être d’utilité publique, les mégabassines sont financées à 70 % par l’État, par l’Agence de l’eau et les fonds Plan de Relance, dans l’intérêt de quelques agriculteurs (Ouest-France, 2023).
Convention d’aarhus et prise de conscience
La Convention d’Aarhus, que la France a ratifiée en 2002, consacre trois droits fondamentaux en matière d’environnement pour les citoyen-ne-s et les associations qui les représentent : l’accès à l’information, la participation au processus décisionnel, et l’accès à la justice. Selon plusieurs associations environnementales, son application améliorerait grandement la participation citoyenne dans les processus de décision des projets aujourd’hui contestés (Mandard et Mestre, 2023).
Il a fallu trois ans de lutte pour sauver un hectare de jardin, dix-huit ans de lutte pour préserver les 1 600 ha de Notre-Dame-des-Landes, un mort à Sivens pour éviter la construction d’un barrage, etc. Pourtant chaque jour des centaines d’hectares sont détruits et disparaissent sous le béton.
Au-delà d’une simple correction des défauts structurels des procédures d’aménagement, il est temps de prendre pleinement conscience des enjeux contemporains dans la sauvegarde des terres, du milieu naturel et de la vie. « L’effondrement climatique a commencé », déclarait en septembre 2023, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres. L’effondrement du vivant et de la biodiversité est lui aussi largement avancé. Le philosophe indien Sri Aurobindo (1872-1950) appelait lui aussi à un changement de conscience capable de transformer le monde matériel profondément et durablement. Ce changement de conscience était selon lui la prochaine évolution de l’humanité (Satprem, 1964).
La mobilisation pour les jardins ouvriers d’Aubervilliers appelle plusieurs remarques. Elle souligne tout d’abord que, contrairement aux schémas de pensée qu’accrédite souvent l’urbanisme par projet, « l’espace n’est évidemment pas une page blanche sur laquelle la ville actuelle se construit comme elle l’entend, contrairement à ce qu’ont pu imaginer trop d’urbanistes du siècle dernier. Les banlieues, comme leurs villes, tiennent compte des éléments préexistants » (Xandry, 2014, p. 7). Ces différentes couches, géologiques et historiques, constituent une réalité « déjà-là » avec laquelle des acteurs et actrices et des habitant-e-s composent. Or, la logique du projet contribue précisément à rendre invisible les fonctions et usages de l’espace, les relations subjectives mais aussi la nature en ville. Le cas des jardins est révélateur : alors que les derniers rapports du giec (ipcc, 2023), mais aussi des organismes plus locaux, comme l’Institut Paris Région (Agence régionale de la biodiversité, 2022), soulignent l’importance de végétaliser et de renaturer les villes, ou d’appliquer réellement la loi zan (fnau, 2023), un projet actuel rase un espace conséquent de nature mature. Le caractère discret des jardins est moins à incriminer qu’une forme de myopie des logiques d’aménagement et c’est dans son dépassement que se joue la transition.
Un second point concerne la participation citoyenne. Alors que le taux de participation aux activités démocratiques instituées affiche une désaffection massive, que les concertations sont peu suivies, que les associations peinent à mobiliser, des jardins ont fédéré une action citoyenne puissante. Ne faut-il pas y lire un démenti profond, à savoir que les citoyen-ne-s sont prêt-e-s à s’impliquer, à soigner leur lieu de vie, à faire une place à la nature, à s’engager, voire, à faire des sacrifices (celui d’une terrasse de bronzage) ? L’enjeu n’est-il pas dès lors d’offrir les conditions réelles de l’exercice de cette action citoyenne ? Comme la nature en ville, elle est en effet déjà-là, invisible et puissante. Reste aux acteurs et actrices publiques à s’en saisir dans une relation qui la reconnaisse comme un partenaire plein et entier.
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- Xandry Catherine, 2014, « Les marges des villes médiévales et du début de l’époque moderne et leurs échos dans le périurbain actuel », Les nouvelles de l’archéologie, n° 136 [url : http://journals.openedition.org/nda/2495, consulté le 04/12/2023].
Source : https://shs.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2024-2-page-149?lang=fr&tab=texte-integral