Décodage : “Les droits de succession en Wallonie”

(…) sans gratitude et humilité, il est difficile d’être attentif au bien commun. Michaël Sandel
Cette note vise à partager quelques arguments peu ou pas évoqués au cours des dernières semaines sur la suppression des droits de succession avancée par les Engagés. Elle ne prétend donc pas faire le tour d’une matière philosophiquement, budgétairement et techniquement complexe.

Pour l’essentiel (voir texte programmatique complet en annexe), ceux-ci proposent de

« remplacer les droits de succession par un taux fixe pour toutes les transmissions de 4 à 5 % par exemple, quelle qu’en soit la cause » et d’instaurer, en sus, « un abattement des premiers 100.000€ transmis par bénéficiaire de la succession ». Dans diverses prises de position publiques avant et après les élections, il a été rappelé que cette réforme s’accompagnait d’une taxation des plus-values. Le programme prévoit en effet « l’instauration d’un précompte mobilier libératoire sur les plus-values nettes (déduction faite des coûts et moins-values) comme le sont les intérêts ou les dividendes. » Mais d’éventuelles recettes nouvelles liées aux plus-values bénéficieraient à un autre niveau de pouvoir. En outre le texte (avant dernier tiret du texte des Engagés) n’est pas clair : il fait allusion à la globalisation des revenus alors que tout indique que, pour les revenus du capital, y compris les plus-values mais pas pour les loyers réels, les Engagés pensent plutôt à un système fiscal dual (dual income tax).

Pour l’essentiel (voir texte programmatique complet en annexe), le MR prévoit une limitation des droits de succession à 50%, avec maintien d’une progressivité, renforcée même, d’assouplir la condition d’exonération de l’immeuble familial et les conditions de saut de génération, et de faciliter la transmission d’entreprises.

Je trouve ici déplorable l’utilisation de l’expression « impôt sur la mort », d’une part parce qu’elle est utilisée aux États-Unis par les pires conservateurs et républicains américains pour défendre, avant tout, les très riches et d’autre part parce qu’elle est par définition factuellement fausse : ce sont des vivants qui sont taxés. Attention à importer dans notre culture politique et sociétale des attitudes et concepts qui génèrent des formes de guerre culturelle, avec les dégâts sur la cohésion sociale qu’on peut observer dans certains pays (États-Unis, Brésil…).

Premier constat (cela devient une habitude) : il n’y a pas, ou pratiquement pas, de données disponibles, publiquement accessibles en tout cas. Il circule, semble-t-il, des données en certains lieux mais on a l’impression qu’ils sont aussi cachés que les codes nucléaires du Pentagone. On peut même se demander sur quelle base statistique les deux futurs coalisés ont élaboré leur programme.

Voici ce que l’on a pu obtenir « par la bande » (calculs propres).

Les droits de succession en Wallonie – tableau d’ensemble – en millions – 2023

 

  Nombre

de cas

Base

imposable

En % du

total

Montant

moyen

Droits à

payer

En % du

total

Taux

moyen

Recettes

si taux 5%

Baisse

recettes

Desc., asc. & cohabitants 75.679 4.046 67,2% 53.469 310 40,9% 7,7% 202 -108
Epou(x)(se) 13.893 1.021 17,0% 73.512 63 8,3% 6,2% 51 -12
Frères et soeurs 5.701 253 4,2% 44.412 107 14,2% 42,4% 13 -95
Neveux, nièces, oncles, tantes 6.628 214 3,6% 32.269 98 12,9% 45,6% 11 -87
Autres personnes 8.555 294 4,9% 34.335 180 23,7% 61,2% 15 -165
Exemption art. 55 3 0 0,0% 84.389 0 0,0% 0,0% 0 0
A.S.B.L. 1.411 195 3,2% 137.992 0 0,0% 0,0% 10 10
Total 111.870 6.024 100,0% 53.844 758 100,0% 12,6% 301 -457

 

Ce tableau suivant montre plusieurs choses intéressantes, en particulier ceci :

  • plus de 80% du montant total des héritages (la somme des deux premières catégories) sont soumis à des taux de taxation moyens de l’ordre de 6-7%, ce qui est loin d’être confiscatoire ; le taux moyen est de 12,6% ;
  • les ASBL (qui profitent notamment des legs en duo) seraient perdantes dans le système proposé par les Engagés ;
  • une estimation mécanique (= toutes autres choses égales par ailleurs) du passage à un taux de taxation de 5% conduit à une perte de 457 millions de recettes, soit +/- 3% des recettes de la Wallonie (hors emprunts) ; il faut y ajouter l’impact non chiffrable sur base des seules données disponibles d’un abattement généralisé de 100.000 € mais il ne devrait plus y avoir beaucoup à taxer au vu des montants ..

Les Engagés comptent sur un moindre intérêt de procéder à des montages fiscaux pour compenser – au moins en partie – cette importante perte fiscale. Deux arguments devraient doucher cet espoir :

  • si on prend comme hypothèse – c’est implicitement le cas au vu de l’argumentation des Engagés – qu’il s’agit de montages financièrement importants, il restera toujours intéressant de faire de tels montages, même si les gains fiscaux sont moindres ;
  • ces montages peuvent avoir d’autres raisons, légitimes.

Quand bien même, ou ces montages sont légaux et légitimes, auxquels cas il ne peuvent être invoqués pour réduire pour tous les droits de succession, ou ils ne le sont pas et il faut s’employer à colmater les brèches. A ce que je sache, on ne propose pas de réduire les taux de taxation à l’IPP sous prétexte que les loyers échappent – légalement – au principe de taxation des revenus réels (nets).

L’argument le plus populaire pour réduire, voire supprimer, les droits de succession est que les patrimoines légués ont été constitués à partir de revenus déjà taxés, qui plus est des revenus supposés être ceux d’un travail plus ou moins acharné et d’un comportement d’épargne volontariste, préféré à une jouissance immédiate.

Cet argument global est dans les faits de faible portée, pour les raisons suivantes :

  1. Cet argument vaut tout au plus pour le premier tour : si la première génération qui hérite d’un travailleur acharné se contente de bien gérer l’héritage, sans effort particulier, quelle peut être la prétention de la seconde génération à évoquer ce type d’argument ?
  2. L’origine des (grosses) fortunes s’inscrit souvent dans des circonstances favorables ; il ne suffit pas seulement de travailler – cela se saurait s’il suffisait de travailler dur pour bâtir une fortune… – ou d’avoir des talents (innés), encore faut-il que les circonstances techniques, économiques ou légales soient favorables. Quel est le mérite, par exemple, pour certains propriétaires des années 60 d’avoir fait une plus-value en vendant des terrains devenus constructibles par décision politique ou en se voyant expropriés pour cause de travaux publics ? Or beaucoup de plus-values sont liées à l’action publique (par exemple une ligne de métro). Dans le cas particulier de la Belgique, quelle est la légitimité de certaines fortunes qui ont trouvé naissance dans les colonies ?
  3. La partie de l’argumentation qui consiste à rejeter ce qui, pour faire simple, constituerait une double taxation ne résiste pas à l’épreuve des faits : de nombreux patrimoines légués ont bénéficié de plus-values – non taxées – ou de revenus moins imposés, comme les Se pose ici la question de l’équité avec la taxation des revenus du travail : certains peuvent bénéficier – à (très) bon compte – d’un patrimoine immobilier reçu en héritage dont les revenus seront moins taxés que ceux d’un salarié ou d’un indépendant. Peut-on enfin exclure que certaines fortunes – ou même de plus modestes héritages – n’aient en rien bénéficié d’activités illégales ou de travail au noir ?

Un point particulier mérite d’être ici évoqué. Une partie de l’assiette imposable des héritages est de facto constituée de plus-values puisque l’estimation des patrimoines se fait « au prix du jour ». Dès lors, tout droit de taxation constitue de facto – en partie – une taxe sur des plus- values latentes. Notons à cet égard que, notamment aux États-Unis, il existe un débat sur l’opportunité et la possibilité de taxer les plus-values latentes, comme l’explique un récent article (22 juin 2024) de The Economist.

D’une manière générale, cette vision émotionnelle de l’héritage et des droits de succession fait fi d’une abondante littérature qui vise à remettre en cause la vision encore dominante de la méritocratie. Le livre le plus connu à cet égard est celui de Michaël Sandel, « La Tyrannie du mérite » (Albin Michel, 2021 – voir ici la critique qu’en a fait Le Monde).

Pour aller à l’essentiel, une analyse de la réalité montre que des tas de facteurs déterminent la réussite, en tout cas les parcours de vie, comme le capital génétique (beauté, taille, capital santé…), son rang dans la fratrie, divers héritages, le capital social, les circonstances (le hasard…) et rencontres, etc., etc. A-t-on prise sur son lieu et les circonstances de naissance ? Même la force de travail dépend de beaucoup de facteurs sur lesquels la supposée puissance et volonté d’un individu influent peu.

Jonf Rawls dit ceci : « Nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial dans la société. Avons- nous un mérite du fait qu’un caractère supérieur nous a rendu capable de l’effort pour cultiver nos dons ? Ceci aussi est problématique ; car un tel caractère dépend en bonne partie d’un milieu familial heureux et des circonstances sociales de l’enfance que nous ne pouvons mettre à notre actif. La notion de mérite ne s’applique pas ici. »1

Dans des secteurs concurrentiels, c’est souvent la chance qui est la clé de la réussite des (quelques-)uns et de la non ou moindre réussite des (nombreux) autres.

« Il est d’autant plus compliqué d’apprendre la gratitude et l’humilité que nous nous considérons comme agents autonomes et individuels de notre réussite. Mais, sans gratitude et humilité, il est difficile d’être attentif au bien commun. » conclut Sandel.

Dans une telle perspective, une réforme des droits de succession devrait viser moins à supprimer cet impôt qu’à les restructurer sur base des lignes suivantes :

  • préserver le survivant bien sûr ; c’est largement le cas ;
  • protéger le capital productif ; c’est déjà largement le cas aussi ; on peut certes encore améliorer ces dispositifs mais tout en demandant une contribution juste aux héritiers, par exemple par un étalement sur une longue durée des droits de succession et en corrigeant le tir le moment venu ; illustration : préserver les terres agricoles lors d’héritages c’est bien, mais si, en cours de vie, l’exploitant vend des terres en réalisant une belle plus- value, non taxée aussi, quelle est encore l’équilibre dans la durée d’un tel système ?
  • rapprocher les taxations des donations et successions, comme le propose notamment

Philippe Van Parijs ;

  • réduire voire supprimer le poids du critère « distance par rapport au défunt » ;
  • maintenir une progressivité en fonction de l’importance de l’héritage ;
  • et, pour beaucoup d’économistes, inscrire une telle réforme dans un projet plus large englobant également une restructuration des droits d’enregistrement et une taxation de toutes les plus-values ; il est vrai que rien qu’une taxation des plus-values redessinerait l’argumentation développée ci-dessus.

 

Philippe Defeyt


1 Cité in : « Le mérite ne serait-il que de la chance ? »

 

Annexe :
Ce que disent les programmes

Les Engagés

SUPPRIMER LA TAXATION SUR LES HÉRITAGES

« L’impôt sur les héritages est ressenti comme particulièrement injuste, car l’État paraît profiter du malheur de ses citoyens plutôt que de se tenir à leurs côtés. En outre, les héritiers ont le sentiment de devoir payer une taxe simplement pour conserver ce qui appartient déjà à leur famille alors qu’aucun nouveau revenu n’est généré.

Un patrimoine déjà soumis aux taxes diverses durant la vie de ses parents. Il est vécu comme un hold-up d’État. Ceci nuit à l’adhésion des citoyens à l’impôt. C’est pourquoi nous voulons remplacer les droits de succession par un taux fixe pour toutes les transmissions de 4 à 5 % par exemple, quelle qu’en soit la cause. Ces droits de succession sont en effet injustes (frappant ceux qui sont confrontés à un décès soudain tandis que d’autres auront pris les devants pour organiser leur succession), discriminatoires selon le lien de parenté et même confiscatoires (car pouvant aller jusqu’à 70 % !).

Ces droits de succession, contrairement à une idée répandue, n’exercent pas un rôle de modération ou de justice fiscale à l’égard des plus riches, car ceux-ci sont les premiers à veiller, à grand renfort d’experts fiscalistes, à créer des montages leur permettant d’éluder ce impôt. Par exemple, lors du décès d’Albert Frère, milliardaire belge bien connu, pas un seul euro n’a bénéficié aux caisses de l’État. CQFD. Seules au final les classes moyennes ou plus fragiles restent les dindons de la farce en honorant ces droits de succession faute d’anticipation ou de capacité de financer des experts. En ayant une taxe beaucoup plus faible, il n’y aura plus guère d’intérêt à réaliser tant de montages fiscaux pour l’éluder et l’assiette de perception s’élargissant à tous, elle pourra conserver sa rentabilité actuelle pour les budgets publics. Nous proposons en sus un abattement des premiers 100.000 € transmis par bénéficiaire de la succession (les 40 % de la population les moins riches ne devront ainsi jamais payer de droit de transmission).

Nous voulons :

  • Supprimer la taxation sur les héritages dès lors que la taxation en amont aura été plus juste, sur une assiette plus large, notamment via la globalisation des revenus (hors loyers) qui taxera les revenus du travail, mais aussi ceux du
  • Instaurer temporairement une contribution annuelle de solidarité de 1 % sur le 1 % le plus riche de la population, les gros patrimoines actuels n’ayant pas par le passé été soumis à la taxation globale des revenus que nous proposons. »

Le MR

Une fiscalité qui encourage la transmission du patrimoine via la réduction des droits de succession

Les droits de succession sont actuellement très élevés à Bruxelles et en Wallonie. Les taux peuvent aller jusqu’à 80% en ligne indirecte à Bruxelles, ce qui de facto empêche de transmettre véritablement le travail d’une vie. Des enfants peuvent également être amenés à devoir restituer au Trésor un tiers de l’héritage, de sorte qu’ils sont forcés de vendre des biens de famille pour payer l’impôt. Combiné avec un régime assez complexe de droits de donation, cette situation crée des iniquités entre les personnes qui s’organisent et sont bien conseillées, et le reste de la population qui est soumise à des prélèvements prohibitifs. Il devient par ailleurs de plus en plus difficile de justifier que les droits de succession varient si le testamentaire veut léguer une partie de son épargne à un frère ou une soeur, à un neveu ou un ami.

Afin d’encourager la transmission du patrimoine, le MR propose de rendre les droits de donation et de succession plus progressifs, de réduire les taux maximums qui sont dans de trop nombreux cas de nature confiscatoire, d’assouplir la condition d’exonération de l’immeuble familial et les conditions de saut de génération, et de faciliter la transmission d’entreprises.

Pour le MR, la logique est la même quels que soient les impôts : il n’est pas normal que l’Etat ponctionne plus de 50% de ce qui est perçu.

Le MR souhaite également assouplir la condition d’exonération de l’immeuble familial. Personne ne devrait payer d’impôt sur la maison familiale. Actuellement, cette exonération existe mais elle suppose que le défunt ait résidé au moins 5 ans dans sa maison avant son décès. En pratique, de nombreuses causes peuvent légitimement justifier le changement de résidence dans les quelques années précédant le décès (installation des enfants ou résidences services). Le MR propose d’exonérer de droits de succession la dernière résidence principale des conjoints et cohabitants légaux, quelle que soit sa durée d’occupation au moment du décès.

Nous voulons instaurer des forfaits pour le passif des droits de succession. Aujourd’hui, les héritiers doivent justifier le passif de la succession sur la base de documents probants – ce qui s’avère parfois compliqué. Il devrait ainsi être instauré un forfait pour les funérailles ou les « petites » dettes (frais d’hôpitaux, factures énergétiques impayées, etc.). L’utilisation de ces forfaits n’est jamais obligatoire mais permet de simplifier la vie des héritiers et, le cas échéant, de réduire leur taxation.

Le MR propose encore d’assouplir les conditions d’un saut de génération, ce qui permettrait à des héritiers de faire une donation à leurs propres héritiers, sans pénalité fiscale. Cela permettrait, par exemple, à des petits-enfants de recueillir une part de l’héritage de leurs grands-parents au moment où les premiers s’installent dans la vie active (achat d’un logement, projets professionnels, …).

Il importe également de diminuer la complexité du régime actuel de transmission d’entreprises, pour s’assurer que les PME familiales puissent être transmises à la jeune génération sans pénalité fiscale. Les entreprises familiales doivent être encouragées. »