L’Espagne et l’Amérique latine entretiennent, par leur histoire et leur langue commune, de forts liens économiques, politiques, culturels et diplomatiques. Analyser les liens qui existent entre le parti Podemos et les gouvernements progressistes latino-américains des années 1990-2000 contribue à la compréhension des relations d’interdépendance existantes entre ce pays et ce sous-continent. Lors de son intervention au Forum pour l’Émancipation et l’Égalité, qui se tenait en mars 2015 à Buenos Aires, Íñigo Errejón (secrétaire d’analyse stratégique et de changement politique de Podemos) déclarait : « Podemos n’aurait pas pu exister sans l’immense arsenal de concepts, d’analyse, de pensée et de courage que l’Amérique latine a démontré depuis quinze ans » [1]. Le parti est créé en janvier 2014 par une dizaine de chercheurs en science politique de l’Université Complutense de Madrid (UCM) et par des militants de la gauche anticapitaliste (Izquierda Anticapitalista). Les principaux fondateurs du parti entendent « réinventer cet espace autrefois appelé la gauche » [2], selon les mots de Juan Carlos Monedero (ancien secrétaire du programme et du processus constituant de Podemos), à partir de ce qu’ils nomment eux-mêmes une « hypothèse populiste » largement inspirée, théoriquement comme pratiquement, par le sous-continent latino-américain.
La plupart des analyses se sont attachées à montrer comment la stratégie de Podemos s’est initialement construite sur le rejet de l’axe droite-gauche et sur l’adoption d’un discours « transversal » permettant d’occuper la « centralité de l’échiquier politique ». À sa création, le parti affiche ainsi comme principal objectif de « définir une nouvelle centralité » (Iglesias, 2015) qui se centrerait sur des préoccupations citoyennes relevant du sens commun : les services publics, l’émigration de jeunes Espagnols surdiplômés, les expulsions de logement, la « précarité énergétique », etc. En effet, du mouvement des Indignés de 2011 (15-M) et de l’Amérique latine, les fondateurs du parti ont retenu la nécessité de « construire un peuple » plutôt que de s’adresser à un électorat de gauche. À leurs yeux, il s’agissait désormais d’opposer « ceux du haut » (la « caste ») à « ceux du bas » (le « peuple »).
Pourtant, l’abandon de la mythologie de la gauche critique traditionnelle au profit d’une communication modernisée ne fut pas qu’une simple opération marketing ni le seul élément importé du continent latino-américain. « L’hypothèse populiste » formulée par les fondateurs de Podemos se base, en grande partie, sur les expériences de la gauche latino-américaine avec une influence particulière de la Bolivie d’Evo Morales, du Venezuela d’Hugo Chávez et de l’Équateur de Rafael Correa (Nez, 2015 ; Schavelzon, 2015) desquels ils retiennent des concepts forts qu’ils mobilisent dans leur lecture de l’Espagne contemporaine (par exemple : le bolivarisme, le discours national populaire, ou encore la plurinationalité). Il s’agira dans le présent article de montrer comment les idées, les concepts et les stratégies circulent entre des partis politiques inscrits dans des contextes pourtant très différents. Le choix a été fait de se concentrer sur les trois fondateurs du parti les plus proches de l’Amérique latine : Pablo Iglesias (secrétaire général du parti), Íñigo Errejón, et Juan-Carlos Monedero ; et sur la Bolivie et le Venezuela, puisque Monedero et Errejón ont directement travaillé auprès de leurs dirigeants et entretiennent, de fait, de très forts liens avec ces pays.
Une première partie se centrera sur la notion de « populisme » pour mettre en lumière la lutte académique existante autour de la définition de ce concept. L’analyse du profil des dirigeants de Podemos permettra de comprendre par quels acteurs, quels canaux et quelles institutions les éléments définissant un « populisme latino-américain » ont pu circuler entre l’Espagne et l’Amérique latine (1). Il s’agira ensuite d’analyser la façon dont les récents gouvernements latino-américains de gauche ont influencé la stratégie de Podemos sur trois principaux points : la dénonciation du « néo-colonialisme » en Europe (2), la mobilisation du terme de « patrie » (3), l’importance du leadership et le rôle des affects (4). L’analyse s’attardera à montrer que ces éléments n’ont pas été transposés tels quels, qu’un travail d’adaptation au contexte espagnol a dû être effectué. Certains de ces éléments ont d’ailleurs assez « mal » circulé et n’ont trouvé que très peu d’écho auprès de la société espagnole.
Méthodologiquement, cet article s’appuie sur une analyse des trajectoires intellectuelle et militante des fondateurs de Podemos afin de retracer leurs liens avec le sous-continent latino-américain. L’article se base également sur une lecture des nombreux articles, tribunes, conférences et entretiens diffusés par les leaders du parti dans divers médias, car l’une de leurs stratégies fut très précisément de diffuser et d’expliciter leur « hypothèse populiste » à travers un travail de vulgarisation de leurs travaux académiques. Sans parler de mise en œuvre effective des « enseignements » latino-américains, une analyse des campagnes électorales de Podemos nous a cependant permis de voir comment certains éléments ont été directement appliqués aux yeux même des acteurs impliqués. Le choix a été fait de se concentrer sur les élections européennes de mai 2014, premières élections auxquelles Podemos participe, et les plus marquées par le prisme latino-américain ; ainsi que sur les élections générales de juin 2016, car six mois de terrain ont été réalisés de janvier à juin 2016 à Madrid [3]. Cet article s’appuie également sur des observations réalisées lors de la seconde assemblée citoyenne de Podemos en février 2017.
Importer un « populisme de gauche » en Espagne ?
Les spécificités du concept de « populisme » en Amérique latine
Le champ académique est régi par des logiques propres, il est, entre autres, un espace de « nationalismes » et « d’impérialismes » (Bourdieu, 2002). Pendant longtemps, les mondes académiques européen et nord-américain ont bénéficié d’une hégémonie dans le domaine des sciences sociales. Les processus de décolonisation ont participé à l’affaiblissement de leur hégémonie du fait que leurs productions théoriques pouvaient à présent – dans ce contexte de mise en lumière des logiques de domination – être accusées « d’impérialisme intellectuel » et « de stratégies de domination politique » (Werner, Zimmermann, 2003). C’est dans ce cadre que l’histoire et la circulation du concept de « populisme » doivent être compris. Si ce concept doit être utilisé avec précaution du fait de sa polysémie, il est pourtant primordial pour analyser l’émergence de Podemos. Bien que les fondateurs du parti n’aient jamais publiquement revendiqué une identité « populiste », ils n’ont pour autant jamais caché la mise en place d’une stratégie politique construite sur ce qu’ils ont eux-mêmes nommé une « hypothèse populiste » directement inspirée des expériences latino-américaines.
Dans le monde académique occidental, le concept de « populisme » a largement été, dès le milieu des années 1950, utilisé afin de combattre les phénomènes politiques ainsi définis. Il a longtemps été associé à des forces politiques glorifiant des valeurs rurales (aux États-Unis et en Russie) puis largement utilisé pour définir des forces d’extrême droite ou des phénomènes « illibéraux » et « anti-politiques » (Tarragoni, 2013). En parallèle, les chercheurs latino-américains mobilisent ce concept afin de construire un cadre théorique apte à analyser les phénomènes politiques qui ont marqué l’Amérique latine à partir des années 1930 (en particulier le péronisme argentin et le varguisme brésilien) avec pour objectif de distinguer ces expériences politiques des fascismes européens. La gauche latino-américaine se « réapproprie » également sur ce concept afin de « se démarquer de l’orthodoxie stalinienne ». Les « populismes latino-américains » seraient caractérisés par leur affranchissement de l’axe droite-gauche, l’importance donnée au leader, leur appel au « peuple » et la dimension « national populaire » présente dans leurs discours (Quattrochi-Woisson, 1997).
Lorsqu’ils qualifient leur stratégie de populiste, les fondateurs de Podemos s’appuient largement sur la définition donnée par Ernesto Laclau, chercheur argentin, considéré comme l’un des référents intellectuels du « kirchnerisme » [4] et Chantal Mouffe, philosophe belge. C’est précisément dans le cadre de la lutte académique autour de ce concept et dans le sillage des traditions académiques et politiques latino-américaines que les travaux de Laclau et Mouffe doivent être compris. Selon Laclau, le populisme est non seulement par essence démocratique, mais il est également synonyme de la « politique tout court » (Laclau, 2005). En 1985, dans leur ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, Laclau et Mouffe soulignent la « prolifération » de nouvelles luttes post-matérialistes et l’incapacité de la gauche, enfermée dans un marxisme essentialiste, de comprendre ces nouvelles formes de contestation (Laclau, Mouffe, 2009). Ils préconisent l’adoption d’une autre logique politique : le populisme (Laclau, 2005 ; Mouffe, 2018). Cette logique consiste en la construction discursive d’un sujet politique, le peuple, à partir d’une lecture dichotomique de la société opposant deux forces hégémoniques par le tracé d’une frontière antagonique explicite entre le peuple (un « nous ») et le pouvoir (un « eux »). Dans les termes de Laclau, le populisme construit une « chaîne d’équivalence » permettant de passer de la logique de la différence (hétérogénéité des demandes sociales : « particularités » qui sont « d’une nature différentielle ») à la logique de l’équivalence (« abandon partiel de la particularité » par la mise en commun de ce que les demandes non satisfaites institutionnellement ont en commun : leur opposition au pouvoir). Aux yeux de Laclau, le populisme n’est donc pas une idéologie, mais une « manière de faire de la politique » (Tarragoni, 2017), il peut être une manière de lutter contre l’hégémonie néo-libérale.
Cet article s’appuie sur cette définition du populisme, car Podemos a été analysé comme une « application réflexive » de la théorie d’Ernesto Laclau (Kioupkiolis, 2016). En conséquence, le cadre théorique de Laclau permet d’analyser quelles idées et stratégies les fondateurs de Podemos ont tenté d’importer en Espagne.
Une proximité théorique et pratique
Dans ce processus de circulation des idées entre l’Amérique latine et l’Espagne, plusieurs acteurs ont joué un rôle primordial.
Rioufreyt (2013) a mis en évidence l’importance du rôle des « passeurs » – ces « intermédiaires » ou « acteurs secondaires » – participant au processus de circulation des idées. Dans le cas de Podemos, une analyse se concentrant exclusivement sur les acteurs principaux (les fondateurs du parti) ne permettrait pas de mettre en lumière la complexité de ces relations, car les professeurs de l’UCM qui ont marqué Pablo Iglesias et Íñigo Errejón lorsqu’ils étaient étudiants dans cette même université peuvent être considérés comme des passeurs fondamentaux qui leur ont permis de se familiariser avec les traditions politiques latino-américaines.
En Espagne, l’étude des gouvernements progressistes latino-américains des années 1990-2000 à partir d’une approche « laclauienne » du populisme, bien que n’étant pas la « norme », ne constitue pour autant pas une « excentricité » (Schavelzon, Webber, 2017). Errejón s’appuie, par exemple, tout au long de sa thèse doctorale (dans laquelle il analyse la victoire d’Evo Morales en Bolivie à partir d’une analyse discursive) sur les travaux d’Ernesto Laclau. Parmi les professeurs qui ont joué le rôle de « passeurs » d’idées, il est possible de citer, à titre d’exemple, Javier Franzé, chercheur argentin, qui fut l’un des premiers professeurs à « initier » Íñigo Errejón aux travaux de Laclau et Mouffe, notamment à partir de la recommandation de la lecture de leur principal ouvrage, Hégémonie et stratégie socialiste, dans le cadre de son séminaire « La politique et le politique » [5]. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi Íñigo Errejón se présente comme le principal « artisan » de la stratégie populiste. Pablo Iglesias déclare d’ailleurs, en se référant aux expériences latino-américaines, « [que] la théorisation la plus précise de cette possibilité populiste a été portée par Íñigo Errejón à partir de la pensée d’Ernesto Laclau » (Iglesias, 2015).
En tant que fondateurs de Podemos et par leur de travail de conseil politique en Amérique latine précédant la création du parti, Errejón, Iglesias et Monedero se présentent cependant comme les « acteurs principaux » de ce processus. Ils sont tout à la fois « récepteurs » et « producteurs » (Rioufreyt, 2013). « Récepteurs », car ils revendiquent tous trois l’Amérique latine comme l’une des principales sources d’inspiration du parti et « producteurs », car, à travers leurs activités de conseils auprès de ces gouvernements, ils influencent directement l’objet même de leur inspiration [6].
Cette circulation s’est effectuée par le biais de diverses structures. D’abord, par la Promotora de Pensamiento Crítico, un groupe de réflexion créé en 2008 au sein de l’Université Complutense par des chercheurs et professeurs parmi lesquels figurent Errejón, Iglesias, Monedero et Carolina Bescansa (également cofondatrice du parti). Ce groupe organise de nombreux débats pour analyser et déconstruire les « mythes » de la transition démocratique espagnole. La Promotora converge peu de temps après sa création avec la fondation Centro de Estudios Políticos y Sociales (CEPS), une organisation politique basée à Valence et à Madrid, créée en 1993 pour soutenir les politiques progressistes d’Amérique latine par deux professeurs de droit constitutionnel de l’Université de Valence, Roberto Viciano et Rubén Martinez Dalmau. L’organisation se présente comme une sorte de « think tank » permettant de mettre en relation des chercheurs espagnols et latino-américains, elle se définit comme « une organisation politique non partisane dédiée à la production d’une pensée critique et au travail culturel et intellectuel pour promouvoir des consensus de gauche ». Le CEPS fournit également du conseil politique, juridique et économique aux gouvernements latino-américains. La Promotora et le CEPS furent, selon Errejón, de « véritables pépinières d’idées » (Errejón, 2015).
À travers ces structures, les leaders de Podemos créent des liens pratiques avec les dirigeants latino-américains. Íñigo Errejón, Pablo Iglesias et Luis Alegre (également cofondateur du parti) comptent d’ailleurs parmi les membres du conseil exécutif du CEPS. Pablo Iglesias est par exemple nommé « observateur du CEPS » pour les élections à deux reprises, la première en Bolivie et la deuxième au Paraguay (Barret, 2015). Íñigo Errejón a conseillé le gouvernement bolivien alors que Juan Carlos Monedero fut, pour sa part, conseiller du gouvernement vénézuélien de 2005 à 2010 : directement auprès d’Hugo Chávez et par le biais du Centro Internacional Miranda (rattaché au Ministère vénézuélien du Pouvoir populaire), créé en 2006 pour former les cadres latino-américains, dont il fut responsable.
Ce sont donc ces liens théoriques et pratiques avec l’Amérique latine qui conduisent les fondateurs de Podemos à formuler une « hypothèse populiste » et à importer nombre d’éléments du « populisme latino-américain » dans leur stratégie politique.
« Populisme postcolonial » et « bolivarisme européen » : l’Europe du sud face au « néo-colonialisme »
Les fondateurs de Podemos partent du postulat selon lequel l’Espagne de la fin des années 2000 et du début des années 2010 peut être comparée à l’Amérique latine des années 1990 sur la question de la souveraineté. Volée, d’un côté, par l’Union européenne (UE) à travers des plans d’austérité, et volée de l’autre côté de l’Atlantique, par les institutions mondiales, telles que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, à travers des plans d’ajustement structurel. De même, les initiateurs de Podemos dressent un parallèle entre les mobilisations sociales qui ont secoué l’Amérique latine au début des années 2000, et le mouvement du 15-M. Ils n’hésitent pas à parler de « latinoaméricanisation » de la vie politique espagnole. Errejón parle d’une Amérique latine et d’une Europe « en miroir », chacune étant le reflet de l’autre [7].
Selon les dirigeants de Podemos, l’Espagne aurait connu le début d’une « crise organique » qui marquerait la fin du cycle politique qui s’était ouvert au milieu des années 1970 avec la fin du franquisme et l’adoption de la Constitution de 1978. Les fortes mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis le début des années 2000, l’apparition de Podemos ou encore la « crise catalane » sont autant d’éléments qui témoigneraient de la crise que vivrait le « régime de 1978 » construit sur la base d’un récit glorifiant la transition démocratique espagnole (1975-1982) qui fut longtemps analysée comme un « cas modèle » du fait de son supposé pacifisme (Peres, Roux, 2016). Les leaders du parti entendent déconstruire le « récit de la Transition » ayant été construit sur une série de « mensonges » qui auraient construit une démocratie fragile, « [elle-même] faite de mensonges » [8].
Pour Podemos, la crise du « régime de 1978 » et ce contexte « néocolonial » permettent à l’Espagne de regarder vers la gauche latino-américaine. Pour imaginer des outils de lutte contre ce « néo-colonialisme », les théoriciens de Podemos se sont appuyés sur la notion de « système-monde », développée par Immanuel Wallerstein, qu’ils ont articulée aux « expériences bolivariennes » (Schavelzon, 2015). Salvador Schavelzon, anthropologue brésilien, qualifie cette stratégie de « populisme postcolonial », c’est-à-dire, « une critique politique qui s’articule avec la défense de la mise en place de gouvernements populaires mobilisant une rhétorique anti-impérialiste » (Schavelzon, 2015).
Pablo Iglesias fut le principal fondateur de Podemos marqué par le concept de « système-monde », qu’il mobilise d’ailleurs dans sa thèse de doctorat afin de penser les espaces géographiques en termes de logiques de domination opposant un centre qui accumule des richesses à des périphéries qu’il exploite.
La campagne électorale des élections européennes de mai 2014 a largement été marquée par la dénonciation de la « suprématie » et du « colonialisme » allemands. Le soir des résultats, alors que Podemos crée la surprise en obtenant 8 % des suffrages seulement quatre mois après sa création, Iglesias soulignait l’immoralité de l’ingérence européenne en Espagne, dénonçant l’UE, les marchés financiers, la « Troïka », et l’Allemagne « néocoloniale ». Il déclarait ainsi : « Les Européens du sud doivent dire qu’ils ne veulent pas être une colonie de l’Allemagne ni de la Troïka […] nous voulons la souveraineté, la démocratie et la dignité » [9]. En Amérique latine comme en Espagne, les fondateurs de Podemos considèrent le remboursement de la dette comme un instrument de domination illégitime. Lors de ces élections, ils entendent s’opposer à la « dettocratie », un audit citoyen de la dette figurant ainsi dans le programme.
Des fondateurs de Podemos, Juan-Carlos Monedero est celui qui a étudié le plus en détail le socialisme bolivarien avec le cas du Venezuela et le « néo-bolivarisme » prôné par Chávez (Nez, 2015). Monedero en retient que le bolivarisme n’est pas un simple courant politique, mais une réelle idéologie permettant de rassembler les anciennes colonies sud-américaines autour de valeurs d’égalité et de solidarité et de se détacher des grandes puissances mondiales. Dans cette optique, Chávez défend tout au long de sa présidence plusieurs alliances et organisations entre pays d’Amérique du Sud. Parmi les plus notables, on peut citer l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA), entrée en vigueur en 2005, initialement signée par le Venezuela et Cuba, comme alternative à la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques).
Les fondateurs de Podemos retiennent donc de l’Amérique latine l’importance de la solidarité entre les pays périphériques. Dans cette logique, Podemos s’est, dans un premier temps, tourné vers la Grèce d’Alexis Tsipras qu’il considère alors comme son homologue grec. À ses débuts, Podemos centre donc une grande partie de son discours sur la récupération d’une « souveraineté volée », ses fondateurs imaginant une sorte de « bolivarisme européen » qui permettrait aux peuples exploités d’Europe du sud, aux périphéries, de s’unir contre le centre du système-monde européen (la « Troïka » et l’Allemagne).
On peut néanmoins remarquer les limites de la circulation de cet élément. Bien que Podemos continue d’entretenir des relations importantes avec certaines figures de la gauche en Europe (notamment avec La France insoumise et le Bloco de Esquerda), le récit d’une Espagne considérée comme une « colonie allemande » s’est néanmoins aujourd’hui largement estompé dans les discours de Podemos, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, l’échec d’Alexis Tsipras à s’opposer à la « Troïka » a limité les possibilités d’envisager une sorte d’union « sud européenne » (Schavelzon, Webber, 2017) ; d’autre part, en Espagne, l’euroscepticisme reste faible, ce qui rend ce discours, copié sur l’hostilité des Sud-américains à l’encontre des États-Unis, difficilement audible.
L’importance de la patrie (« national populaire » et « hypothèse plurinationale »)
Iglesias et Errejón considèrent que les victoires successives au cours des années 2000 de plusieurs forces de gauche en Amérique latine peuvent s’expliquer par la dimension « national-populaire » présente dans le discours de ces partis. Íñigo Errejón a particulièrement été marqué par ce concept, il écrit ainsi : « J’ai découvert [en Amérique latine] la tradition politique et discursive du “national populaire”, articulation selon laquelle la majorité appauvrie se postule comme le noyau de la nation et de l’intérêt général […] elle fait coïncider le peuple et la patrie » (Errejón, 2015).
Aux yeux des fondateurs de Podemos, en Espagne, un discours national populaire pourrait rassembler une majorité sociale jamais atteinte par n’importe quelle force de gauche critique traditionnelle. Ils ont néanmoins conscience que dans une Espagne marquée par les revendications autonomistes et indépendantistes, notamment en Catalogne et au Pays basque, il est difficile de parler de « nation ». Lorsqu’ils en appellent à la souveraineté de l’Espagne face à l’UE, ils privilégient donc le terme de « patrie ». De même, par son passé et l’expérience dictatoriale franquiste, des symboles comme le drapeau, l’hymne national ou la notion de « patrie » elle-même sont fortement associés à la droite et difficilement mobilisables par des forces de gauche critique (Barón, Cuello, 2016).
Les fondateurs ont considéré que le terme de « patrie » était un signifiant flottant, au sens d’Ernesto Laclau : un terme « précieux », car producteur d’identité collective, mais dont la signification est « en suspens ». C’est particulièrement en période de crise structurelle que le sens de ces termes peut être réinvesti permettant ainsi « [d’entraîner] un nouveau jeu hégémonique » (Laclau, 2005). Suivant ces enseignements, Podemos a entamé, dès la création du parti, un travail de réappropriation du terme de « patrie ». La campagne pour les nouvelles élections générales de juin 2016 fut d’abord marquée par cette volonté, l’une des principales affiches étant « Nous sommes Podemos, nous sommes patriotes ». Pour Podemos, le mot « patrie » ne doit plus être l’exclusivité de la droite espagnole qui se déclare patriote, mais qui accepte l’imposition de politiques d’austérité par des instances supranationales.
Dans le contexte de renforcement des revendications indépendantistes que connaît l’Espagne avec la question brûlante de la Catalogne, l’utilisation du terme de « patrie » reste cependant sujette à tensions. Podemos se déclare contre l’indépendance de la Catalogne, mais propose la tenue d’un référendum reconnu par l’État central. Dès la création du parti, les fondateurs se sont appuyés sur ce qu’ils nomment une « hypothèse plurinationale ». Le 11 juin 2016, dans le cadre de la campagne électorale, les principaux cadres de Podemos se déplacent à Barcelone. Errejón s’adresse en catalan au public et déclare « Oui nous avons une politique patriote : la plurinationalité et le droit à décider […] Notre patrie est construite de différents pays » [10].
Lorsqu’ils mobilisent le terme de « plurinational », les leaders de Podemos s’inspirent, entre autres, de l’expérience bolivienne et de la présidence d’Evo Morales qui, en janvier 2009, adoptait une nouvelle constitution consacrant un « État unitaire de droit plurinational et communautaire » et dans laquelle les indigènes se voyaient reconnaître un nombre important de droits ; Evo Morales a voulu construire « l’unité [nationale] dans la diversité » (Lacroix, 2011). Dans sa thèse de doctorat, Errejón écrivait : « La dénomination “plurinationale” [se réfère] surtout à l’intégration des différentes manières d’être “bolivien” des peuples indigènes » (Errejón, 2012). Dans la stratégie « podemiste », « l’hypothèse plurinationale » consiste donc à considérer l’Espagne comme une patrie composée de nations et à reconnaître les particularités des communautés autonomes tout en ayant la volonté de construire une union dans cette hétérogénéité. Dans cette optique, Podemos défend la création d’un ministère de la « plurinationalité ».
On peut cependant noter que la circulation et l’adaptation de cet élément au contexte espagnol ne furent pas sans problèmes. D’abord, « l’hypothèse plurinationale » ne fut pas, dès le départ, défendue par l’intégralité des fondateurs de Podemos, à l’instar de Juan Carlos Monedero. L’organisation d’un référendum sur l’indépendance en Catalogne en octobre 2017 (déclaré illégal par le Tribunal constitutionnel espagnol) par le gouvernement régional de Catalogne indépendantiste a mis en lumière ces tensions. Le 22 novembre 2017, Carolina Bescansa présente publiquement une proposition pour régler le conflit catalan qui diffère de celle de Pablo Iglesias. À la proposition d’un référendum d’autodétermination, Bescansa préfère celle d’une importante réforme territoriale. À l’automne 2017, les tensions au sein du parti s’accélèrent donc autour de cette question alors qu’en parallèle, Podemos subit une lourde défaite aux élections anticipées au Parlement de Catalogne de décembre 2017 [11]. En parallèle, la position de Podemos sur la Catalogne ne trouve que très peu d’écho auprès de la société espagnole : les unionistes l’associent à un parti indépendantiste, tandis que les indépendantistes catalans considèrent impossible la tenue d’un référendum dans le cadre de la Constitution de 1978.
La difficulté de l’adaptation de « l’hypothèse plurinationale » au contexte espagnol se comprend par un travail « d’historicisation » (Werner, Zimmermann, 2003). La force du concept de la « plurinationalité » en Bolivie peut s’expliquer par le fait qu’elle est le seul pays d’Amérique latine où la majorité de la population est indigène (55 %) et qu’il existait, de fait, une forte demande populaire de reconnaissance de ce caractère « plurinational ». En Espagne, si la formule de « l’État des autonomies » est bien acceptée, les revendications autonomistes ou indépendantistes de certaines nationalités « historiques » restent sources de vives tensions au sein de la société.
L’importance du leader et le rôle des affects
De l’Amérique latine, les fondateurs de Podemos retiennent également l’importance pour toute force politique d’être représentée par un leader capable « d’agréger » différentes demandes hétérogènes. D’Evo Morales et d’Hugo Chávez, les fondateurs de Podemos retiennent que les leaders peuvent devenir de véritables identités politiques et que le leader doit également être capable de tisser un lien émotionnel entre le parti et les masses, car il ne peut y avoir de politique sans dimension affective. En Europe et en Amérique du nord, le populisme est majoritairement appréhendé à travers la « matrice de la déraison » (Tarragoni, 2013). À l’inverse, dans son ouvrage La raison populiste, Laclau donne une place centrale au rôle des affects et des passions en politique et dote le populisme d’une composante rationnelle et s’oppose aux analyses le considérant comme une « anomalie » (Laclau, 2005).
Lors des élections européennes de mai 2014, les fondateurs de Podemos appliquent directement ces enseignements et font le choix de mettre le visage de Pablo Iglesias sur le bulletin de vote Podemos. On retrouve, dans le choix du principal slogan de la campagne (« Quand as-tu voté pour la dernière fois avec espoir ? »), une forte dimension affective centrée autour de l’imaginaire de l’espoir. Cette stratégie sera répétée lors de la campagne électorale pour les élections générales de juin 2016 durant laquelle le parti en appelle, par exemple, au « sourire d’un pays » et remplace sur toutes ses affiches le « O » de Podemos par un cœur.
Cependant, cet élément (le leadership) n’a pas été transposé tel quel. En effet, bien que Pablo Iglesias soit le chef de file du parti, de nombreuses autres figures de Podemos sont médiatisées contrairement à l’Amérique latine où la figure d’un leader charismatique unique est fortement ancrée dans la culture politique. Aujourd’hui, trois courants divisent Podemos : le courant (minoritaire) anticapitaliste représenté par Miguel Urbán, et les deux principaux courants qui se structurent autour de deux personnalités, le courant « pabliste », du nom de Pablo Iglesias, et le courant « errejóniste », du nom d’Íñigo Errejón.
Les élections générales de décembre 2015 lors desquelles Podemos obtient 20,7 % des voix sont suivies de la question épineuse de la stratégie à adopter, le parti disposant désormais d’une importante représentation au Congrès des députés. Le consensus autour de « l’hypothèse populiste » existant entre Iglesias et Errejón commence à montrer ses failles. Iglesias entend désormais disputer l’hégémonie de la gauche au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et préconise un rapprochement de Podemos vers les mouvements sociaux. Au contraire, Errejón insiste sur l’importance de maintenir une stratégie « transversale ».
Les tensions entre ces deux courants commencent à se faire ressentir au sein du parti au début de l’année 2016 notamment autour de la question de la stratégie à adopter pour les élections générales qui se tenaient en juin de cette même année. Le courant « pabliste » impulse l’alliance de Podemos avec IU au sein de la coalition Unidos Podemos, au regret du courant « errejóniste ». Ces tensions se cristallisent lors de la seconde assemblée citoyenne de Podemos (« Vistalegre II ») qui se tenait les 11 et 12 février 2017 à Madrid, suite à laquelle Pablo Iglesias est reconduit secrétaire général du parti. Errejón perd alors ses postes de secrétaire politique et de porte-parole du groupe Unidos Podemos au Parlement. La victoire d’Iglesias marque un changement dans la stratégie de Podemos qui adopte aujourd’hui une communication davantage marquée à gauche.
La stratégie « errejóniste », donnant le primat à la transversalité, a cependant longtemps dominé la stratégie de Podemos, Errejón ayant longtemps été considéré comme le principal « stratège » du parti. Plus encore que par la Bolivie, Errejón fut d’abord marqué par l’Argentine et, en particulier, par les expériences du péronisme et du kirchnerisme. Selon Laclau, le péronisme s’est transformé en un véritable « mythe » capable de former une ample « chaîne d’équivalence » permettant d’agréger autour d’un même nom des demandes excessivement hétérogènes (Laclau, 2005). Pour Errejón, Podemos doit, dans la même logique, réussir à effectuer un travail d’articulation des diverses demandes progressistes et démocrates qui ont pour point commun de s’opposer à la « caste », à « l’oligarchie », à « ceux du haut ». Lors de ses meetings politiques, il substitue au poing levé, le signe « V » de la victoire ; signe réalisé en écartant l’index et le majeur, qui est désigné, en Espagne, par le nom de uve. L’utilisation de ce symbole est justifiée par son caractère transversal, renvoyant tout autant à l’idée de victoire qu’aux mouvements pacifistes, il est également, et avant tout, associé au mouvement péroniste. Ce signe est fortement popularisé dans les rangs « errejónistes ». Errejón en fera jusqu’au symbole de sa candidature à « Vistalegre II ».
On observe, de manière générale, une très forte imprégnation de l’imaginaire péroniste chez les militants « errejónistes ». Une scène observée en marge de « Vistalegre II » illustre bien cela. Le dimanche 12 février 2017, les militants « errejónistes » se retrouvent à la Morada, siège culturel et social de Podemos, en fin d’après-midi. Les résultats décevants du congrès ont été annoncés plus tôt dans la journée. Dans ce local, plein d’une cinquantaine de militants, dont plusieurs cadres « errejónistes », on entend soudainement entonner un chant popularisé par La Cámpora, une organisation de jeunesse péroniste-kirchneriste, d’une manière typique de celle-ci, ce chant étant avant tout une performance collective basée sur le rythme et sur une mélodie simple sur laquelle viennent se greffer des paroles pouvant être changées (les militants s’amusent alors à transformer les paroles initiales « Los soldados de Perón » en « Los soldados d’Errejón ») le tout en s’organisant en cercle et en y associant une gestuelle collective principalement composée de mouvements de bras suivant le rythme de la chanson. Les militants ayant initié ce chant sont suivis par la grande majorité de l’audience, créant ainsi un moment de cohésion entre les militants [12].
Conclusion
Les fondateurs de Podemos ont donc tenté d’importer et d’adapter au contexte espagnol nombre d’éléments propres au « populisme latino-américain » pour construire leur stratégie politique. Certains éléments ont « bien » circulé et ont permis de bouleverser les codes de la gauche critique traditionnelle espagnole : c’est le cas de la mobilisation de l’imaginaire patriote qui a trouvé un bon écho auprès des militants. Au contraire, certains éléments ont « mal » circulé : « l’hypothèse plurinationale » a montré ses limites avec la question de la Catalogne ; de même que le récit consistant à considérer l’Espagne comme une « colonie allemande » s’est largement estompé dans un contexte national où l’euroscepticisme reste faible. Certains éléments, comme la question du leadership charismatique, ont dû être fortement adaptés compte tenu de la différence entre les traditions politiques latino-américaine et européenne.
On peut également souligner que toute la tradition mouvementiste latino-américaine a largement été mise de côté. Si, dans le récit qu’il mobilise, le parti reprend en partie cet héritage (notamment par la mobilisation de l’imaginaire du 15-M), dans les faits, Podemos a choisi une organisation partisane extrêmement verticale laissant peu de marge de man œuvre aux bases militantes regroupées dans les espaces citoyens que sont les « Cercles ». Ceci s’explique par le choix de construire une « machine de guerre électorale », selon les mots des leaders du parti.
En parallèle, aujourd’hui, les principaux fondateurs reconnaissent que l’hypothèse d’une « latinoaméricanisation » de l’Europe du sud doit être nuancée puisque la crise économique et financière de 2008 n’aurait pas débouché sur une réelle « crise organique » comme ce fut le cas en Amérique latine après la « phase néo-libérale ». Les conditions structurelles n’auraient pas permis de construire une « contre-hégémonie » en Espagne de la même manière que sur le continent latino-américain.
Il est également important de souligner que cette proximité théorique et pratique avec l’Amérique latine a créé de nombreuses polémiques autour de Podemos.
D’une part, les liens avec le Venezuela, dont l’ex-président Chávez est une figure controversée en Europe, ont permis à la presse de larges diffusions et aux partis conservateurs de qualifier Podemos de « parti chaviste ». Bien que les cadres du parti, en particulier Juan Carlos Monedero, aient formulé des critiques à propos du chavisme dès la fin des années 2000, Podemos tente aujourd’hui de se défaire de cette image. Le parti a également varié ses sources d’inspiration en se référant, par exemple, aux modèles d’État-providence nord-européens (Nez, 2015) ou encore à d’autres pays latino-américains comme l’Argentine, l’Uruguay ou encore l’Équateur (Schavelzon, Webber, 2017).
D’autre part, sans que le parti ne se soit jamais publiquement revendiqué comme un « parti populiste », il reste très régulièrement attaqué sur cette stratégie. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe incitent les forces de gauche critique européennes à se réapproprier et à revendiquer le terme de « populisme » afin d’effectuer une sorte de retournement du stigmate. Il semble pourtant que le transfert de ce concept ait fini par gêner l’action politique de Podemos dans un contexte où expliciter sa « stratégie populiste » permet finalement à ses adversaires de discréditer le parti en l’associant aux forces d’extrême droite. C’est la raison pour laquelle les fondateurs de Podemos, bien qu’utilisant le concept de « populisme » au niveau analytique, lui substituent pourtant dans leurs discours publics des formes indirectes telles que « force patriotique » lorsqu’il s’agit de s’auto-identifier.
Laura Chazel, Pôle Sud, 2019/1.
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