Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles.

Enquêtes ouvrières en Europe – 11

 

Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles

Anne Gillet
Bibliographical reference

Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS Éditions, 2022, 352 p.

Full text

1Ce livre essentiel, passionnant et riche nous révèle des aspects peu connus et peu étudiés de l’histoire, de la vie et de la réalisation de la recherche scientifique. Il est d’un apport rare, croisant histoire, sociologie des sciences, voire analyse du travail, de celles et ceux relégués dans « l’arrière-boutique » et la « manufacture » du savoir. Ce regard passionnant sur la professionnalisation de la science peut être également lu comme une contribution aux études de genre dans le monde académique.

2Partant des écrits sur l’histoire des sciences et des savoirs, l’autrice, historienne, nous plonge dans de nombreuses sources provenant de pays européens, d’Amérique du Nord, de Proche-Orient et d’Australie, décrivant le monde de la recherche et ses institutions : de nombreuses sources historiographiques, biographiques, d’enquêtes et de quelques travaux ethnographiques. Elle nous donne à (re)découvrir un monde des « coulisses » (Goffman, 1959) de la science, celui qu’on ne saisit pas à travers les activités les plus visibles et habituellement mises en avant de la recherche des chercheur·e·s. Donnant ici place aux « oublié·e·s de l’Histoire du monde savant », cet ouvrage est fortement bienvenu pour qui veut comprendre les rouages de la science en action et de ses productions, dans toutes les disciplines universitaires. Son propos résonne d’autant plus que le lecteur·trice fait partie de cet univers professionnel, qu’il·elle souhaite s’y inscrire, ou s’y frotte de loin. Bien sûr, ici et là, au gré d’informations générales, la part attentive du grand public entend bien que, derrière les « grands » scientifiques, se trouvent aussi des personnes inconnues mais si essentielles à leur travail et à leur succès. Cet ouvrage donne précisément lumière à ce peuple à l’ombre des plus grands, qualifié ici de masse de travailleurs·ses participant à l’œuvre de la science, qui ont pu être qualifié·es par leurs tâches de « petites mains » (terme emprunté au monde de la couture où il s’agissait du grade le plus bas dans l’atelier) ou par leur invisibilité du fait de leur manque de reconnaissance dans les institutions scientifiques et auprès du grand public.

3Clairement, en trois temps, l’autrice nous entraîne à décrypter l’univers formel et vécu de ces personnes, accessibles et présentes, essentielles mais œuvrant dans une multitude de (non)statuts, aux trajectoires variées et parfois irrégulières.

4La première partie s’applique à recenser ces « invisibles » de la recherche. Elle identifie cette population pérenne et hétérogène sur les lieux de travail (les laboratoires, le terrain). Tout d’abord les techniciens et autres personnels support, personnels administratifs et de service qui sont les catégories les moins invisibles car faisant partie des institutions. À ce personnel s’ajoutent des personnes présentes dans l’espace privé des « grands hommes » c’est-à-dire les épouses. Une part importante de ce personnel est également constituée de salariés précaires, contractuels et vacataires, qui contribuent aux activités de recherche sans pourtant y être à plein titre (alors en « hors-statut »). Enfin, des bénévoles sont sollicités régulièrement pour de précieuses actions de recueils de données.

5L’ouvrage expose les problématiques sur les évolutions des emplois et des effectifs du personnel depuis les deux derniers siècles (du garçon de laboratoire au technicien spécialisé), ainsi que sur les mutations des techniques et des emplois, liées aux nouveaux savoirs et méthodes, dans des dynamiques de croissance, de professionnalisation et de spécialisation des activités. Si un petit nombre de chercheurs est plus visible du fait de l’organisation actuelle des institutions de recherche, beaucoup demeurent en marge de l’institution : précaires et bénévoles échappent ainsi aux statistiques.

6Un chapitre important est consacré à la composante féminine, nombreuse et diverse, à ces œuvres de science, femmes présentes dans la sphère publique du secrétariat mais aussi dans l’espace privé de la famille (mère, filles ou sœurs) dont la figure majoritaire féminine est celle de l’épouse. Elles sont parfois de réelles collaboratrices scientifiques – notamment durant les époques où elles n’ont pas eu de possibilité d’accès aux postes universitaires, restant le plus souvent « derrière l’œuvre » et souvent sur une longue durée. D’autres excellent dans des soutiens d’ordre domestique, logistique et social ou mondain, affectif, voire de care du chercheur. Leurs tâches, même si elles apparaissent parfois, sont rarement considérées comme primordiales. L’autrice rappelle qu’au xixe siècle la présence des femmes est rarissime, et même exceptionnelle, dans les laboratoires. Son analyse de la lente féminisation du travail dans la recherche révèle aussi des inégalités dans la reconnaissance, les emplois et les carrières, encore présentes aujourd’hui.

7La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à parler du travail de cette population laborieuse. Un premier chapitre éclairant illustre la dimension « d’exécution » de ce travail. L’autrice explore une caractéristique forte de ces tâches subalternes qui en effet s’inscrivent dans un travail subordonné. Il s’agit d’un travail pour autrui, avec une soumission à une autorité et une inscription du travailleur dans une hiérarchie plus ou moins formelle. Car à la construction de la science participe tout ce personnel d’aide et d’accompagnement à la recherche dans une organisationdu travail basée sur la division (voire la parcellisation) et la hiérarchisation du travail. D’un côté ceux qui cherchent et de l’autre ceux qui aident et accompagnent sans initiative, qui exécutent. D’un côté un travail « noble » de l’autre le « sale boulot » (Hughes, 1996 [1951]). L’autrice ajoute à l’intérêt du lecteur·trice une exploration de ces dimensions à travers le temps et dans plusieurs disciplines, où les tâches dites nobles sont faites par les chercheurs et enseignants-chercheurs et les tâches dîtes subalternes par les ouvriers, techniciens et administratifs. Même si plusieurs lieux de science dans les années post-68 avaient dénoncé cette opposition intellectuel/manuel, noble/vil, les catégorisations sont restées prégnantes.

8L’on pourrait ici réfléchir plus encore à la nature de la dichotomie entre les activités humaines et à l’étanchéité de leurs frontières. En effet l’ouvrage apporte un éclairage remarquable pour comprendre l’organisation d’un travail qui compartimente les savoirs les plus théoriques et les aspects pratiques et opérationnels de la recherche, (tâches subalternes, parfois routinières, ingrates, fastidieuses…). Il nous invite à interroger ce que sous-tendent ces différenciations d’activités : des opérations cognitives forcément distinctes, la division et la hiérarchisation du travail, les rapports de domination… Le phénomène de rareté des postes statutaires dans les universités du personnel d’appui et la présence croissante du personnel précaire, se caractérisent chez certains statuts de personnel par des qualifications proches ou équivalentes à celles de chercheurs statutaires. Aussi, d’un côté, la question de la division du travail, de la hiérarchie des fonctions, de rapports de domination et du manque de reconnaissance d’une part importante de travailleurs dits « laborieux », peut apporter des tensions croissantes dans les relations de travail. D’un autre côté, du fait de la rareté de certains moyens et ressources humaines, les chercheurs sont amenés à faire des tâches moins reluisantes. Les frontières bougent-elles ?

9Un deuxième chapitre souligne l’importance des savoirs et savoir-faire de nature diverse. Il montre les dimensions multiformes et invisibles du travail. Ainsi, au-delà de l’aspect subordonné du travail du fait d’un (non) statut et d’une place dans la division et la hiérarchie du travail, l’autrice nous invite à voir la multiplicité des tâches réalisées, et finalement à observer l’ampleur de la sphère d’activités, dans un mélange d’initiatives, de savoirs divers conjugués et de techniques. Aussi, l’autrice nous amène à réfléchir sur l’importance forte du travail réel par rapport au travail prescrit (Dejours, 2003) et aux différences entre l’emploi défini (avec souvent des fiches de postes incomplètes) et la réalité du travail réalisé. L’autrice pioche dans des secteurs d’activités variés des exemples parlants où ce personnel compose avec ses ressources de savoirs, savoir-faire et créativité, afin d’exécuter une tâche mais aussi davantage… avec des capacités multiples à trouver des solutions aux problèmes rencontrés, des perspectives innovantes, des dispositifs d’excellence. Savoirs, qualification professionnelle et acquis de l’expérience se mixent et sont porteurs de créativité – autant de dimensions invitant à une reconsidération de ce « travail en second ».

10Outre le travail prescrit, ce personnel, par sa présence régulière au quotidien apporte des dynamiques fédératrices et de cohésion d’équipe, comme des tâches de coordination ou de valorisation du laboratoire, mais aussi un travail relationnel et émotionnel largement invisible – et pour une grande part d’ordre féminin (secrétaires, gestionnaires).

11Des sources de désaccords voire de conflits de diverses natures existent face au manque de reconnaissance au travail, dans le contexte de difficulté d’accès aux postes et de titularisation. Aussi, les souhaits et visions des uns et des autres peuvent se contredire : pour les techniciens il s’agit de faire un beau travail alors que les chercheurs leur demandent simplement que cela fonctionne. Ces tensions amènent à identifier des sources de souffrance au travail.

12La troisième partie de l’ouvrage s’attache à analyser plusieurs conditions importantes du travail : la domination et son vécu ainsi que la reconnaissance. Le premier chapitre précise la question de la domination dans ce monde spécifique de la recherche. Les personnes objet de ce livre ne se déplacent pas sur la scène de la science, mais restent dans les coulisses. Les espaces de travail sont bien divisés et traduisent la hiérarchie des fonctions. Mais plutôt que de faire une sociologie classique de la domination, l’autrice propose de rendre compte des propos des « chefs » sur leurs subordonnés et des « dominés » sur leurs situations ordinaires et exceptionnelles. L’autrice souligne cependant un point important sur la réduction récente d’un « gap » ou « fossé professionnel » entre personnel scientifique et technique, pondéré du fait de l’hétérogénéité des grades et des activités mais sur lequel se superpose néanmoins le « gap » d’une hiérarchie sociale. Ajoutons par exemple que certains ingénieurs ont des profils et des activités comparables à celles des chercheurs, sans en avoir la carrière ni la reconnaissance.

13L’autrice mentionne aussi les situations d’autoritarisme vécues, allant jusqu’au harcèlement moral, voire sexuel, au travail. L’abus de pouvoir a ainsi pris plusieurs formes. Par exemple, les signes de distinction s’observent dans les vêtements de travail, dans les appellations des collègues, les listes sur les sites web, les photos… Ce premier chapitre fait un point précieux sur les discours des détenteurs/acteurs de domination relatifs aux qualités attendues et reconnues, révélant combien leurs propres représentations sont éloignées de la réalité des personnes.

14L’autrice revient dans le chapitre suivant sur le vécu de la domination et les attitudes face à l’emploi et aux activités, à travers des situations multiples montrant que la satisfaction (et insatisfaction) au travail sont intimement liées au poids de la hiérarchie (et de la personne du chef), à la nature de la tâche (et son autonomie) et au bilan de sa carrière. Ce chapitre souligne jusqu’à l’exploitation et la dépossession de ces personnels, qui nourrissent mal-être au travail, voire violence subie. Pas de révoltes pourtant face à ces situations, le personnel précaire craignant d’y compromettre son avenir. Après 68 et par la suite, le personnel technique réagit rarement par de franches résistances sur ces points. L’autrice parle plus d’actions de micro-résistances, dont le poids dans un tel système de domination témoigne de l’absence d’une totale soumission. Finalement, le laboratoire analysé comme système de dominations multiples nécessiterait la poursuite d’enquêtes.

15Le dernier chapitre explore le mot de « reconnaissance » et son importance dans cette position subalterne à travers différentes modalités possibles de mises en visibilité : marques symboliques (décoration, dédicace, don, remerciement…), signature en qualité de co-auteur·trice. Pour ces travailleurs de la recherche, obtenir ces reconnaissances reste compliqué, voire impossible, malgré les collaborations et leur légitimité car les règles en cours dans le milieu poussent rarement à d’autres fonctionnements.

16En conclusion, cet ouvrage offre une présentation de ces acteurs essentiels de la recherche et de plusieurs points de tension liés au travail, du fait de leur lien de subordination voire de domination, de leur moindre reconnaissance et de trajectoires et de vécus professionnels parfois douloureux. Il donne ainsi plusieurs clés de réflexion sur « le travail de la science ». L’ouvrage est d’autant plus marquant que l’histoire des sciences donne très peu de place à ces travailleurs pourtant essentiels, dont les statuts, les activités, n’ont cessé d’évoluer et de se diversifier depuis le xviie siècle ; avec des bénévoles, auxquels s’ajoutent aussi un nombre croissant de précaires et vacataires. Prendre en compte ces personnes peu visibles apporte une vue plus réaliste de la science, non pas seulement en voyant la « science faite » mais en regardant « la science qui se fait ».

17L’autrice souligne l’importance d’un mouvement de rhétorique égalitaire et démocratique présent dans le monde scientifique après 68, qui se veut plus inclusif, plus collaboratif dans le travail. Cette dynamique reste à observer et à analyser aujourd’hui au cœur de nos laboratoires. Aussi, l’analyse de la mobilisation et de l’action syndicale menée pour ces catégories d’emploi reste à développer.

18Cet ouvrage invite à d’autres pistes d’approfondissement sociologiques, notamment sur l’emploi en recherche, sur les activités de travail (Dujarier & al., 2016, 2021), sur les sciences participatives. Il pousse à poursuivre les analyses du genre et du care. Enfin, il me semble également important de noter un nouveau défi pour mener une sociologie des sciences, celui d’une réflexion profonde sur les impacts de l’intelligence artificielle sur l’ensemble de nos activités de recherche et nos métiers. Plus largement, l’ouvrage permet de prendre conscience des constructions historiques, sociétales, professionnelles, organisationnelles, sociales et privées des rapports entre ces différents acteurs de la recherche. Rendons à ce personnel « des coulisses » sa place d’acteur essentiel dans la recherche scientifique. Ce livre permet de rendre cet hommage mais aussi de lever le rideau de la scène pour entrevoir, au-delà des décors – et parfois des artifices – ces vastes coulisses collectives et individuelles de la recherche dans leur complexité, leur richesse, leur force et leurs limites.

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Bibliography

Dejours Christophe (2003), L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Versailles, Éditions Quae.

Dujarier Marie-Anne, Gaudart Corinne, Gillet Anne & Lénel Pierre (dir.) (2016), L’activité en théories. Regards croisés sur le travail, tome 1, Paris, Octarès.

Dujarier Marie-Anne, Gillet Anne & Lénel Pierre (dir.) (2021), L’activité en théories. Regards croisés sur le travail, tome 2, Octarès, Paris.

Goffman Erving ([1959] 2018), La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 110-111, 120-121.

Hughes E.- C. ([1951] 1996), Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS.

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References

Electronic reference

Anne Gillet“Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisiblesLa nouvelle revue du travail [Online], 24 | 2024, Online since 13 May 2024, connection on 25 November 2024URL: http://journals.openedition.org/nrt/15554; DOI: https://doi.org/10.4000/nrt.15554

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Anne Gillet

Conservatoire national des arts et métiers, Lise-CNRS

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