CROYEZ-VOUS QUE NOUS POUVONS VIVRE SANS VOUS ?
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Mais cette prime, elle demande deux choses. Elle demande d’abord à être située dans le champ général du soin. C’est-à-dire dans le travail « consistant à cuisiner, enseigner, nourrir, guérir, organiser et sacraliser », comme les disent Raj Patel et Jason W. Moore, auteurs de Comment notre monde est devenu cheap. Ce travail de proximité, qu’il soit réalisé chez soi ou dans ses relations de voisinage et de famille, est un travail que l’on a précisément sorti du champ du salariat mais qui en est pourtant la condition sine qua non. Autrement dit, sans tout ce travail gratuit produit essentiellement à la maison (de façon très majoritaire par les femmes, bien entendu), le salariat lié à la production manufacturière ou à des services délocalisés dans des bureaux ne tiendrait pas une seconde : salarier tout cela serait tout simplement impayable. C’est pourtant bien l’un des enseignements de ce que nous sommes en train de traverser : beaucoup de choses tiennent dans la séparation entre la manière dont le soin est envisagé aujourd’hui (soit comme un secteur livré à la main invisible du marché) et la valeur qu’il représente tant en termes sanitaires que solidaires.
Ensuite, cette prime demande à être mise en lien avec la manière dont les huit groupes de travail que j’évoquais hier envisagent l’avenir économique du pays. On l’a dit hier : à voir l’énoncé des rubriques, on a malheureusement peu de doutes sur la reproduction du même. Et lorsque l’on entend la défense et l’illustration de l’implantation autoritaire de la 5G à laquelle vient de se livrer Proximus par le ministre de ressort – le même qui est chargé de l’approvisionnement en masques, Filip De Backer – le doute s’estompe encore un peu plus sur la capacité même minime de réviser un bréviaire néolibéral. Il sera donc intéressant de garder l’œil ouvert sur ce que dit l’économiste français, Cédric Durand, de la nécessité d’une planification de l’économie. Et notamment, sur cette réponse qu’il donne à Médiapart. Elle est un peu longue, mais tellement utile : « Je pense que nous sommes en train de vivre un grand choc idéologique. Par exemple, le 23 mars, l’économiste en chef de l’OCDE, Laurence Boone, prend dans une tribune publiée par le Financial Times une position complètement inenvisageable, il y a seulement quelques semaines. Elle propose que « l’augmentation des dépenses publiques soit financée par une augmentation permanente de la masse monétaire, créée par les banques centrales, qui pourrait se substituer aux programmes financés par la dette (…) Sur le fond, une telle position revient à donner raison à la Modern Monetary Theory (MMT) qui n’a cessé d’insister sur le fait qu’il n’y a pas de contrainte financière à la prospérité, mais seulement des contraintes réelles. Les ressources naturelles, les compétences, les moyens de production et, bien sûr, les personnes disponibles pour travailler sont les seules véritables limites à la richesse collective. Cette crise rend donc visibles des instruments de politique économique que l’on écartait jusqu’ici. On comprend bien pourquoi elle constitue une opportunité de tourner définitivement la page du néolibéralisme ».
Tout cela pour dire que cette prime, soit elle sera un avantage momentané que l’on fera payer ensuite par une politique austéritaire qui reprendra plus qu’il n’a été donné, soit elle constitue l’occasion d’une vraie rupture idéologique. Mouvements sociaux, aujourd’hui pour la plupart virtualisés et confinés, à vous les studios.
Paul Hermant – 3 avril 2020