Pierre Ansay a rédigé récemment un texte inspiré du dernier livre du philosophe et sociologue allemand Axel Honneth, L’idée du socialisme[1]. Cet auteur tente de répondre positivement à la question « Le socialisme contient-il encore une étincelle vivante ? ». Mais cet espoir est, selon Honneth, conditionné par une réorientation des buts normatifs du vivre ensemble qui, pourtant, c’est une thèse centrale de l’ouvrage, gisaient dans l’œuvre de Marx, de Proudhon et des socialistes « utopiques ». La possible chute finale de la social-démocratie, la panne du politique, le tarissement des énergies utopiques, la banqueroute du bloc communiste vont-ils laisser la place au retour massif du religieux et euthanasier les potentiels libérateurs hérités des pères du socialisme ?
Nous reproduisons ici une partie de l’analyse de Pierre Ansay, celle qui reprend des propositions de Honneth qui indiquent des pistes pour (ré)concilier les revendications pour la reconnaissance [2]et la redistribution et instaurer, plutôt que restaurer, des balises pour un renouvellement de la plate-forme politique et surtout de l’agir social-démocrate.
Les expériences socio-historiques de libération seront d’autant plus fécondes que toutes les personnes concernées par ces problèmes s’impliqueront dans ces tentatives. Il est donc question de la suppression progressive des barrières qui bloquent la libre communication entre les membres de la communauté. L’expansion de la communication et de l’interaction sociale permet dès lors de dépasser l’obstacle normatif qui posait en incompatibles la liberté individuelle et la solidarité. La suppression des barrières communicationnelles et la recomposition permanente de groupes d’expérimentateurs engage les libertés dans une activité solidaire et réciproque. Désormais, plus personne n’est autorisé à dire d’avance par quelles voies les libertés sociales ont le plus de chance de se réaliser au sein de la société. Il faut expérimenter ! Le social fraternel, la liberté sociale insémineront les processus de création de valeur économique. Plus question de démoniser ou d’hypostasier les pratiques de marché, les expérimentateurs décideront au cas par cas, pour dresser, ce fût le propos des dialogues Ricoeur-Roccard, des listes différenciées : dans quelle sphère les biens et prestations sont-ils les mieux produits et alloués? Dans les pratiques de marché, par l’économie coopérative, l’artisanat individuel ou les prestations de l’État ? « On ne distribue pas de la même manière des biens éducatifs, des biens de santé et des biens marchands.»[3]. Ces expérimentations n’empêcheront pas, au contraire, la mise en œuvre de mesures plus radicales, telle la captation rendue plus vigoureuse des revenus du capital, la remise en question du droit successoral, l’instauration d’un revenu minimum garanti assorti de conditions précises relatives à sa réalisation. Il convient de passer en revue, en mode expérimentation, toutes les propositions qui « souscrivent au but normatif consistant à émanciper les personnes économiquement actives de la contrainte, de la tutelle et de la dépendance, de manière à leur permettre d’envisager leur propre rôle comme une contribution volontaire à l’effort d’égale satisfaction des besoins de tous les membres de la société »[4].
Honneth considère que c’est une erreur de ne voir dans le socialisme que l’expression intellectuelle des intérêts de la classe ouvrière industrielle, résumant le socialisme à jouer le simple porte-voix d’un prolétariat décrété révolutionnaire par nature. Le changement social révolutionnaire doit rallier au-delà du prolétariat traditionnel. Certes, les travailleurs encore subsumés sous le concept de classe ouvrière constituent un gisement de transformation sociale, car ils résument et synthétisent les formes les plus dures, du moins dans le Nord de la planète, d’exclusion sociale et d’hétéronomie. Mais les travailleurs du tertiaire et du quaternaire[5], souvent exclus des circuits de l’espace public, ne trouvent guère d’avocats politiques ni d’opportunités d’insertion dans les mouvements sociaux classiques. Ils doivent cependant être considérés par le socialisme rénové comme des destinataires importants de ses propositions normatives. Le passage décisif doit opérer à partir de subjectivités insurgées et migrer vers des améliorations objectives, les signes historiques de la démocratie individuelle ne manquent pas. L’individualisme démocratique ne devrait pas constituer un frein mais un gisement fécond pour des avancées collectives réalisées sur le terrain, nous n’avons pas besoin de grandes méditations pour en prendre corps et conscience : la rhétorique néo-libérale, dans les faits, génère des comportements bien peu libéraux pour qui tombe sous la coupe de ses prophètes. Le pari de Honneth consiste à affirmer qu’une mutation est possible, la liberté individuelle sortira renforcée lors de sa mutation en liberté sociale et fraternelle. Le socialisme rénové constituera une auberge stimulante et accueillante pour des innovations sociales, juridiques, recueillant dans son cheminement un lot étendu d’expérimentations sociales. Il faudra dès lors débarrasser l’idée de liberté sociale de son ancrage trop exclusif dans la sphère économique classique héritée de la société industrielle du XIXe siècle. D’autres sphères, que le proto-socialisme a négligé, se sont développées, mêlant l’amour, le droit et la production économique de biens et de services.
Retour sur l’idée de liberté sociale
La liberté sociale dépend de la réalisation de la liberté des autres. Les fins individuelles, autant dans la sphère économique que dans les sphères de l’amour et de la politique ne peuvent être atteintes qu’avec l’assentiment des autres et la sympathie réciproque. La liberté sociale ainsi définie permet de réconcilier la liberté et la fraternité au sein de pratiques émancipatoires suscitant de nouvelles expériences et alliances. Mais, critique Honneth, les premiers socialistes n’ont développé cette liberté sociale que dans la sphère de l’agir économique, sans même que soit évoquée la possibilité de l’appliquer à d’autres sphères d’activité de la nouvelle société en train de naître. Les premiers penseurs libéraux avaient un temps d’avance, démarquant le domaine privé et le domaine du droit. Les libéraux, systématisant la sphère publique, concevaient la liberté formalisée dans le droit comme un mur protecteur garantissant la non intervention de l’État dans la sphère des marchés. La différenciation se mettait en marche : sphère du droit, comme régulateur général, sphère de la famille et de l’amour, sphère « du » marché et sphère de l’État comme producteur politique de l’ordre social. Le premier socialisme souffre de cloisonnement, de « cécité au droit », qui n’est compris que comme loi du plus fort, négligeant qu’il peut s’avérer un terrain de luttes, d’expérimentations qui offrent des possibles pour les pratiques émancipatoires. Cette cécité, cette incapacité à concevoir l’agir politique comme émancipateur empêchèrent longtemps la constitution d’un bloc historique fait d’alliances avec l’aile radicale des libéraux[6].
Pierre Ansay
[1] Axel Honneth, L’idée du socialisme, Paris, Gallimard, 2017.
[2] Un article de P. Ansay inspiré de la pensée d’Axel Honneth a été publié dans le n°51 d’octobre 2007 par notre confrère Politique sous le titre « Les politiques de reconnaissance ». Un article de P. Ansay commentant L’idée du socialisme de Honneth paraître aussi bientôt chez Politique.
[3] Michel Rocard et Paul Ricoeur, « justice et marché » in Esprit, janvier 1991, pp. 5-18.
[4] Honneth, ibid. p. 95.
[5] L’économie quaternaire comprend la production de services de proximité, de services à la personne et de services à domicile adossés au développement des TIC (technologies de l’information et de la communication). Lire à ce sujet l’article de Michèle Debonneuil en lecture libre sur le web.
[6] Ce qui fût pourtant le cas en Belgique : la plupart des leaders du POB étaient issus de la classe moyenne-supérieure libérale.