La victoire de Claudia Sheinbaum aux élections présidentielles mexicaines [avec 59,75% des suffrages] marque un tournant dans l’histoire du pays, renforce la gauche institutionnelle latino-américaine et contraste avec les avancées de l’extrême droite dans la région ces dernières années.
Les résultats contredisent la prémisse rabattue selon laquelle l’un des effets de la pandémie post-Covid 19 résidait dans la défaite assurée des partis au pouvoir, sans distinction idéologique. Contrairement à ce qui s’est passé au Brésil ou en Argentine, le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a réussi à garantir la continuité du Mouvement de régénération nationale (MORENA). Il l’a fait main dans la main avec Claudia Sheinbaum, une scientifique de 61 ans qui, le 1er octobre, après avoir remporté les élections du dimanche 2 juin avec près de 60% des voix, deviendra la première femme présidente de l’histoire du Mexique. Ce seul fait, dans un pays et un continent caractérisés par une culture politique manifestement machiste, constitue l’une des facettes les plus fondamentales de la campagne électorale. Avant Claudia Sheinbaum, Rosario Ibarra de Piedra [candidate du PRT en 1982 et en 1988], Cecilia Soto [candidate du Partido del Trabajo en 1994], Marcela Lombardo [candidate du Parti alternatif social-démocrate en 1994], Patricia Mercado [candidate pour le Partido Alternativa Socialdemocrata y Campesina en 2006], Josefina Vázquez Mota [candidate du PAN-Parti d’action nationale en 2012] et Margarita Zavala [candidate du PAN en 2018] ont présenté leur candidature.
Cette année, Claudia Sheinbaum [MORENA] et Xóchitl Gálvez [27,75% des suffrages], la candidate de l’opposition [coalition réunissant le PAN, le PRI et le PRD] qui, au-delà de ses escarmouches médiatiques, n’a jamais réussi à se positionner comme une rivale compétitive, ont rejoint la liste des pionnières. Dans tous les cas, il ne faut pas succomber aux mirages fréquents liés au genre de la candidate. Même si cela semble évident, il faut rappeler qu’une femme au pouvoir n’est pas une garantie de féminisme. Pendant la campagne, Sheinbaum a inclus dans ses promesses des questions telles que le care et a répété le slogan : « Je n’arrive pas seule, nous arrivons toutes ensemble ». Mais, en réalité, tout au long de sa carrière politique, elle n’a pas embrassé les luttes féministes de manière énergique. Les tensions et les contradictions avec le mouvement des femmes qu’elle a héritées de son passage à la tête du gouvernement de Mexico [district fédéral] sont encore présentes, et nous devrons donc attendre pour voir si son arrivée au pouvoir se traduira par des politiques d’extension des droits.
D’autre part, la victoire de Claudia Sheinbaum représente une nouvelle étape dans la débâcle du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), force politique omniprésente qui, au siècle dernier, a gouverné le Mexique pendant sept décennies consécutives jusqu’à ce que, en 2000, l’alternance tant attendue commence enfin. Depuis lors, la droite (PAN) a gouverné pendant deux mandats, avec Vicente Fox [2000-2006] et Felipe Calderón [2006-2012]. Puis le PRI est revenu, avec Enrique Peña Nieto [2012-2018]. La gauche, représentée par López Obrador (AMLO), l’a emporté en 2018 et la victoire de Claudia Sheinbaum lui assure de rester au pouvoir jusqu’en 2030.
Les racines historiques des dirigeants de gauche sont toutefois multiples. Si López Obrador [membre du PRI, puis du PRD, puis fondateur [1] de MORENA] et Cuauhtémoc Cárdenas [initiateur du PRD en 1989] sont nés politiquement au sein du PRI, personne ne peut revendiquer ce passé pour Claudia Sheinbaum. Elle a toujours été une militante de gauche et a maintenu la continuité comme l’une de ses principales bannières politiques. C’est pourquoi elle représente un changement de genre, mais aussi un changement de génération en termes politiques.
Ce processus électoral n’a pas seulement conduit au triomphe de Sheinbaum et de MORENA, mais il a laissé le PRI en crise et, selon certains points de vue, au bord de l’extinction. L’alliance de ce dernier avec le Parti d’action nationale (PAN) et le Parti de la révolution démocratique (PRD), autrefois rivaux, a montré que sa seule vocation était de constituer une opposition viscérale et de classe à Lopez Obrador. La campagne du PRI était en fait centrée sur la peur, comme le démontrent les déclarations constantes du parti selon lesquelles, en cas de victoire de Sheinbaum, le Mexique serait « transformé en Venezuela », une « dictature » se développerait et le pays serait gouverné par le « communisme ». La stratégie du PRI s’est traduite par une campagne erratique et parfois embarrassante de Xóchitl Gálvez et a eu pour effet d’aggraver la crise que traverse le parti depuis près de vingt ans. Loin de relancer positivement le PRI, l’alliance avec des partis avec lesquels il s’était précédemment affronté l’a conduit à liquéfier son identité et à se retrouver dans une position critique.
L’opposition a également dû faire face à un président (AMLO) qui contrôle la communication publique et fixe l’agenda politique par le biais de ses conférences de presse quotidiennes – connues sous le nom de « mañaneras » – et qui, dans la dernière ligne droite de son gouvernement, jouit d’une cote de popularité record de 60%. López Obrador cédera son poste à Claudia Sheinbaum en lui laissant les comptes macroéconomiques en bon état. Le Mexique d’aujourd’hui, c’est un peso renforcé, des conditions salariales meilleures que par le passé, moins de pauvreté et une batterie de programmes sociaux destinés aux plus défavorisés. Claudia Sheinbaum devrait également poursuivre la rhétorique obradoriste liée à l’« humanisme » et à la « justice sociale » et les politiques qui ont permis à López Obrador d’évincer, en à peine une décennie, la triade PRI-PAN-PRD et de faire de MORENA le parti le plus important du pays. Ce déplacement et la prééminence de MORENA se sont traduits, en fait, par l’augmentation des sièges obtenus lors des élections à la Chambre des députés et au Sénat. Selon les dernières données du décompte électoral, MORENA obtiendrait une majorité qualifiée au Congrès. [MORENA aurait 250 députés sur 500 et 372 sur 500 en tenant compte de la coalition Morena-Partido del Trabajo, Partido Verde Ecologista.]
Le processus de changement de López Obrador a joué en faveur de Claudia Sheinbaum, qui a pu capitaliser sur les réalisations de l’administration du président grâce au soutien de ce dernier. Claudia Sheinbaum a promis de poursuivre la « quatrième transformation » ou « 4T », comme le président a baptisé son administration pour lui donner une aura épique, en l’assimilant à l’indépendance de 1810, à la guerre de réforme du XIXe siècle et à la révolution de 1910. Aux premières heures du lundi 3 juin, une fois son triomphe confirmé, Claudia Sheinbaum a une nouvelle fois fait preuve de loyauté en qualifiant le président comme « un homme exceptionnel qui a transformé l’histoire de notre pays pour le meilleur ».
A son tour, dans son premier message post-électoral, López Obrador a réitéré son « affection et son respect » pour Claudia Sheinbaum. « J’avoue que je suis très heureux, fier d’être le président d’un peuple exemplaire, le peuple mexicain. La journée électorale d’aujourd’hui a montré qu’il s’agit d’un peuple très politisé, le nôtre », a-t-il déclaré, soulignant qu’en 200 ans d’histoire, jamais une femme n’avait gouverné.
L’échange d’éloges a couronné une relation politique qui a débuté il y a 24 ans, lorsque López Obrador a remporté le gouvernement de la capitale et a invité Claudia Sheinbaum, alors scientifique et universitaire, à rejoindre son cabinet en tant que secrétaire à l’Environnement. Depuis lors, ils ne se sont jamais quittés. Elle a ensuite été porte-parole de la première campagne de López Obrador (2006) et a été l’une des fondatrices et des acteurs politiques de MORENA. Avec le soutien de son mentor, elle remporte en 2015 la mairie de Tlalpan [une des 16 divisions territoriales de Mexico] et, quelques années plus tard, le gouvernement de la ville de Mexico [l’agglomération compte 21 millions d’habitants]. Le 1er décembre 2018, López Obrador a prêté serment en tant que président et cinq jours plus tard, Claudia Sheinbaum a prêté serment en tant que maire de la capitale nationale. Six ans plus tard, il lui transmettra (en octobre) la présidence, consolidant ainsi leur statut de duo politique le plus performant du Mexique contemporain.
L’héritage que recevra Claudia Sheinbaum comprend également des bilans négatifs. Parmi ceux-ci se dégage la violence incessante qui sévit dans le pays. Celle-ci doit être, au même titre que les rapports avec les familles et les réparations pour les victimes, une question de la plus haute priorité. Cette violence, qui est multiple et s’exprime à différents niveaux et dans différentes directions, a coûté la vie à 30 candidats au cours de cette même campagne électorale. Bien que le président López Obrador ait tenté de minimiser les faits et présenté les élections comme « les plus propres et les plus pacifiques de l’histoire », les données montrent que de nombreux citoyens et citoyennes ont décidé de « voter » pour l’une des plus de 100 000 personnes disparues et ont inscrit leur nom sur les bulletins de vote afin de rendre visible une tragédie à laquelle les dirigeants politiques, à commencer par le président AMLO, n’ont accordé que peu ou pas d’attention. L’agenda des droits de l’homme est urgent, mais la méfiance de nombreuses organisations et groupes de familles de victimes à l’égard de la nouvelle présidente est plus qu’évidente. La proximité de Claudia Sheinbaum avec Omar García Harfuch, policier et ancien secrétaire à la Sécurité citoyenne de la ville de Mexico [du 4 octobre 2019 au 9 septembre 2023, ce dernier a donné sa dimension pour intégrer la campagne de Sheinbaum et envisager un poste gouvernemental], est, pour ces organisations, inquiétante. La raison en est évidente : García Harfuch a été désigné par les proches des étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa disparus en 2014 comme faisant partie de ceux qui ont construit le « récit officiel » sur un cas de violations évidentes des droits de l’homme [la clarté n’a jamais été faite sur les circonstances de leur mort et du rôle de l’armée]. Ce fait conduit les organisations à émettre des réserves à l’égard de Sheinbaum, tandis que García Harfuch fait non seulement partie de l’équipe de conseillers de la nouvelle présidente, mais semble même faire partie de son prochain cabinet. Il reste à voir dans quelle mesure les « contradictions inévitables mais nécessaires », l’euphémisme utilisé par ceux qui justifient toute forme d’alliance, prévaudront.
Sur le plan extérieur, les élections mexicaines rééquilibrent la répartition du pouvoir dans une Amérique latine où l’idée fausse d’un inévitable glissement à droite s’était répandue. Le samedi 1er juin, juste un jour avant l’élection de Sheinbaum, le président argentin Javier Milei et le salvadorien Nayib Bukele se sont donné l’accolade en souriant, essayant de montrer une extrême droite qui progresse régulièrement à l’échelle mondiale. Mais le lendemain, le triomphe de MORENA au Mexique a remis les projecteurs sur la gauche démocratique diversifiée qui comprend Luiz Inácio Lula da Silva (Brésil), Gustavo Petro (Colombie), Luis Arce (Bolivie) et Gabriel Boric (Chili), le groupe restreint de présidents dont, dans quatre mois, Claudia Sheinbaum fera partie.
Comme presque toutes les femmes qui accèdent à de hautes fonctions, Claudia Sheinbaum doit faire face à de multiples préjugés. Promue par López Obrador, elle a été accusée par ses adversaires politiques et médiatiques de n’être qu’une « marionnette » de l’actuel président. En fait, ces mêmes opposants soutiennent que c’est le fondateur de MORENA – qui a déjà annoncé son prochain retrait de la vie politique – qui continuera à gouverner en coulisses. Claudia Sheinbaum doit maintenant relever le défi de démontrer son autonomie politique sans laisser entendre qu’elle est déloyale. Ce sera l’un des principaux défis de la nouvelle présidente [2].
Elle n’est pas seule dans ce processus. Un autre événement marquant de l’élection est que la capitale du pays sera également gouvernée par une femme. Il s’agit de Clara Brugada [membre de MORENA depuis 2014, elle a quitté le PRD en 2012], l’ancienne maire d’Iztapalapa [secteur populaire de l’agglomération de Mexico, de 2018 à septembre 2023], issue des luttes urbaines (occupation du territoire), qui se définit comme féministe et qui, dès son entrée en fonction, deviendra automatiquement pré-candidate à la présidence et possible successeure de Claudia Sheinbaum en 2030. Mais cela sera une autre histoire.
Cecilia González
Journaliste, auteure de nombreux ouvrages sur le Mexique et l’Argentine.
(Article publié dans la revue Nueva Sociedad, juin 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre : https://alencontre.org/ameriques/amelat/mexique/mexique-dossier-claudia-sheinbaum-un-triomphe-a-contre-courant-en-amerique-latine.html )
Source : https://www.pressegauche.org/Mexique-dossier-Claudia-Sheinbaum-un-triomphe-a-contre-courant-en-Amerique
[1] Sur la constitution de MORENA, voir l’ouvrage d’Hélène Combes : De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico (CNRS Editions, 2024). (Réd.)
[2] Le milieu entrepreneurial a accueilli de manière assez positive l’élection de Claudia Sheinbaum. Cette dernière a rapidement pris contact avec, par exemple, le directeur général de BlackRock Mexico, pour assurer les flux d’investissements. A ses côtés, la future responsable de l’Economie, la jeune dirigeante d’entreprise Altagracia Gómez Sierra, était déjà membre de l’équipe de la campagne présidentielle de Sheinbaum. (Réd.)