Ce que la philosophie arabe peut apporter à l’écologie

Recension d’ouvrage par Isabel Ruck

Comment penser autrement l’écocide qui se déroule sous nos yeux ? Cette question s’impose comme le fil conducteur de l’ouvrage « Écologie et pensée arabe » (Éditions Mimesis, 2023) d’Éric Marion, dans lequel cet agrégé de philosophie tente de montrer quel pourrait être le rôle de la pensée arabe médiévale pour aborder sous un nouveau jour ce que l’on appelle désormais la « crise écologique ». Sa réflexion s’appuie sur l’étude de plusieurs œuvres majeures de la pensée arabe classique – allant du philosophe Abu Hayyan Al-Tawhidi (vers 930-1023) à Ibn Khaldoun (1332-1406) – qui lui permettent de dégager une autre vision de la nature, marquée par une expérience du décentrement et un sens de l’hospitalité envers tous les vivants.

 

Le constat d’une crise de sens

La crise écologique est pour Éric Marion plus qu’une crise « environnementale ». Elle est aussi, voire avant tout, une crise de sens. L’écocide en cours est « archéo-logique », écrit-il. Autrement dit, la crise écologique affecte toute chose et modifie également le sens de tout ce qui est et qui arrivera. Ainsi son constat est sans appel (p. 9) :

« [la crise écologique] entraîne une modification catégorielle intégrale, une mutation parfois imperceptible de toutes les significations. L’arrosage insouciant d’une pelouse, l’achat d’aliments traversant les océans, l’usage chaque matin d’une voiture, d’un téléphone ou d’un ordinateur… chacun de nos gestes au quotidien devient problématique et voit sa signification se troubler. Il devient si difficile, à peine supportable, de vivre dans ce dérangement permanent du sens. Notre époque sort de ses gonds. Et ce qui nous arrive fait tout vaciller ».

Cette crise de sens se traduit également par la multiplicité des dénominations que nous avons inventées pour qualifier notre époque : « anthropocène », « capitalocène », « technocène », « plantationocène », « chthulucene ». Si elle révèle notre quête de sens et la nécessité de mettre des mots sur les événements, elle montre tout autant à quel point nous ne parvenons pas à nous entendre sur ce qui nous arrive.

Isabel Ruck


Éric Marion est professeur agrégé au Lycée Carnot de Dijon (depuis 2007), chargé de cours de philosophie arabe à l’université de Bourgogne (depuis 2009), auteur de “Lumières arabes et lumières modernes au miroir de l’utopie insulaire d’IbnTufayl” (Editions Kimé, 2016) et “Ecologie et pensée arabe” (Editions Mimésis, 2023).

Notes :

[1] Donna Haraway, Staying with the trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016.

[2] Voir par exemple Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.

[3] Florence Caeymeaex, Vinciane Despret et Julien Pieron (éds.), Habiter le trouble avec Donna Haraway, Bellevaux, éditions Dehors, 2019. [URL]

[4] Donna Haraway, op.cit., p. 47.

[5] Glenn Albrecht, Earth Emotions. New Words for a New World. Ithaca, Cornell University Press, 2019, paru en 2021 chez Les Liens qui Libèrent en français sous le titre Les émotions de la terre. Pour Albrecht, au Symbiocène, l’empreinte des humains sur la Terre sera réduite au minimum. Toutes les activités humaines seront intégrées dans les systèmes vitaux et ne laisseront plus de trace.

[6] Ulrich Beck, La société du risque : Sur la voie d’une autre modernité. Paris, Aubier, 2001.

[7] J. Baird Callicott, Pensées de la terre. Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amériques, Australie : la nature dans les cultures du monde. Marseille, Wildproject Éditions, 2011.

[8] L’auteur dénonce d’ailleurs la violence du « naturalisme » qui, selon lui, peut prendre deux formes : celle de l’exploitation de la nature d’une part ; celle de la préservation de la nature d’autre part. Toutes deux sont des attitudes opposées mais solidaires, qui vident la nature des peuples qui y vivent (p. 147).

Source : https://www.carep-paris.org/recherche/ecologie-et-politique/ce-que-la-philosophie-arabe-peut-apporter-a-lecologie/

Illustration :

Description English: Manuscript of Sughrat (Socrates) belongs to a 13th century Seljuk illustrator. It is currently kept at Topkapi Palace Library, Istanbul, Turkey. Source From English Wikipedia: en:Image:Arastu.jpg Author Al-Mubashshir ibn Fatik Other versions File:Meister des al-Mubashshir-Manuskripts 002.jpg. L’œuvre d’art représentée dans cette image et sa reproduction sont dans le domaine public mondialement. La reproduction fait partie des 10 000 peintures compilées par le Yorck Project. Cette compilation est gérée par Zenodot Verlagsgesellschaft mbH et mise sous licence GNU Free Documentation License.


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