Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine, les Soulèvements de la Terre rejouent les cartes de la lutte écologiste en France. Pensé à partir d’une logique de composition, de modalités d’actions choisies sciemment, et d’une écologie non dualiste, le mouvement invite à réfléchir à la manière dont les luttes écologiques belges s’organisent dans un contexte de surveillance et de menace du droit de manifester. Par Sophie Del Fa.
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Par Sophie Del Fa, PhD, Professeure à l’École de communication, UCLouvain, pour Carta Academica. L’autrice remercie ses camarades de lutte de lui avoir inspiré ce texte et de lui avoir fourni à travers des discussions des connaissances supplémentaires sur l’actualité et le contexte belge.
Les Soulèvements de la Terre (ci-après les Sdlt) ont rejoué les cartes de la lutte écologiste en France. Ce mouvement, dont le pari est de bâtir un réseau de luttes locales (surtout des luttes paysannes) tout en stimulant des résistances plus larges contre l’agro-industrie et l’accaparement des terres, a organisé plusieurs dizaines d’actions à travers ses différentes saisons. Les Sdlt sont nés en janvier 2021, à la suite des gilets jaunes et en réponse à un appel à la résurgence du monde à la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes. Aux rythmes de textes aux sonorités autonomes et appelistes (en référence à l’Appel publié en 2003 et réédité récemment aux éditions Divergences [i] et au courant de pensée rassemblé dans le Comité Invisible[ii]), les fondements politiques des Sdlt s’articulent autour de trois piliers principaux. La composition, c’est-à-dire les alliances avec les luttes locales et les collectifs déjà en lutte contre de grands projets inutiles d’accaparement et d’artificialisation de la terre ; des modalités d’actions qui comprennent blocages, occupations et désarmements inspirés de la tradition des luttes paysannes des années 60-70 ; et une définition de l’écologie non dualiste selon laquelle humain et nature ne sont pas séparés, mais font partie de l’ensemble du vivant (inspirée par la pensée de l’anthropologue Philippe Descola[iii], des philosophes Isabelle Stengers[iv], Bruno Latour[v] et Baptiste Morizot[vi] notamment).
Le 25 mars 2023, la deuxième manifestation organisée contre la mégabassine de Sainte-Soline, que nous appellerons Sainte-Soline II dans la suite du texte pour la distinguer de la première manifestation qui a eu lieu au même endroit en octobre 2022, a fait basculer le mouvement dans une nouvelle page de son histoire. En effet, les répercussions dépasseront les frontières françaises. L’évènement, qui a rassemblé environ 25 000 personnes dans les Deux-Sèvres, département du Centre-Ouest de la France en région Nouvelle-Aquitaine, a été le théâtre d’une forte répression policière, comme en témoigne le rapport réalisé par la Ligue des droits de l’homme[vii]. De fait, plus de 5000 grenades ont été tirées contre les manifestant·es, faisant 40 blessé·es graves, dont 2 resteront dans le coma pendant plusieurs semaines et 20 personnes seront défigurées. En plus de l’appareil quasi militaire mobilisé (3000 forces de l’ordre autour de la bassine et 3200 dans la zone), huit arrêtés préfectoraux proclamaient une série d’interdits, dont celui de manifester dans 17 communes du département et celui de circuler dans plus de 7 communes. En outre, 31 communes ont banni pendant le week-end la circulation de machines agricoles (dans le but de bloquer la venue de tracteurs de paysans). Une véritable mise en carte policière de l’espace s’est donc opérée mêlant disciplinarisation de la circulation et sécurisation du territoire sous prétexte de violences potentielles et de la présence de soi-disant « radicaux ».
Criminalisation et État policier
Les violences policières et la surveillance s’inscrivent dans un contexte de criminalisation quasi systématique des militant·es écologistes (et de « l’ultragauche ») en France. Et ce surtout depuis que le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a qualifié « d’écoterroristes » les personnes ayant participé à la première mobilisation à Sainte-Soline en octobre 2022[viii]. En totale cohérence avec ses discours précédents, ce même ministre de l’Intérieur a réitéré ses propos à la suite de Sainte-Soline II et a menacé de dissoudre les Sdlt, dissolution qui a été actée en juin 2023 [ix]. Mais le gouvernement français n’avait peut-être pas prévu l’impossibilité de dissoudre un soulèvement : en quelques jours, à l’appel des Sdlt, des dizaines de comités locaux se créent partout en France, ainsi qu’en Suisse et en Belgique (plus spécialement en Gaume et à Bruxelles). Cet élan de soulèvements multiples témoigne à la fois de la force de détermination des personnes participant à la lutte contre l’accaparement et l’artificialisation des terres et de l’écho massif qu’elles ont suscité : plus de 150.000 personnes ont signé la tribune « Nous sommes les Soulèvements de la terre »[x] et 200 comités locaux dessinent maintenant la carte des soulèvements. Alors que le slogan « On ne dissout pas un Soulèvement » fleurit partout, c’est toute la puissance de la composition du mouvement écologique qui se révèle et qui effraie les États [xi]. La dissolution a d’ailleurs été annulée en référé par le Conseil d’État français, ce qui a eu pour effet immédiat de suspendre la dissolution faute de preuves suffisantes concernant les faits reprochés[xii].
La criminalisation des militant·es n’est pas propre à la France. De fait, ce phénomène plane aussi au-dessus de la Belgique avec la loi anticasseurs du ministre Van Quickenborne qui menace le droit de manifester[xiii]. La loi propose de réprimer les actes portant atteinte aux biens et aux personnes lors de « rassemblements revendicatifs de plus de 100 individus ». Une fois votée, elle interdirait aux personnes condamnées pour violence de participer à de futures manifestations. Les trois syndicats belges (chrétien, socialiste et libéral), des associations (Greenpeace, Amnesty International, CNCD) et des partis politiques de la majorité (PS et Ecolo) se mobilisent actuellement contre ce projet de loi, qui fait écho au discours français et qui sème le terreau d’une criminalisation qui vise à étouffer le mouvement dont des intellectuels reconnus condamnent les actions dites « radicales ».[xiv]
Pour une composition transfrontalière
Dans ce contexte, la stratégie de composition formulée par les Sdlt et ses allié·es est plus que nécessaire. En effet, lutter contre l’accaparement et l’artificialisation des terres n’est pas seulement une lutte écologique, elle s’inscrit dans les formes de résistance au fonctionnement capitaliste de nos sociétés dont le profit à outrance suppose de fait la destruction du vivant, comme le rappelle Hervé Kempf dans La Libre[xv]. L’accaparement englobe l’urbanisation, l’extractivisme et l’agro-industrie qui sont à la croisée de trois types d’enjeux : écologiques (étant donné les ravages et les dégradations), sociaux (disparition des terres nourricières, dépossessions des espaces et suppression d’espaces autonomes non capitalistes) et coloniaux (pillages incessants des anciennes colonies et des pays dits « du sud »). Les modalités d’actions des Sdlt visent in fine une lutte globale contre la circulation démesurée soutenue et reproduite par le capitalisme débridé.
Composer entre collectifs et modalités d’actions permet d’avoir une prise sur la situation dans son ensemble. La Belgique n’est pas exempte de projets d’accaparement et d’artificialisation tels que l’extension de l’aéroport de Liège par le groupe chinois Alibaba, la destruction du Marais Wiels à Bruxelles, le futur « écoquartier » d’Athéna-Lauzelle à Louvain-La-Neuve pour n’en citer que quelques-uns. De nombreux collectifs se mobilisent contre des projets jugés inutiles et prônent un Stop Béton immédiat plutôt qu’à l’échéance 2050. Pensons notamment à Occupons le terrain, un réseau de luttes locales en Wallonie, au Réseau de Soutien à l’Agriculture Paysanne qui soutient la souveraineté alimentaire à travers des actions et mobilisations collectives ou encore à Code Rouge, Extinction Rebellion et les deux comités locaux bruxellois et gaumais des Soulèvements de la Terre (cette liste est non exhaustive). Malgré le foisonnement de regroupements, il faut souligner la différence entre le contexte français et le contexte belge, notamment quant aux possibilités de composition. En effet, les Sdlt disposent d’un allié de taille, politique et opérationnel, la Confédération Paysanne, syndicat agricole membre fondateur de la coordination paysanne européenne, de Via Campesina et d’Attac. Quant aux collectifs belges, malgré l’existence de plusieurs entités alliées de l’agriculture paysanne (FUGEA, MAP), ils n’ont pu jusqu’à présent établir de convergence et ainsi cimenter la logique de composition vis-à-vis du monde agricole. Dans ce contexte, les rôles des comités locaux belges doivent osciller entre soutien aux luttes françaises, alliances et relais de luttes locales et internationales. Bien qu’il soit toujours difficile de faire sens du présent au moment où il se déroule, il est clair que le phénomène Sdlt dessine de nouveaux contours de la lutte écologique radicale[xvi]. Ce faisant il est opportun de formaliser des cadres d’actions et de créer des axes de travail et d’enquêtes, qui renforceraient les luttes d’accaparement et d’artificialisation en Belgique et en Europe.
Ainsi, la notion même de frontière est questionnée. En effet, en ce moment, des luttes transfrontalières se renforcent, comme la mobilisation No Tav contre la construction de la ligne de train à moyenne vitesse Lyon-Turin. Actif en Italie depuis 30 ans, les Sdlt tentent de revigorer ce combat du côté français afin de faire pression à forces égales des deux côtés de la frontière. En Suisse, le comité local, qui s’est nommé Les Grondements des Terres, s’empare notamment de la lutte pour l’eau, et en Gaume le comité Chiers Semois s’est déployé de part et d’autre de la frontière franco-belge. Ainsi, la composition transfrontalière qui se dessine mêle luttes initiées en France (par exemple, l’internationalisation de la lutte pour l’eau trouve son origine dans la lutte contre les mégabassines) et ralliement à d’autres luttes locales qui résonnent entre elles.
Formes de vie et fulgurance
Dans La forme-Commune : la lutte comme manière d’habiter, Kristin Ross estime à partir de l’analyse de combats contre trois aéroports que « défendre les conditions de la vie sur la planète est devenu le nouvel horizon incontestable de toute lutte politique »[xvii]. Les nouvelles formes de luttes politiques et écologiques qui émergent, telles que celles incarnées par les Sdlt, reposent à la fois sur la défense, l’appropriation, la composition et la restitution et, surtout, créent une communauté et un projet de vie collectif. En effet, bien que les médias montrent surtout la « violence » et les « dégradations », les évènements des Sdlt créent, pendant les actions et les manifestations, des espaces éphémères et collectifs où se mêlent cantines à prix libre, autogestion, concerts et conférences. Le temps d’un week-end, un véritable milieu de vie autonome et ambulant apparait furtif et vital. C’est ce qu’entendent les Sdlt lorsqu’il est question de « fulgurance », c’est-à-dire la capacité à l’inattendu, à l’insaisissable et, comme l’écrivait le philosophe Gilles Deleuze, au « devenir imperceptible »[xviii]. Il va sans dire que la répression et la surveillance ne vont cesser de s’intensifier contre les luttes et les actions écologistes, mais les collectifs et les soulèvements qui se composeront disposent de ressources et de créativité qui leur permettront d’adopter des stratégies de fulgurances aujourd’hui primordiales.
Toutes les chroniques de *Carta Academica sont accessibles gratuitement sur le site du Soir
(1) Anonymes, Appel et autres textes suivis d’effets (Paris : Divergences, 2023). (2) L’insurrection qui vient, 2007 ; À nos amis (paris : La Fabrique, 2014). (3) Par-delà nature et culture (Paris : Folio essais, 2015). (4) Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient (Paris : La Découverte, 2008). (5) Bruno Latour, Face à Gaïa (La Découverte, 2015) (6) Bapiste Morizot, Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020) (7) « Sainte-Soline 24-26 mars 2023 : Empêcher l’accès à la bassine quel qu’en soit le coût humain » (Rapport des observatoires des libertés publiques et des pratiques policières, 2023). (8) Alexandre Truc, « « Écoterroristes » et « terroristes intellectuels » : Retour sur de (pas si) nouvelles pratiques de gouvernement », La Revue des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, 8 mai 2023 (9) « Décret du 21 juin 2023 portant dissolution d’un groupement de fait », Pub. L. No. JORF n°0143 (2023). (10) Disponible ici (11) « La stratégie de la composition – De Standing Rock à NDDL en passant par Lützerath et la forêt d’Atlanta Hugh Farrell », lundimatin, 2023, https://lundi.am/La-strategie-de-la-composition. (12) Le mouvement est désormais en attente de la décision de fond qui devrait tomber fin octobre 2023. (13) Pascal Lorent, « La « loi anti casseurs » controversée a fini par être votée », Le Soir, 2023 (14) Julien Balboni, « Le mouvement climatique belge menacé d’infiltration extrémiste », L’Echo, 2022, sect. Economie & Politique (15) Aurélie Demesse, « La violence ne vient pas des écologistes, elle vient du capitalisme », La Libre, 11 octobre 2023 (16) Sophie Del Fa, « Comment Les Soulèvements de La Terre Fédèrent Une Nouvelle Écologie Radicale et Sociale », The Conversation, 27 avril 2023 (17) La forme-Commune : La lutte comme manière d’habiter (Paris : La Fabrique, 2023), 67. (18) Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie 2 (Paris : Les Éditions de Minuit, 1980).