Les mobilisations conservatrices autour des enjeux de genre et de sexualité font l’objet d’un intérêt grandissant depuis une dizaine d’années. Dans l’espace académique francophone, les travaux pionniers de Martina Avanza, de Magali Della Sudda et de Céline Béraud ont, parmi d’autres, ouvert la voie à des recherches récentes portant pour la plupart sur le mouvement catholique. La sociologie des mouvements sociaux et de l’engagement militant, historiquement centrée sur les mobilisations progressistes, s’en est trouvée profondément renouvelée dans ses thèmes.
2Au milieu de cette littérature, l’ouvrage collectif dirigé par Roman Kuhar et David Paternotte, initialement publié en langue anglaise chez Rowman & Littlefield International en 2017, propose de manière originale une analyse comparée des mouvements anti-genre en Europe. Le volume promet notamment de dépasser les apories du « nationalisme méthodologique » (p. 14) et de mettre l’accent sur la circulation transnationale des modes d’action et des discours, d’où le choix des auteurs de parler d’un mouvement anti-genre au singulier pour se démarquer des approches en termes de « mouvements conservateurs » par exemple (p. 313). Chacun des treize chapitres qui composent l’ouvrage est dédié à un État européen, en incluant la Russie. Sont à chaque fois analysées les conditions d’émergence du mouvement anti-genre dans le pays, ainsi que ses conséquences sur la démocratie sexuelle et, le cas échéant, sur l’évolution des rapports de force au sein du champ politique.
3Bien que l’aire géographique couverte par l’ouvrage soit relativement vaste, celui-ci aborde un petit nombre de thèmes récurrents dont il tire une forte cohérence. Est soulevée d’une part la question des origines catholiques du mouvement anti-genre. Dans la majorité des États étudiés, l’émergence du mouvement découle d’une stratégie élaborée dans le courant des années 1990 par l’église catholique en réaction à la politisation des enjeux de genre et de sexualité (conférences onusiennes de 1994 et 1995 sur le développement et les droits des femmes, mobilisations pour l’ouverture de l’union civile aux couples de personnes de même sexe, mouvement pour la parité, etc.). L’ouvrage souligne d’autre part les vertus fédératrices de la cause anti-genre : à l’intérieur de chaque État, le combat contre la « théorie du genre » a permis la coalition d’acteurs hétérogènes (mouvements ecclésiastiques, partis d’extrême-droite, collectifs de « parents inquiets »…), agissant ainsi comme une « colle symbolique » (p. 307) entre des groupes souvent en désaccord sur d’autres thèmes.
- 1 Freiheitliche Partei Österreichs.
- 2 Lesbiennes, Gay, Bisexuels, Transsexuels, Queer et Intersexes.
4Le livre met par ailleurs en évidence trois dimensions structurelles du discours anti-genre : le populisme, l’europhobie et le conspirationnisme. La première transparaît notamment dans la concomitance de l’émergence du mouvement avec la montée de formation politiques d’extrême-droite telles que le FPÖ en Autriche1 par exemple. La deuxième s’observe (dans les anciens pays soviétiques, mais ailleurs aussi) dans l’articulation du discours anti-genre à une critique du gender mainstreaming et, plus largement, de la politique sexuelle de l’Union européenne, « désignée comme le nouveau colonisateur » (p. 239). La troisième s’incarne entre autres dans l’usage récurrent de l’expression « théorie du genre », suggérant l’existence d’un groupe d’acteurs œuvrant plus ou moins secrètement à la diffusion d’une doctrine unique. Cette conception conspirationniste surestime grandement le poids politique des organisations LGBTQI2 et du mouvement des femmes, et méconnaît l’hétérogénéité des théorisations dont le concept de genre a fait l’objet depuis les années 1970.
- 3 Programme d’éducation à l’égalité entre les sexes expérimenté dans certaines écoles primaires au co (…)
5L’ouvrage documente enfin de nombreux cas de circulation transnationale des idées, des symboles et des personnes. L’exemple belge constitue un cas d’école : le discours de Michel Schooyans et Marguerite Peeters, stars du militantisme anti-genre, a rencontré un écho plus large en France qu’à l’intérieur des frontières belges. La Russie de Vladimir Poutine, soucieuse de se poser en « chef de file mondial des “valeurs traditionnelles” » (p. 285), a, elle, très symboliquement accueilli plusieurs personnalités politiques françaises d’extrême-droite telles que Marine Le Pen ou Marion Maréchal, en plein mouvement contre l’ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe et contre les « ABCD de l’égalité »3 en France. Tous ces exemples semblent de prime abord étayer la thèse d’un mouvement anti-genre au singulier.
6Dans le même temps, l’ouvrage souffre de certains défauts. Ses méthodes, d’abord, sont rarement explicitées. À quelques exceptions près (en particulier le chapitre très réussi de Josselin Tricou et Michael Stambolis-Ruhstorfer sur « La Manif pour tous » en France), le dispositif d’enquête n’est jamais réellement présenté. La plupart des chapitres semblent s’appuyer sur un ensemble de sources secondaires et de documents de première main (articles de presse, déclarations officielles, littérature anti-genre) dont les limites demeurent hélas trop souvent floues.
7Le découpage de l’ouvrage par pays peut lui aussi interroger. En expliquant systématiquement l’échec ou le succès du mouvement anti-genre par des facteurs nationaux (contexte politique, histoire récente, place des institutions ecclésiales), l’ouvrage ne tombe-t-il pas lui aussi dans le « nationalisme méthodologique » pointé (à juste titre) en introduction ? Même si l’on imagine aisément les contraintes logistiques et éditoriales au principe de ce choix, peut-être un découpage thématique, par champ par exemple (militant, politique, religieux, académique…), aurait-il permis d’éviter certaines répétitions d’un chapitre à l’autre et d’accentuer l’aspect comparatif de l’ouvrage qui, en l’état, n’apparaît réellement qu’en conclusion.
8La question des principes de partition en soulève une autre, plus générale : celle des ancrages théoriques du volume. Alors même que l’offensive contre la « théorie du genre » constitue l’un des mouvements sociaux les plus importants des dernières années en Europe, comme le montrent bien les différentes contributions, les concepts de la sociologie des mouvements sociaux et du militantisme n’y sont presque pas mobilisés. La notion de ressource par exemple, centrale dans la littérature spécialisée depuis plusieurs décennies, est absente de l’index. Il en va ainsi également de la notion de répertoire, citée par endroits mais jamais réellement exploitée. À parcourir les différents chapitres, il semble pourtant que le mouvement anti-genre offre un exemple de choix pour étayer la thèse de l’émergence d’un répertoire d’action transnational tourné vers les organisations et institutions internationales (ONU, OMS, Commission européenne…), vers lesquelles convergent aujourd’hui un nombre croissant de revendications. La même remarque vaut enfin pour les notions d’espace et de carrière, dont l’absence semble cette fois dénoter un désintérêt pour les propriétés sociales des agents. L’utilisation de ces concepts aurait peut-être permis d’ouvrir un dialogue stimulant avec d’autres pans de la littérature sociologique.
9Finalement, le plaidoyer des directeurs du volume pour une approche en termes de « mouvement anti-genre » (au singulier) plutôt qu’en termes de « mouvements conservateurs » interroge : s’agit-il simplement de proposer un nouveau concept ou, à travers celui-ci, d’appeler à l’émergence d’une science autonome du discours anti-genre, telle qu’il en existe déjà dans de nombreux domaines de recherche en sciences sociales (childhood studies, policy studies, conspiracy studies… ) ? Apposer automatiquement le label « conservateur » aux mouvements anti-genre présente certes le risque de réifier ces derniers, comme le pointent à juste titre Roman Kuhar et David Paternotte : l’analyse des trajectoires militantes révèle bien souvent une réalité plus complexe. Mais appliquer à ces mouvements les mêmes concepts, les mêmes questionnements et les mêmes méthodes d’enquête qu’à tous les mouvements sociaux n’est-il pas la condition de leur ancrage dans la sociologie des mobilisations, et le meilleur moyen de conjurer tout risque de sécession conceptuelle ou méthodologique ?
10Quelles que soient les interrogations théoriques qu’il soulève, cet ouvrage éclaire d’un jour nouveau les mobilisations anti-genre qui se sont déployées en Europe ces dix dernières années. Il apportera à quiconque s’intéresse à ce phénomène de multiples clés de compréhension et de stimulantes pistes de réflexion.
Simon Massei
Sociologie du Travail, SDT, octobre-décembre 2020, compte rendu de lecture
Notes
1 Freiheitliche Partei Österreichs.
2 Lesbiennes, Gay, Bisexuels, Transsexuels, Queer et Intersexes.
3 Programme d’éducation à l’égalité entre les sexes expérimenté dans certaines écoles primaires au cours de l’année scolaire 2013-2014.
Simon Massei, « Roman Kuhar et David Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 62 – n° 4 | Octobre-Décembre 2020, mis en ligne le 12 décembre 2020, consulté le 26 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/35916 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.35916
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