CALAIS, LE BOUT DU CHEMIN…

Steven nous accueille avec un grand sourire… « Entrez, ne restez pas dehors. Yolaine va arriver ! ». De l’extérieur, rien n’indique qu’un centre d’aide aux migrants se trouve ici. Nous sommes dans une rue banale de Calais. En face, un bistrot où des habitués vont boire leur premier café de la journée et jouer leur loto… A 7h30 du matin, peu de personnes dans la rue. De nombreuses façades laissent percevoir qu’ils s’agissaient de commerces. Les vitrines ont été recouvertes de planches, pour éviter les squatteurs. Les taggeurs s’en sont donnés à coeur joie…

Nous pénétrons dans le bâtiment. C’est un ancien bistro. Le bar est toujours là…Mais à part cela, plus rien n’indique qu’on a tapé la carte dans cette pièce. Ce qui frappe, c’est le capharnaüm. Il  y a des sacs partout. Beaucoup de pains, dans des grands sacs en papier qui laissent déborder baguettes, viennoiseries, petits gâteaux… Sur les tables, des boites de conserves, des caissettes remplies d’oranges, des caisses de bananes…

Steven nous entraîne dans l’arrière-salle. Un réchaud peine à amener à ébullition une immense casserole remplie d’eau et de dizaines de sachets de thés à infuser. L’odeur de thé est forte…

Steven vient de terminer ses études, il preste son service civique dans cette association. Il n’a pas trop le temps de nous parler tant il a des choses à faire… « Yolaine, va arriver. Elle vous expliquera… »

Yolaine, ne lui dites surtout pas que c’est la chef de l’association… « Ici, il n’y a pas de chef! On est une équipe ! » réplique-t-elle, sans vous laissez la possibilité de discuter. « D’ailleurs, le nom de l’association a fait l’objet de longues négociations impliquant tous les membres de l’époque, il y a 10 ans de cela… Ici, vous êtes à Salam. Cela veut dire : Soutenons, Aidons, Luttons, Agissons en faveur des Migrants »… Yolaine, elle était là au départ, il y a 10 ans et elle est toujours là, tous les jours, au quotidien, pour organiser le travail des bénévoles. Infirmière dans une autre vie, elle soignait des personnes âgées dans une maison de retraite. Retraitée elle-même, elle ne compte pas les heures qu’elle donne aux jeunes migrants. Elle continue de soigner, de panser les plaies d’une société qu’elle juge inhumaine. Sous ses airs bourrus de femme du Nord, il y a une détermination sans failles et un coeur d’or.

« On préférait quand il y avait la jungle ».

Yolaine actionne le volet de la devanture de l’ex-bistro… Les premières lueurs du soleil illuminent l’intérieur du dépôt. Les bénévoles arrivent et se mettent tout de suite au travail. Parmi eux, deux dames qui viennent de Boulogne. Brigitte et Murielle ont décidé de consacrer leur jeudi à Salam. Tous les jeudis. Et cela dure depuis des années. « On préférait quand il y avait la jungle » nous explique Brigitte. La jungle, c’était le camp formé par les migrants et les associations qui leurs apportaient de l’aide. Au plus fort des arrivées, on a dénombré 12000 personnes vivant dans cette véritable ville en dehors de Calais… La jungle a été démantelée par les autorités françaises en octobre 2016. « C’est vrai que cela avait des allures de bidonville, poursuit Brigitte, mais au moins les migrants avaient leur petit chez-eux. C’était bien organisé. Il y avait des commerces, un resto, une école, des lieux de culte… Aujourd’hui, la situation est extrêmement dure. Ils vivent à l’extérieur, sans toit, et sont délogés en permanence »…

Notre conversation est interrompue par l’arrivée de Philippe et Frédérique, deux Belges qui apportent une cargaison de vivres… Yolaine les embrasse, Philippe détaille fièrement sa cargaison : « On amène du pain, des dizaines de pains, mais on a aussi un millier de boites de sardines, soixante-dix couvertures, des essuies-éponges, des chaussures, des sacs de couchage, du chocolat… ». Leur vieille camionnette volkswagen est pleine à ras-bord. « T’as pas des toiles de tente ? » demande Yolaine. « Pour l’instant, ça dé-squatte tous les jours ». Dé-squatter, c’est l’action des policiers et des employés municipaux qui détruisent les tentes et les campements de fortune des migrants. Leurs effets personnels sont souvent confisqués. L’Etat tente par tous les moyens d’empêcher la création d’un nouveau campement à Calais. Alors, tous les moyens sont bons pour décourager les migrants. « Aujourd’hui, la durée de vie d’une tente, c’est une semaine…au maximum » précise Yolaine. Philippe promet d’amener des tentes, lors du prochain convoi. Il est vrai que Philippe et Yolaine sont des habitués. Cela fait maintenant plus de 3 ans qu’ils rallient Calais depuis la Belgique. Ils ne font pas partie d’un mouvement réellement structuré. Pour les besoins de leurs articles, des journalistes leur ont donné le nom de « collectif wallon d’aide aux migrants »… Alors, faute de mieux, ils ont gardé cette dénomination. Le mouvement regroupe des membres éparpillés dans plusieurs villes du sud de la Belgique. Originalité : il n’y a pas de compte en banque. Ceux qui veulent donner de l’argent achètent des produits dans des magasins sur le compte du collectif. Et ça marche ! Des tentes, des sacs de couchage sont achetées par dizaines par des anonymes dans des grands magasins de sports… Philippe va régulièrement chercher les stocks. Une nuit, en vadrouille avec des migrants dans la « jungle », il a remarqué que peu d’entre eux avaient de quoi s’éclairer. Le mois suivant, il revenait avec des dizaines de lampes torches dynamo… A ce jour, il a distribué près de 500 lampes torches.

De la route, on a l’impression d’entrer dans un film de Mad Max

« Allez, pressons… Il faut un sac pour la rue des mouettes, un autre pour les Afghans, deux pour les Africains… »:Yolaine est à la manoeuvre. Les bénévoles s’activent : les sachets individuels se remplissent : un bout de pain, deux viennoiseries, une orange, un petit pack de lait. Quatre cents portions sont rassemblées chaque matin pour être distribuées. Pendant que les uns remplissent les sachets en plastique blanc, les autres enfournent les caisses dans les véhicules : 3 camionnettes attendent patiemment dans la rue.

Cette fois, ça y est. Tout est chargé. Il est près de 9h00. Le convoi se met en branle. Nous traversons Calais, passons devant l’hôtel de ville majestueux flanqué d’un magnifique beffroi. A la devanture d’une librairie, le gros titre d’un journal local affiché à même la rue attire l’œil du passant: « Calais. Le migrant renversé sur la rocade est décédé ». Ce n’est pas la première fois et certainement pas la dernière qu’un drame de ce type fait la une de la presse locale. Les derniers kilomètres de routes qui emmènent les transporteurs routiers vers les terminaux des ferries et du tunnel sous la manche sont particulièrement dangereux. Les migrants tentent de provoquer des incidents pour ralentir ou stopper les poids-lourds. Le but est de pouvoir profiter de la confusion pour grimper dans les remorques. Mais avant cela, les migrants doivent escalader des murs de treillis érigés sur plusieurs mètres de haut et surmontés de barbelés. De la route, on a l’impression d’entrer dans un film de Mad Max… Et tous ces efforts ne sont pas encore l’assurance de pouvoir passer la frontière. Les douaniers disposent d’un équipement technique ultra sophistiqué permettant de scanner littéralement les chargements, quand ce n’est pas en utilisant des détecteurs de CO ou des micros capables de déceler les battements d’un coeur… Dans ces conditions, passer en Angleterre tient du miracle. La plupart sont repérés et virés de la zone de fret sans ménagements. Ils ont tenté « leur chance » aujourd’hui, ils retenteront demain… Et cela peut durer des mois, toutes les nuits.

Les camionnettes s’éloignent des rues commerçantes du centre-ville. Les quartiers pavillonnaires sont également traversés sans un regard… Le paysage se fait plus industriel. Il y a des entrepôts à perte de vue. Les échangeurs routiers se mélangent… Yolaine qui conduit le camion de tête fait le tour complet d’un rond-point en klaxonnant… Quelques jeunes hommes au bord de la route lui font signe. C’est le signal : le petit déjeuner est servi. Yolaine gare son camion quelques mètres plus loin. Nous sommes sur un petit parking en gravier à côté d’un mini stade destiné aux gamins qui pratiquent le BMX. Tout est fermé. Pas une âme qui vive. Et puis, venus de toutes les directions, de jeunes hommes convergent calmement vers les camionnettes. Un tréteau a été rapidement plaçé pour servir de table improvisée. Les sacs contenant les petits déjeuners rejoignent la casserole brûlante remplie de thé sucré… Ils sont une dizaine à avoir rejoint les bénévoles. « Hello ». « Good morning ». « Bonjour ». Ils nous tendent la main. Certains nous font l’accolade. Et puis, naturellement, sans qu’aucune consigne ne soit donnée, ils se mettent en file et passent devant le tréteau pour emporter boisson et nourriture. Quelques mètres plus loin, ils s’asseyent à même le sol, se lavent les mains, le visage… puis attaquent leur croissant.

A quelques mètres de nous, deux hommes attendent à côté de leur camionnette flambant neuve. Personne ne se préoccupe d’eux, comme s’ils étaient transparents. Yolaine m’explique : « eux, c’est les gars de La Vie Active. Ils ont également de la nourriture mais aucun migrant n’ira la chercher. Ce sont les gens payés par Macron pour donner bonne conscience à l’Etat français. Cela ne fait que quelques jours qu’ils proposent des repas…avec des food trucks. Mais aucun migrant n’accepte cette nourriture venue des mêmes mains qui détruisent leurs tentes et essayent de les faire déguerpir ».

Pendant qu’on parle, les deux hommes remontent dans leur camionnette et s’en vont discrètement. Peu d’associations humanitaires viennent directement porter secours aux migrants sur le terrain. La plupart sont regroupées à l’auberge des migrants, un consortium d’association dont de nombreuses viennent d’Angleterre. Ils disposent d’un immense entrepôt, d’un site internet, de dons provenant du monde entier.

Ici, avec Salam, c’est plutôt la petite entreprise, à hauteur d’hommes…ou plutôt de femmes, car la grande majorité des bénévoles sont des femmes.

Dans la jungle, des passes à 5 euros…

Frédérique et Philippe viennent nous serrer la main. Ils repartent vers la Belgique, le sentiment du devoir accompli. Trois heures de route à l’aller, autant pour le retour… la journée sera longue, surtout pour Frédérique. A la nuit tombée, elle ira aider à la transhumance des grenouilles. C’est la période où les batraciens sans protection se font exterminer sous les roues des voitures dès la nuit tombée. Alors, Frédérique avec d’autres ramassent les grenouilles par centaines et les font traverser la route dans de grands seaux… Le sauvetage des migrants, encore et toujours.

Autour de nous, cette fois, ils sont des dizaines à prendre leur petit-déjeuner à même le sol. Au total, près de 200 repas seront servis uniquement à ce point de ralliement. Ce sont quasi tous des Erythréens. Des hommes jeunes pour la plupart, un sur quatre est mineur… des gamins. On repère une fille. Elle se fait discrète, emporte rapidement son paquet et reprend la route aussitôt. On espère que là-bas, dans la jungle, quelqu’un la protège. Philippe nous a parlé de la prostitution. Il y a peu de femmes. Alors, certains garçons font des passes à 5 euros… en espérant pouvoir réunir assez d’argent pour payer les passeurs. Car ici comme partout, l’argent facilite les choses. Si vous avez de quoi payer, les passeurs vous trouvent un camionneur polonais qui acceptera de vous planquer dans sa cabine. Il risque gros : des mois de prison, des milliers d’euros d’amende, la perte de son boulot… Alors, le tarif est salé.

Tout à coup, des éclats de voix. « No Camera. No Camera ». Un attroupement se forme. Un bénévole a eu le tort de sortir son portable pour prendre une photo. Il a tout de suite été pris à parti par plusieurs migrants. L’incident est clos. Yolaine nous explique : « aujourd’hui, c’est bon enfant. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a parfois de fortes tensions, des bagarres entre ethnies. La situation peut très vite dégénérer. Nous, on ne prend pas parti, et on ne pratique pas de punition. Certaines associations décident de supprimer la distribution de repas pendant une semaine pour les « punir » après un incident. Nous, on ne juge pas, on donne, c’est tout. C’est la seule solution pour pouvoir aider partout. Vous savez, on est tolérés ici. Aider les migrants en France peut s’apparenter à une participation à un trafic. Notre activité est illégale, mais les autorités ferment les yeux. Ils savent que si les gens ont faim, ils n’auront d’autre choix que d’aller voler la nourriture… donc, ils tolèrent ». Mais tout à coup, Yolaine s’interrompt et s’adresse à trois ados non loin de nous: « hé, les garçons, no good, no good ! ». L’un d’eux a laissé s’envoler un sachet plastique. Il se précipite pour le ramasser et le mettre à la poubelle : « no problem, mamy ! ». Quand nous quitterons le parking, il n’y aura aucun déchet par terre. Tout aura été ramassé. Pour ne jamais prêter le flanc à la critique.

Yolaine donne le signal du départ. Il y a d’autres rendez-vous. Le convoi se reforme rapidement. Direction : Marcq. C’est la commune située juste à côté de Calais. Le trajet ne dure que quelques minutes. Après être passé sur un passage à niveau, nous nous arrêtons le long de la ligne de chemin de fer, juste à côté d’une immense cabine technique. Nous sommes à l’orée de la jungle. Ici, c’est différent. Il n’y a que quelques personnes, des Afghans. Ils ont planté leurs tentes dans le champ à côté, dans les marécages. Nous croisons un homme relativement âgé. Il doit avoir 40 ou 50 ans, difficile à dire avec ces couches de vêtements qu’il empile pour se protéger du froid. Il s’appelle Ahmed. Cela fait 4 mois qu’il est là. Son compagnon de tente, lui, est arrivé il y a deux jours. Il vient de Paris. « Où c’est le mieux ? » lui demande-t-on. Sa réponse fuse, sans réfléchir : « c’est horrible partout ! Le plus difficile, c’est de ne pas savoir… pour le futur ». Nous lui souhaitons « good luck »…mais il sent bien qu’on est triste pour lui, que le coeur n’y est pas.

Quelques heures plus tard, nous nous arrêterons près du terminal des ferries. Nous longerons de hauts murs de métal et de barbelés. Nous serons épiés par des dizaines de caméras mais nous franchirons sans encombres la porte d’accès au guichet de vente de billets. Il nous suffirait de donner un billet, de tendre un bout de plastique avec notre identité pour passer de l’autre côté, en Angleterre. Aussi simple que cela lorsqu’on est né du bon côté des barbelés.

Daniel Nokin