Comment en est-on arrivé à la situation actuelle, comment les USA ont trahi leurs promesses de ne pas étendre l’OTAN aux frontières de la Russie, comment pour sauver l’Alliance atlantique et l’OTAN, outils de leur domination sur l’Europe, ils ont amené la Russie à entrer en guerre pour l’affaiblir. Les horreurs actuelles sont insupportables, mais ne fermons pas les yeux sur la responsabilité de nos dirigeants.
Pierre Péguin
La disparition de l’URSS suivie de celle du Pacte de Varsovie constitua une mutation internationale comparable seulement à deux précédents, à savoir la chute de Napoléon en 1815 et la fin de la Première Guerre mondiale. Or ces deux précédents donnèrent lieu respectivement au Congrès de Vienne en 1815 et au Traité de Versailles en 1919 qui l’un et l’autre tentèrent d’organiser la paix entre les nations. Comme le remarque Richard Sakwa, l’implosion de l’URSS suivie de la disparition du Pacte de Varsovie en 1991 ne fut accompagnée d’aucune tentative semblable.(1) Comment expliquer pareille lacune ?
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Le 9 février 1990, lors des discussions entre Mikhaïl Gorbachev et le Secrétaire d’État américain James Baker, ce dernier donna l’assurance que les forces militaires de l’OTAN ne s’installeraient pas en Allemagne de l’Est après la réunification allemande non plus que dans les pays du Pacte de Varsovie en voie de dissolution. “Non seulement pour l’Union soviétique, mais aussi pour les autres pays européens, il est important d’avoir des garanties que si les États-Unis maintiennent leur présence en Irlande dans le cadre de l’OTAN, pas un pouce de la juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne se propagera vers l’est.”(2) Dans un discours qu’il prononça le 24 juin 1991 le Secrétaire d’État James Baker inclinait manifestement pour l’inclusion de la Russie dans “une communauté euro-atlantique qui s’étendrait vers l’est de Vancouver à Vladivostok.”(3)
A l’époque, c’est-à-dire dans les années 1990 du siècle dernier, Olivier Kempf, auteur d’une véritable encyclopédie sur l’OTAN que nous avons déjà citée, semble considérer comme normale que Moscou conservât une certaine défiance envers l’OTAN. Aussi bien, ses représentants firent valoir leur préférence pour une autre organisation, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), créée à Helsinki en 1975, qui devint en 1995 l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), laquelle comportait nettement plus d’États membres que l’OTAN d’alors, et même d’aujourd’hui, dont les USA et le Canada, ainsi que quelques États de l’Asie proche. André Koryzev, alors ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, fit notamment valoir que, à défaut de remplacer l’OTAN, “la CSCE devrait avoir pour objet de coordonner les activités de l’OTAN, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’UEO et la CEI(6) dans les domaines du renforcement de la stabilité et de la sécurité, de la promotion du maintien de la paix et de la protection des droits de l’homme et des minorités nationales.”(7) Les responsables des USA, suivis par ceux des pays de l’OTAN, ne donnèrent aucune suite à cette proposition pourtant éminemment constructive. Et la Russie assista impuissante à l’élargissement de l’OTAN jusqu’aux pays baltes qui avaient fait partie de l’URSS elle-même.
Constituée à l’origine de 12 États membres, l’OTAN en compte à présent 28 en Europe et 2 en Amérique du nord. Hostile au processus même de l’élargissement, la Russie n’a jamais caché que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN lui serait inacceptable. Les raisons en sont multiples : historiques, culturelles, militaires. L’implantation de fusées balistiques en Ukraine consacrerait la vulnérabilité des centres névralgiques de la Fédération de Russie. Moscou ressentit durement la guerre que l’OTAN mena, à la fin du siècle dernier, contre la Yougoslavie, plus précisément contre la Serbie. Mais c’est en 2007-2008 que la tension s’est transformée en crise à la suite de la décision prise par le “sommet” de l’OTAN à Bucarest d’inclure, à terme, l’Ukraine dans l’OTAN. (8)
On connaît la suite. Au début de 2014, la “révolution” dite de Maïdan, à Kiev, entraîna la chute du Président “pro-russe” Yanoukovitch puis l’abolition par le Parlement ukrainien des droits linguistiques des populations non-ukraïnophones, donc d’une importante minorité d’Ukrainiens russophones vivant à l’est et au sud du pays. La Crimée, majoritairement russophone, fit sécession et son parlement organisa un referendum qui opta, à une écrasante majorité, pour le rattachement à la Russie. Une partie du Donbass, autour de Donetsk et de Lougansk fit également sécession entraînant un conflit meurtrier qui dura 8 ans et qui, en août 2015 déjà avait causé d’intenses destructions, près de 8.000 morts civils et militaires, le départ du Donbass de plus de 2,3 millions de personnes qui s’établirent majoritairement en Ukraine, mais aussi dans les pays voisins et dont plus de 300.000 trouvèrent refuge en Russie.(11) Bien sûr, ces chiffres n’ont pu qu’augmenter entre 2015 et 2022…
Nous avons tenté de rendre compte de la séquence des principaux événements relatifs au conflit en cours. Mais comment expliquer l’hostilité manifeste et croissante de Washington à l’égard de Moscou pendant cette période ? À cette question d’aucuns répondent que la Russie est intervenue militairement en Géorgie en 2008 et en Syrie à partir de 2015, interventions certes contestables, mais qui ne firent guère d’ombre à Washington. Encore faut-il signaler que la première de ces deux campagnes fut strictement limitée dans son étendue et sa durée et que la seconde se fit à la demande expresse du gouvernement syrien.
“Inacceptable”, le mot est pour Washington mobilisateur car il désigne la cible. Les USA ont bien quelque peu peiné à faire adopter par le Sommet de l’OTAN à Bucarest la décision de principe de l’adhésion, à terme, de l’Ukraine à l’Alliance. Ils attendaient de la Russie qu’elle usât de la force pour s’y opposer et que, faute de pouvoir être sanctionnée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, son agression serait universellement condamnée et, au surplus, vouée à l’échec. Il y eut certes la sécession et l’annexion de la Crimée par la Russie, mais sans violence et avec l’appui massif de la population consultée par referendum. Il y eut aussi la sécession de deux régions russophones du Donbass, Donetsk et Logansk, mais qui donnèrent lieu à une guerre de positions meurtrière, comme on l’a vu, et dont la poursuite était manifestement inacceptable pour Moscou. De leur côté, Washington et l’OTAN aidèrent l’Ukraine à combattre les séparatistes du Donbas qu’appuyait Moscou.
Comment se fait-il que les dirigeants politiques occidentaux et leurs diplomates ne se soient pas insurgés contre la perspective des désastres susmentionnés ? (19) Probablement faut- il incriminer la médiocrité de certains et la servilité de tous. Ces deux facteurs nous paraissent avoir concouru, à parts égales, au remplacement de la diplomatie par l’administration de sanctions et à la bonne conscience des pousse-au-crime occidentaux. Rappelons que dans les années 1970 la politique américaine s’était attachée à dissocier la Chine de la Russie. Le 11 mai dernier Henry Kissinger, ancien Secrétaire d’État des États-Unis, relevait que la politique occidentale suivie depuis le début du XXIe siècle avait inversé l’objectif ancien en cimentant les relations de tous ordres entre ces deux géants ! (20) Elle a ainsi puissamment contribué à affermir l’alliance de facto entre Moscou et Pékin !
Ivo Rens, professeur honoraire, Faculté de droit, Université de Genève
Notes
(1) Richard Sakwa, Frontline Ukraine. Crisis in the Borderlands, Bloomsbury Academic, 347 pages, pp. 3 et 4.
(2) Paul Danieri, Ukraine and Russia, From Civilized Divorce to Uncivil War, Cambridge University Press, 2019, 282 pages, pp. 60, 1, Richard Sakwa, op.cit, p. 61 et Jacques Baud, Poutine, maître du jeu ?, Max Milo, 2022, 297 pages, p. 29.
(3) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, Éditions du Rocher, 2e édition non datée, mais postérieure à 2014, 613 pages, p. 238.
(4) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., p. 248. Le PPP est un partenariat pour la paix qui est une catégorie d’États non membres de l’OTAN, mais non hostiles qui acceptent notamment l’interopérabilité de leurs armements avec ceux de l’OTAN. Y figurent notamment l’Irlande, la Finlande, l’Irlande, la Suède, la Suisse, mais aussi l’Ukraine et la Russie.
(5) La Communauté des États indépendants, issue de la disparition de l’URSS. Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit. p. 287. Cf aussi Paul Danieri, op. cit. p. 59 et Jacques Baud, op. cit. p.35.
(6) The New York Times, 2 mai 1998, cité dans l’article sur George Kennan dans Wikipedia.
(7) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., pp.287, 8.
(8) https ://www.nato.int/cps/fr/natolive/official_texts_8443.htm
(9) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., p.266.
(10) Richard Sakwa, op. cit., p. 87. “Top U.S. official visits protesters in Kiev as Obama admin ups pressure on Ukraine President Yanukovich.” CBS News, December 11, 2013. – “Ukraine crises : Transcript of leaked Nuland-Pyatt call”, BBC News, February 7, 2014.
(11) Richard Sakwa, op. cit., p. 278. D’autres auteurs évoquent un nombre de morts civils et militaires supérieur en 2014 : 14’000 selon Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, Max Milo, 2022, pp 136, 7.
(12) Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, Max Milo, 2022, pp 122,3.
(13) https ://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_dépenses_milit- aires (2019), pp 122,3.
(14) https://atlasocio.com/classements/defense/nucleaire/classement- etats-par-arsenal-nucleaire-monde.php (2021)
(15) Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, op. cit, pp 39 et seq.
(16) François-Bernard Huyghe, Olivier Kempf et Nivolas Mazzucchi, Gagner les cyberconflits. Au-delà du technique, Collection Cyberstratégie, Éditions Economica, 2015, 175 pages.
(17)Guy Mettan, La face cachée de Volodymir Zelensky https://guymettan.blog.tdg.ch/archive/2022/05/27/la-face-cachee-de-
volodymyr-zelensky-322592.html
(18) Nguyen Quoc Dinh, Patrick Daillier et Alain Pellet, Droit international public, 5e édition, LGDJ, 1994, 1’317 pages, pp 896 et seq.
(19) Cette perspective inhérente à la crise ukrainienne conduisit l’auteur de ces lignes à lancer le blog “La paix mondiale menacée” https://worldpeacethreatened.com/documents/programme/en août 2014 comme l’atteste la notice introductive de ce blog.
(20) Le 11 mai 2022, Kissiger âgé de 99 ans commente négativement ce renforcement de l’alliance de facto entre Moscou et Pékin : https://www.youtube.com/watch?v=6b89jcNqgJo