Auprès des ouvrières de Douarnenez, cent ans après une grève historique

La grève des sardinières de Douarnenez, en 1924, est restée dans les mémoires. Victorieuse, leur lutte est aujourd’hui un symbole des mobilisations ouvrières féminines. Cent ans après, on continue de travailler la sardine dans les zones industrielles de ce petit port finistérien. L’étripage et l’emboîtage sont encore largement réalisés à la main et ce sont toujours des femmes qui s’y collent. Des femmes du coin en fin de carrière, de jeunes intérimaires et, surtout, des « petites mains » exilées.

Toutes soumises à une tâche ingrate et harassante, à l’injonction au rendement. Face à la dureté du labeur, au manque de considération, à la menace de l’automatisation, des solidarités se nouent et la lutte syndicale retrouve un peu de vigueur après plusieurs années d’apathie. Assez pour provoquer la révolte ? La mémoire des luttes n’a de sens qu’à condition de servir les combats d’aujourd’hui.

C’est ce que voudrait rappeler le livre, Écoutez gronder leur colère – Les héritières des Penn sardin de Douarnenez, publié ce mois-ci aux éditions Libertalia. Tiphaine Guéret, journaliste indépendante au mensuel CQFD, à la revue Panthère Première et à Basta!, y revient sur ce qui lie les luttes d’alors à celles d’aujourd’hui. Bonnes feuilles.

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Douarnenez, un matin ensoleillé de janvier. La silhouette d’une grue se dessine derrière l’église du Sacré-Coeur, solide monument néogothique dressé au sommet du vieux centre, presque au bout de la rue principale. C’est ici que débouchent les automobilistes arrivant du nord, quelques minutes après avoir passé le panneau « Douarnenez » et laissé sur leur droite la plage du Ris, large étendue de sable qui annonce l’entrée dans la cité portuaire.

Une poignée de rues après l’église, au milieu d’un petit quartier résidentiel, l’impasse Giocondi. Tout au fond, un chantier. En 2025, en lieu et place des montagnes de terre retournée, 72 logements devraient y avoir poussé. Le projet est porté par des promoteurs et saura sûrement intéresser les acquéreurs en quête d’une résidence secondaire, à deux pas des plages des Dames et de Pors Cad. C’est en tout cas ce qu’en dit la presse locale, qui suit de près le dossier.

À Douarnenez, l’immobilier est un vrai sujet, la désindustrialisation progressive de la ville ayant peu à peu laissé la place au tourisme dans l’économie locale. Résultat, « en vingt ans, le nombre de logements vides a augmenté de 53 % tandis que le nombre de résidences secondaires grimpait de 42 %. Le reste du parc locatif [étant] largement raflé par Airbnb » [1].

Depuis, le fossé se creuse entre les tenants d’une ville livrée au plus offrant et ceux qui aspirent à ce que chacun puisse s’y loger décemment à l’année. Les opposants au projet de l’impasse Giocondi ont récemment bénéficié d’un sursis, les fouilles archéologiques préventives ayant révélé une nécropole du Ier siècle de notre ère, extrêmement bien conservée. Le site de Douarnenez est en effet occupé depuis l’époque romaine, où la ville était – déjà – spécialisée dans la pêche et le conditionnement du poisson de la baie.

Les vestiges de cuves à garum – le nuoc-mâm des Romains – en témoignent à la sortie de la ville, près du hameau des Plomarc’h. Le début d’une histoire longue, donc, dont l’impasse Giocondi fut un théâtre privilégié : c’est là que s’élevait l’usine Carnaud, où a commencé la grève des sardinières en novembre 1924. Il n’en reste plus rien. Ailleurs dans la ville pourtant, au détour d’une rue ou d’un carrefour, les traces du passé industriel de Douarnenez sont toujours bien visibles. Mais pour combien de temps encore ?

La question se pose dès la sortie de l’impasse, face à la mer, sur le chemin qui conduit en quelques minutes au petit port du Rosmeur, par une route enserrée entre la baie et les barres HLM du boulevard Jean-Richepin. De petits immeubles d’apparence pas trop mal entretenus, avec leur « vue mer, pour les précaires ». À quelques centaines de mètres surgit le restaurant ouvrier Le Flimiou, qui ne désemplit pas à l’heure du déjeuner.

Juste à côté, face au parking qui occupe le site de l’ancienne conserverie Béziers, un grand bâtiment blanc et vert aux murs hauts, lardés de petites fenêtres, est grimé de tags politiques. « All Capitalists Are Bastards », annonce la façade. Cette bâtisse de 7000 mètres carrés a longtemps hébergé la production douarneniste des conserves Connétable, marque-fleuron de la maison Chancerelle, entreprise historique et fierté de la ville, dont il sera abondamment question dans ce livre.

Aujourd’hui, l’« usine du port », comme l’appellent les Douarnenistes, semble vouée à végéter ; les projets de réhabilitation se succèdent avant de tomber invariablement à l’eau. Dernier en date, un projet de résidence seniors huppée, porté par Bouygues Immobilier, à qui la mairie avait accordé en 2023 un permis de construire. Le surcoût entraîné par la dépollution et le désamiantage aura eu raison des plans du promoteur.

Bonne nouvelle pour celles et ceux qui préfèrent imaginer la bâtisse reconvertie en lieu associatif ou, à la rigueur, en musée de la conserverie. Il y aurait eu quelque chose de saumâtre, sans doute, à voir l’ancienne usine transformée en résidence de luxe, totalement hors de portée des anciennes ouvrières des conserveries après une vie de labeur à l’usine.

Aujourd’hui, c’est dans les HLM de Kermabon, quartier de Tréboul, de l’autre côté de la ria du Port-Rhu qui scinde la ville en deux, que certaines ouvrières à la retraite ont élu domicile. Ou dans de petites maisons chichement héritées de leurs parents, aux pieds de la cité de Kermarron – vaste ensemble de plus de 250 logements achevés au début des années 1970, plus ou moins bien ravalés –, rattachée au quartier plus excentré de Ploaré.

De l’ancienne usine Chancerelle, on rejoint en cinq minutes le port du Rosmeur et l’entrelacs de ruelles sombres et étroites qui l’entourent. Ce tout petit monde terriblement pittoresque vivait jadis au rythme des sardinières. Elles-mêmes étaient alors assujetties à celui des pêcheurs, qui suivaient l’horloge et le calendrier de la sardine : à l’heure où les hommes rentraient à terre, les chaloupes lestées de leurs prises, les femmes pressaient le pas en direction de l’usine. Le poisson était là, attendant d’être étripé, frit, mis en boîte.

De ce passé, il ne reste pas grand-chose sinon quelques plaques explicatives, disséminées ici et là à destination des badauds. Les anciennes maisons de pêcheurs s’arrachent à prix d’or et, si certaines sont habitées, beaucoup sont louées à la nuitée. En contrebas, un quai piétonnier et une rangée de bars. Hier exclusivement tenus par des femmes, c’est dans ces rades que les pêcheurs se répartissaient la caisse du jour, s’en mettant une au passage.

Aujourd’hui, on y croise surtout des trentenaires plus ou moins fraîchement installés, au style vestimentaire évoquant celui des « totos » des grandes métropoles ; de jeunes parents sirotant une bière à l’heure de l’apéro en surveillant du coin de l’oeil leur progéniture montée sur draisienne ; et quelques Douarnenistes pur jus qui s’enquillent des ballons de rouge entre amis. À leurs pieds, de petits bateaux de plaisance se dandinent dans le port, avec vue imprenable sur les plages et les falaises du fond de la baie.

Malgré ce décor de carte postale, le port du Rosmeur n’est pas un village Potemkine. Poser son verre, faire pivoter son regard vers la gauche et zoomer à 10 heures, en direction du « nouveau port », terminé en 1970 après des décennies de tergiversations et de travaux laborieux. Il abrite aujourd’hui des bateaux de pêche modernes et les hangars de l’entreprise Makfroid. Dans ces grands entrepôts, situés dans une zone interdite au public, on trie et on congèle chaque jour le poisson débarqué au port, maquereau, thon, et… sardine – l’espèce emblématique de la ville reste parmi les plus pêchées.

À Douarnenez encore, cent ans après la célèbre grève, des ouvrières continuent de travailler et de conditionner le poisson. L’usine Carnaud, l’« usine du port » et la fameuse « usine rouge », qui trônait autrefois à l’extrémité du quai, sont mortes, mais l’industrie de la conserve respire encore. En 2020, les trois dernières conserveries en activité fournissaient environ un millier des 7200 emplois de l’agglomération. Leur paysage n’a plus rien de pittoresque, puisque c’est maintenant dans les zones industrielles de la ville qu’elles ont pris leurs quartiers.

 

Tiphaine Guéret


Écoutez gronder leur colère – Les héritières des Penn sardin de Douarnenez, Tiphaine Guéret, Libertalia, octobre 2024.

Thyphaine Guéret, 24 octobre 2024, pour Basta Magazine.
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Illustration : Douarnenez greves des sardinieres-20nov1924-2.jpg, Description Français : Douarnenez ː grève des sardinières, le 20 novembre 1924. Date 20 November 1924 Source https://sardinieres.files.wordpress.com/2017/11/dz_greves_sardinieres-20nov1924-2.jpg Author Photo datant de 1924. Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication.
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Licence Créative Commons.
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A LIRE sur les luttes actuelles des sardinières de Douarnenez (dont les trois dernières usines et diverses marques régionales sont contrôlées par des multinationales, notamment thailandaise) et de Bretagne, au nombre de 2000, dont une part croissante de  travailleuses immigrées, en accès libre.
● “100 ans après la grève des sardinières, les travailleuses de la mer sont toujours précaires”, Damien Girard, député EELV de Lorient, 25 novembre 2024, le Télégramme.
●Sur “Ecouter gronder leur colère. Les héritières des Penn sardines de Douarnenez”, Donner à entendre la voix des ouvrières exploitées de Douarnenez, Mediapart, 21 novembre 2024, Mikael Correia, en accès libre.
●Grève de 250 travailleurs et travailleuses des Conserveries de Douarnenez pour obtenir une revalorisation salariale, 18 avril 2024.
A LIRE sur la grève des sardinières de Douarnenez en 1924, en accès libre.
●”La belle grève des sardinières de Douarnenez en 1924″, Rachel Silvera, Alternatives Économiques, 5 septembre 2024, en accès libre.
●”1924, la victoire des sardinières bretonnes”, Solidaire, Jonathan Lefevre, 25 juillet 2024, en. accès libre.