Je commencerai par une anecdote. En tant que professeur titulaire du cours de sociologie générale dans le cadre du diplôme en relations internationales à la Faculté des sciences politiques et de sociologie de l’Université Complutense de Madrid, j’ai utilisé comme texte obligatoire l’essai d’Armand Mattelart intitulé Histoire de la société de l’information.
Une critique des apologistes de la société de l’information et une histoire de son évolution. Chaque année, des étudiants venaient me poser des questions sur son ouvrage. C’est là que réside la grandeur et la force de sa pensée : susciter l’appétit de connaissance chez les jeunes qui font leurs premiers pas dans le monde intellectuel.
S’intéresser à la communication sociale, c’est évoquer Marshall McLuhan, mais peu de gens font le lien avec le plus éminent théoricien du XXe siècle dans cette discipline : Armand Mattelart, sociologue belge décédé le 31 octobre.
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Mattelart a consacré sa vie intellectuelle et militante à démêler les mécanismes de domination idéologique dans les formes politiques adoptées par les classes dominantes et le développement de la communication de masse. Installé au Chili depuis 1963, il s’installe en France après le coup d’État de 1973 avec sa compagne Michelle Mattelart, pionnière dans les études sur la communication sociale, le genre et l’idéologie dans les romans-photos.
L’œuvre d’Armand Mattelart peut être qualifiée de germinale. Il s’est fait connaître grâce à son ouvrage coécrit avec Ariel Dorfman, Para leer al pato Donald. Communication de masse et colonialisme (Siglo XXI, 1972).
À cette époque, souligner que les bandes dessinées véhiculaient une idéologie de classe était une hérésie. Remarquer que les vignettes de Walt Disney contenaient de la publicité déguisée en utilisant une comparaison revenait à briser le monde fantastique sur lequel reposait son empire. C’est ce que reflète le résumé au dos de la couverture de la 39e édition : « Dénoncer l’idole en dénonçant les mensonges contenus dans ses créations signifiait briser l’harmonie familiale et, par là même, démanteler la métaphore de la pensée bourgeoise incarnée par Donald ».
Et ses auteurs ajoutaient : « Donald était le porte-parole non seulement de l’american way of life, mais aussi des rêves, des aspirations et des modèles de comportement que les États-Unis exigeaient des pays dépendants pour leur propre salut. La bande dessinée se révélait être un manuel d’instructions pour les peuples sous-développés sur la manière dont ils devaient entretenir leurs relations avec les centres du capitalisme international ».
Mais Mattelart n’est pas seulement le coauteur de Para leer al pato Donald, l’ouvrage le plus cité, mais pas le plus pertinent. Son travail, seul ou en collaboration, constitue les fondements de la théorie de la communication sociale contemporaine. Très tôt, avec Carmen Castillo et Leonardo Castillo, il publie L’idéologie de la domination dans une société dépendante, une analyse qui « vise à démanteler les structures – du discours – en se référant à la rationalité de domination des groupes traditionnels à travers une lecture idéologique et à déterminer leur flexibilité et leur pouvoir de récupération pour neutraliser les changements induits par d’autres secteurs sociaux ». Et en 1972 paraît Agresión desde el espacio. Cultura y napalm en la era de los satélites (Agression depuis l’espace. Culture et napalm à l’ère des satellites). Ouvrage pionnier qui étudie les liens entre la bande dessinée, le discours et le pouvoir politique, révélant comment l’Agence d’information des États-Unis avait « préparé des brochures en faveur de l’exploration pétrolière privée pour être distribuées en Équateur par Texaco-Gulf Oil (…) et en Bolivie, elle avait produit un livre de bandes dessinées sur le terrorisme urbain destiné à être distribué par le ministère de l’Information (…) Il s’agissait de 148 000 exemplaires de la bande dessinée El desengaño. Les exemplaires sans marque ont été envoyés aux filiales de l’agence dans 10 pays d’Amérique latine ».
La révélation des formes de contrôle des classes dominantes à travers la communication sociale a marqué son empreinte intellectuelle. Personne mieux que lui n’a saisi les mécanismes idéologiques, les formes politiques, les dynamiques sur lesquelles l’État capitaliste a construit son espace de vie, générant un nouveau type de communication sociale. Problème qu’il aborde dans La comunicación-mundo. Historia de las ideas y de las estrategias.
De même, sa préoccupation pour la militarisation de la société et ses répercussions sur la violation des droits de l’homme dans le cadre d’une théorie de l’information en temps de guerre totale l’amène à écrire en 1978 Ideología, información y estado militar (Idéologie, information et État militaire), soulignant que « … il ne s’agit pas, comme dans les années 60, de faire participer la population à un modèle de consommation et d’aspirations, en prenant comme référence et cible les classes moyennes (…) Il s’agit plutôt, comme dans toute guerre , de détruire l’ennemi ».
Dans le flot des réformes néolibérales, il publie avec Michelle Les médias en temps de crise, un aperçu des changements qui aboutiront au cybercapitalisme : « … après le magnétoscope, le vidéodisque et le télétexte, nous aurons bientôt l’ordinateur à domicile : nous entrons dans l’ère de la télématique (…) Et l’industrie de la culture, comme les secteurs traditionnels, n’échappe pas au redéploiement : la télévision, la presse, le cinéma, l’édition, les loisirs font l’objet d’une redistribution totale des cartes avec un intérêt de grande envergure : la recherche du consensus perdu ». Par la suite, il publiera L’invention de la communication, ouvrage essentiel pour comprendre le lien entre communication, domination et contrôle des médias, comme dernière étape de l’impérialisme culturel et de la psychologie des masses. Et en 2015, avec André Vitalis, paraît De Orwell al cibercontrol (De Orwell au cybercontrôle), qui aborde la transition vers un impérialisme numérique de contrôle cybernétique et le début de la guerre néocorticale, grâce aux nouvelles technologies de domination culturelle et idéologique.
L’œuvre d’Armand Mattelart est prolifique. Cependant, ses écrits mettent en évidence la rigueur théorique et l’engagement militant pour rendre visibles les mécanismes idéologiques de contrôle social présents dans la communication sociale, liés aux formes de colonialisme culturel développées par l’impérialisme. Sans aucun doute, ses réflexions acquièrent l’immortalité des géants de la pensée critique.
Marcos Roitman Rosenmann
Marcos Roitman Rosenmann, sociologue, analyste politique et auteur chiliano-espagnol, exilé en Espagne en 1974 après le coup d’état de Pichonet, professeur à la Faculté Complutense de Madrid et enseignant dans diverses universités latino-américaines, collaborateur notamment d’El Jordana et du Monde Diplomatique.
Il fut un des initiateurs avec l’avocat Joan Garces de la stratégie qui a conduit à l’arrestation du dictateur Augusto Pinochet à Londres à la demande du juge espagnol Baltazar Garzon.
Article publié sur
El Jordana, 7eme quotidien (papier et web) du Mexique, de ligne éditoriale de gauche radicale, et repris et diffusé par divers blogs de gauche d’Amérique Latine.
Traduction POUR Press.
A LIRE sur Armand Mattelart.
●”En mémoire d’Armand Mattelart”, CEMTI (Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation), Université Paris 8.
●Un extrait de “Communication, idéologies et hégémonies culturelles”, de Armand Mattelart, sur Contretemps.eu,
présentation par Clément Sénéchal et Fabrice Granjon, 30 juin 2015.
Illustration : Le sociologue Armand Mattelart dans une image d’archive. Photo tirée du site web fcei.uchile.cl