Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes

Enquêtes ouvrières- Episode 7

1Dans le secret de somptueux domiciles, des familles très riches (des millionnaires voire des milliardaires dont la fortune est plus ou moins ancienne) emploient plusieurs domestiques à temps plein. Dans son travail de thèse, dont est tiré ce livre, Alizée Delpierre lève le voile sur les relations qui se nouent entre des hommes et des femmes situé·es aux antipodes de l’échelle sociale1. Son enquête sociologique minutieuse repose sur plus d’une centaine d’entretiens avec des employeur·ses et des domestiques, ainsi que sur deux périodes d’observation participante en tant que nanny et aide-cuisinière à temps partiel. Les cinq chapitres de l’ouvrage théorisent et illustrent les mécanismes d’une « exploitation dorée », c’est-à-dire d’une « logique de surenchère qui consiste à acheter, au prix fort, l’investissement au travail illimité des domestiques » (p. 21).

2Dans le premier chapitre, A. Delpierre s’attache à analyser les ressorts du « rêve des domestiques ». Lorsqu’elle s’entretient avec ses enquêté·es, l’autrice est en effet surprise de la récurrence d’un discours enchanteur par lequel les domestiques – ainsi que les appellent les personnes fortunées interrogées par l’autrice – semblent idéaliser leurs parcours et leur existence. S’il est compréhensible que les enquêté·es cherchent à donner la meilleure image d’eux-mêmes et d’elles-mêmes à la sociologue qui les interroge, cette stratégie de présentation de soi ne suffit pas à expliquer leur attitude. De fait, les domestiques vivent dans des lieux considérés comme exceptionnels, qu’il s’agisse de grands appartements parisiens ou des multiples propriétés possédées par les grandes fortunes dans les plus beaux lieux de la planète. Ils et elles perçoivent par ailleurs des salaires supérieurs au salaire médian français : même une « bonne à tout faire » ou une « lingère chevronnée » peuvent gagner entre 2 000 et 3 500 euros mensuels. Les domestiques peuvent aussi espérer « faire carrière » et connaître une mobilité professionnelle ascendante, gravissant les échelons des emplois grâce notamment à la mobilisation du « capital relationnel » accumulé au fil de leur parcours à proximité des « mondes de la richesse » qui proposent des emplois hiérarchisés et spécialisés : au gré de changements d’employeur·ses, il est ainsi possible d’accéder à des emplois de plus en plus rémunérateurs, parfois jusqu’aux postes de majordome ou de gouvernante qui figurent au sommet de la hiérarchie des postes. Plus généralement, évoluer au sein de cet espace social des grandes fortunes, c’est un peu, malgré le statut de domestique, en faire partie : « mes patrons me grandissent » explique un jeune cuisinier. Comme ce dernier, nombre de domestiques louent la générosité de leurs employeur·ses, lesquels aiment à présenter les hommes et les femmes dont ils et elles achètent le temps de travail comme des membres de leur famille. Se referme alors sur elles et eux le piège de « l’illusio de la domesticité » : le risque est grand de se prendre au jeu, c’est-à-dire de croire que « le jeu en vaut la chandelle ». « L’asymétrie entre patrons et domestiques est compensée, et souvent masquée, par le fait que les patrons parlent et agissent comme des bienfaiteurs […] : les multimillionnaires parviennent ainsi, de façon subtile et invisible, à rendre leurs domestiques redevables » (p. 50).

3De nos jours, seul un petit noyau d’individus très riches emploie un ou des domestiques à temps plein. Il s’agit pour eux d’une évidence : ils ont « besoin » de domestiques. Dans le deuxième chapitre, A. Delpierre analyse ce qui se joue derrière ce recours à la domesticité. Avoir des domestiques, c’est avant tout « tenir son rang » : fortunes et positions relatives au sein de la haute société se mesurent à l’aune du nombre d’employé·es même s’il convient de distinguer anciennes fortunes et « nouveaux riches » (lesquels représentent tout de même 60 % de l’échantillon). Pour les héritières et héritiers d’une longue lignée, les domestiques font partie de la « culture aristocratique ». Pour les fortunes plus récentes, le recours à une domesticité nombreuse permet de légitimer une appartenance au monde des très riches. Pour autant, « employer des domestiques n’est pas qu’une affaire de “petit confort” ou de “caprice de riche” : il s’agit en fait d’une condition de la domination économique, sociale, culturelle et symbolique » (p. 66). En effet, déchargées du travail domestique et parental, les grandes fortunes peuvent se concentrer sur leur travail et l’entretien de leur capital social. C’est surtout le cas pour les hommes, qui se contentent de régler les aspects financiers de la relation avec les domestiques, tandis qu’il revient à leurs épouses de prendre en charge le « travail relationnel et émotionnel », lequel peut constituer une réelle charge mentale. Selon l’autrice, ces femmes très fortunées ne sont donc pas libérées de toutes les contraintes du travail reproductif : ces dernières sont plutôt déplacées vers la gestion d’un personnel nombreux.

4« Gérer » les domestiques, c’est d’abord les recruter. Dans le troisième chapitre, A. Delpierre donne à voir la manière dont les riches choisissent leurs employé·es. Dans un marché structurellement asymétrique (les patron·nes sont bien moins nombreux·ses que les domestiques potentiel·les), l’objectif pour les grandes fortunes est de trouver la perle rare : compétente, dure à la tâche, avec un « bon comportement » (discrète, souriante et silencieuse), capable d’anticiper les besoins des employeur·ses, agréable à regarder mais pas trop. La plupart des rencontres fructueuses entre patron·nes et domestiques se font par l’intermédiaire de la mobilisation d’un réseau : pour trouver une « bonne place », mieux vaut côtoyer des personnes qui travaillent déjà pour des riches. Lors de l’entretien d’embauche (fréquemment accompagné de quelques jours d’essai), les candidat·es doivent jouer la partition attendue et trouver le bon ton : il s’agit notamment de donner à voir les « dimensions vocationnelle, sacrificielle et passionnelle » (p. 85) du métier que l’on exerce. De leur côté, les patronnes (puisque ce sont les épouses qui recrutent) scrutent les corps des aspirantes domestiques car elles y lisent des traits moraux : sourire, maquillage et vêtements sont évalués car ils permettent selon elles de mesurer l’honnêteté et la fiabilité des candidates : une attitude jugée trop séductrice est par exemple rédhibitoire pour des employeuses soucieuses de l’attrait potentiel que des employées pourraient exercer sur leur mari. Derrière les corps se jouent aussi des « questions de race » : « dans la domesticité, l’assignation raciale des qualités des domestiques est au cœur des pratiques de recrutement » (p. 91), à tel point que les domestiques apprennent à incorporer les clichés racistes pour correspondre aux attentes des employeur·ses (tel domestique algérien fera mine d’aimer le raï alors que ce n’est absolument pas le cas).

5Le corps des domestiques, et notamment des femmes, figure au cœur du quatrième chapitre. Le corps est d’abord un outil au service d’un travail intense, pénible et le plus souvent sans répit dont l’autrice donne seulement un aperçu en décrivant les multiples tâches qui occupent la « bonne à tout faire », telle que cette dernière se qualifie elle-même, d’un couple fortuné. Les corps précocement usés et douloureux sont paradoxalement invisibles aux yeux des patron·nes. Les domestiques sont en effet prises dans une « tension entre ultradisponibilité et invisibilité » (p. 110) qui leur fait ressentir douloureusement certaines humiliations (telle patronne offrant une robe beaucoup trop grande à une domestique pourtant de très petite taille). S’efforcer de ne pas voir leurs domestiques est « une condition de la domination rapprochée » (p. 111) exercée par les riches sur leurs employé·es au sein de leurs domiciles. Pour être de bon·nes professionnel·les, les domestiques doivent certes tout savoir des habitudes de leurs patron·nes, mais leur présence trop visible peut particulièrement gêner les nouveaux riches qui ne sont qu’au début de leur apprentissage de gestion d’une domesticité. Il reste que les jeux subtils d’évitement entre patron·nes et domestiques concernent tous les domiciles, quelle que soit l’origine sociale des propriétaires. L’invisibilisation des domestiques engendre néanmoins un risque : elle peut faire craindre aux employeur·ses que la domination ne se renverse silencieusement (une patronne confie un matin avoir rêvé que tous ses domestiques l’étranglaient pendant la nuit), d’où la nécessité d’un contrôle étroit confié à des caméras ou au majordome qui figure au sommet de la hiérarchie de la domesticité. C’est aussi les corps des domestiques qui sont contrôlés, jusqu’à des formes avancées de dépersonnalisation (l’autrice cite des cas où, lors de leur arrivée, les domestiques se voient affublé·es d’un prénom qui n’est pas le leur, toujours le même, censé caractériser une fonction) et d’abus sexuels (de la part de patrons ou d’autres domestiques). S’il est difficile de « quantifier » la fréquence des agressions sexuelles (l’autrice cite tout de même l’exemple d’une enquêtée qui lui confie avoir été violée par le fils d’un de ses employeur·ses), l’expérience des attouchements ne semble pas marginale pour des employées qui « savent qu’elles peuvent être des proies sexuelles » (p. 125).

6Au-delà de ces situations les plus extrêmes, quelles sont les conditions sociales et institutionnelles qui rendent possible l’exploitation des domestiques ? Dans le cinquième chapitre, A. Delpierre décrit d’abord la manière dont les grandes fortunes s’arrangent avec la loi pour employer leurs domestiques comme bon leur semble. À la rigidité du droit du travail et des conventions collectives, patrons et patronnes opposent la « fluidité » nécessaire à l’emploi du personnel : absence de contrat de travail, travail au gris (déclaration d’une toute petite partie des heures effectuées pour optimiser les réductions fiscales) ou encore absence de jours de repos fixes sont ainsi monnaie courante. Comment expliquer que les domestiques acceptent de telles conditions d’emploi et de travail ? En raison, d’abord, de l’illusio de la domesticité évoquée plus haut : nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui se déclarent fier·es de servir telle ou telle famille et qui peuvent ressentir un attachement les amenant à une loyauté certaine. L’autrice évoque ensuite la peur qui anime les domestiques. Une peur économique, certes, liée à la nécessité de travailler pour vivre décemment, mais également une peur parfois plus sourde : celle de se retrouver seul·e, définitivement, après une vie occupée à servir jour et nuit, qui a insidieusement isolé celles et ceux qui travaillent pour les riches.

7Pourtant, les domestiques partent. Dans le dernier chapitre, A. Delpierre s’intéresse aux conditions dans lesquelles les grandes fortunes et leurs employé·es se séparent. Lorsque les domestiques décident de quitter une place, ce n’est pas parce que le charme de l’illusio de la domesticité est rompu. Au contraire, c’est très souvent pour trouver un autre emploi, toujours au service des riches, dans l’espoir de meilleures conditions de travail. Les trajectoires des domestiques portent la marque d’une « instabilité stable » (p. 155), c’est-à-dire d’un maintien dans l’emploi au service des plus fortuné·es rendu possible par un turn-over fréquent. Les sorties de la domesticité sont très rares parce que « de façon plus ou moins diffuse à des degrés divers, les domestiques ont souvent l’impression d’être à leur place chez et parmi les grandes fortunes » (p. 158). Certain·es deviennent en quelque sorte des « transfuges de classes » selon l’autrice, à l’aise dans tous les milieux sociaux, ce qui leur permet « de se valoriser et d’inverser la domination » (p. 158) face à des patronnes ignorantes de « la vraie vie ». Il reste que dans un marché sur lequel offre et demande de travail sont déséquilibrées, ce sont les employeur·ses qui sont en position de force. Les brusques renvois de domestiques, fréquents, permettent aux grandes fortunes d’anticiper les départs et, surtout, de « rétablir l’ordre de la domination » (p. 166).

8Avec cet ouvrage, A. Delpierre propose une contribution rare et importante à l’analyse sociologique des élites et des grandes fortunes, monde dont l’accès continue à être extrêmement compliqué pour les chercheuses et les chercheurs. Le format du livre, servi par une écriture vive, contraint certes l’autrice à condenser une argumentation déployée plus amplement dans sa thèse. On peut regretter, par exemple, que la question des choix matrimoniaux et familiaux de ces domestiques ne soit pas davantage discutée. Pour autant, les mécanismes de cette « exploitation dorée » sont décrits avec une grande finesse. L’enquête avance sans manichéisme ni parti pris, car, de fait, ce qui se joue dans le secret des domiciles des grandes fortunes est fondamentalement ambivalent. Respect, affection et confort matériel sont les conditions qui permettent aux riches d’obtenir le surinvestissement de leurs domestiques, lesquel·les peuvent alors connaître des formes fulgurantes d’ascension sociale dont ils et elles ne jouissent pourtant pas réellement, faute de temps. Une question reste toutefois en suspens lorsque le lecteur referme le livre. L’enquête d’Alizée Delpierre donne à voir une zone très particulière de l’espace social, située tout à fait au sommet de la hiérarchie sociale. Au sens statistique du terme, il s’agit d’un monde exceptionnel. Que révèle alors l’exemple de la domesticité au service des très riches de la dynamique plus large des rapports sociaux dans les sociétés occidentales du xxie siècle ? Agit-il comme un miroir grossissant de nouvelles formes d’inégalités, parfois analysées en termes de dualisation sociale ?

Camille Peugny,
« Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes »Travail et Emploi [En ligne], 172 | 2023-2024, mis en ligne le 01 août 2024, consulté le 30 octobre 2024URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/14158 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1254d


Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2022
Camille Peugny
p. 1-5

Référence(s) :

Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes, Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2022, 200 p.

 

 

 

Notes

1  Les femmes sont nettement majoritaires dans l’enquête, qu’il s’agisse des domestiques ou des employeurs.

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Camille Peugny« Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes »Travail et Emploi, 172 | 2024, 1-5.

Laboratoire Printemps, UVSQ

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