Plongée dans la formation théorique et pratique d’Abou Mohammed Al-Joulani, qui demande désormais qu’on ne l’appelle plus par ce nom de guerre adopté du temps où il était un éminent leader de l’État islamique en Irak puis d’Al-Qaida en Syrie mais par son nom de naissance, Ahmed Hussein Al-Chara.
Présenté par les médias comme un « radical pragmatique », Abou Mohammed Al-Joulani, le nouvel homme fort de la Syrie, soulève de nombreuses interrogations chez les spécialistes des courants djihadistes tant son action et son idéologie s’éloignent des deux modèles que constituent Al-Qaida et l’État islamique (EI, également connu sus l’acronyme Daech).
Un retour sur son parcours permet de mieux comprendre sa vision de l’islam – et, partant, de peut-être anticiper certaines de ses prises de décision futures.
Ni djihad mondial, ni extermination des « ennemis proches »
Véritable troisième voie dans la nébuleuse du salafisme djihadiste, le mouvement de Joulani, Hayat Tahrir al-Cham (HTC), refuse de poursuivre le djihad global cher aux théoriciens d’Al-Qaida comme Ayman Al-Zahawiri ou Oussama Ben Laden pour lui préférer un djihad plus régional, voire national, focalisé d’abord sur le renversement du régime d’Assad et, à présent, sur la gestion du pays.
En cela, le groupe HTC se rapproche dans une certaine mesure de l’EI, pour qui la priorité, avant la guerre contre « les ennemis lointains » est la lutte contre les « ennemis proches », à savoir les « hérétiques » et les « sectes » (c’est-à-dire les différentes branches du chiisme) dont l’existence entrave l’avènement du califat.
Néanmoins, sur ce point, Al-Joulani s’éloigne aussi de la conception du djihad propre à Daech puisqu’à ce jour, HTS ne pratique pas de répression systématique contre les chiites ou les autres minorités religieuses, à l’inverse des politiques menées par Daech en Syrie et en Irak de 2015 à 2019 dans les territoires que le califat contrôlait.
De même, le refus de HTS de lutter de façon directe contre les intérêts occidentaux s’inscrit en opposition aussi bien à Daech qu’à Al-Qaida. La grande majorité des observateurs attribuent, à juste titre, cette stratégie au souci de ménager les intérêts des puissances étrangères qui pourraient empêcher le groupe salafiste de gouverner le pays. Le « djihadisme pragmatique » d’Al-Joulani illustrerait, de ce point de vue, la volonté de HTS de ne pas commettre les erreurs d’Al-Qaida ou de Daech qui ont abouti à la constitution de vastes coalitions à la fois régionales et internationales, lesquelles ont considérablement affaibli les deux groupes.
Cependant, cette approche abondamment relayée dans la presse oublie une dimension essentielle de HTS : il s’inscrit dans la continuité d’une réflexion intense qui agite la sphère djihadiste depuis le développement d’Al-Qaida en Irak en 2004 sur les différentes stratégies à adopter pour constituer au Levant un État salafiste durable disposant du soutien des populations locales. De ce point de vue, Al-Joulani est davantage un continuateur de la pensée d’Al-Zawahiri et d’Abou Moussab Al-Zarqawi (fondateur d’Al-Qaida en Irak, précurseur de l’État islamique, tué en 2006), voire l’auteur d’une synthèse de leurs réflexions.
Un djihad vu comme défensif
Ancien cadre d’Al-Qaida en Irak de 2004 à 2007, ancien émir de l’État islamique en 2011, fondateur en 2012 du Front Al-Nosra affilié à Al-Qaida, Al-Joulani dispose d’un précieux retour d’expérience accumulé au cours de deux décennies passées à combattre aussi bien les « ennemis proches » des djihadistes (chiites et milices pro-iraniennes, régimes arabes « apostats » nationalistes, monarchies du Golfe) que les « ennemis lointains » (les Américains, les Russes, etc.).
Les réflexions stratégiques élaborées par les cadres d’Al-Qaida et d’Al-Qaida en Irak inspirent très certainement sa stratégie actuelle, à savoir le choix d’un djihadisme « pragmatique ». De ce point de vue, Al-Joulani se place dans la continuité des critiques formulées par Al-Zawahiri et les cadres d’Al-Qaida envers Al-Zarkaoui et la branche irakienne de l’organisation, critiques qui aboutiront à la sécession d’Al-Qaida en Irak et par là même à l’émergence de l’État islamique à partir de 2006.
Au lieu de se concentrer sur la lutte contre l’occupant américain comme le suggère Al-Zawahiri, Al-Zarkaoui et la branche irakienne d’Al-Qaida entament, en 2004, un véritable djihad contre les chiites que la destruction du régime de Saddam Hussein en 2003 a propulsés sur le devant de la scène politique irakienne.
Les attaques systématiques d’Al-Zarkaoui contre la minorité chiite dans la province d’Al-Anbar suscitent de fermes critiques de la part d’Al-Zawahiri (ici et plus bas les citations sont tirées de Gilles Kepel, Al-Qaida dans le texte, PUF, 2015) :
« […] Ce qui explique que beaucoup de ceux qui vous aiment se demandent pourquoi vous attaquez les chiites, une interrogation qui grandit lorsque vous attaquez des mosquées, encore plus si cette attaque est lancée contre le tombeau de l’imam Ali ibn Abi Talib (que Dieu l’agrée !). Je pense que, quoi que tu fasses pour éclaircir ce point, les simples musulmans ne l’accepteront pas, et qu’ils le rejetteront toujours. Je dirais même que les interrogations se répandront dans les rangs des Moujahidines, comme parmi les plus éclairés d’entre eux, à propos de cet affrontement avec les chiites en ce moment : est-ce indispensable, ou peut-on le reporter au moment où le mouvement djihadiste en Irak sera plus fort ? »
La persécution systématique des « musulmans déviants » constitue, aux yeux du chef d’Al-Qaida, une grave erreur stratégique parce qu’elle divise l’oumma (la communauté des croyants) et la plonge dans une Fitna (division), c’est-à-dire une guerre civile et un chaos sécuritaire qui conduiront à terme les populations du Levant à se détourner des djihadistes.
Ces débats internes à Al-Qaida en 2004 nous éclairent sur la politique actuellement menée par Joulani : il ne s’agit pas seulement de ménager les puissances extérieures et d’offrir un visage « présentable » à la communauté internationale, mais aussi de s’attirer le soutien des populations locales, y compris sunnites, qui sont attachées à une relative stabilité de l’oumma.
Même si Al-Joulani a évidemment exploité le ressentiment des sunnites syriens en révolte contre le pouvoir chiite alaouite, le chef de HTS se garde bien de se lancer dans une politique de persécution ou de nettoyage ethnique envers les musulmans jugés « déviants ». On pourrait interpréter de la même manière la politique de relative tolérance qu’il a mise en place à l’égard des chrétiens dans la poche d’Idlib (contrôlée par HTS depuis 2017), qui sont ramenés à un statut proche des anciens « dhimmis » : les « Gens du Livre » sont certes soumis à la charia mais ils sont, en même temps, protégés et autorisés à pratiquer leur religion. À ce titre, Al-Joulani n’est pas en rupture totale avec les penseurs du djihad mais s’intègre à un courant de pensée qui existe depuis le début des années 2000 au sein de la nébuleuse Al-Qaida. Comme l’écrivait le théoricien Abou Mohammed Al-Maqdissi dans un texte de 2004 adressé à Al-Zarkaoui :
« Il ne faut pas viser ceux qui ne combattent pas, même si ce sont des infidèles ou des chrétiens, ni attaquer leurs églises ou lieux de culte […]. L’erreur qui consiste à épargner le sang de mille impies est moins grave que celle qui consiste à faire couler celui d’un seul musulman […]. Quelle que soit leur histoire, leur hostilité envers les sunnites et le mal qu’ils leur ont fait, on ne doit pas les mettre tous dans le même sac, le petit peuple comme les chefs combattants. »
De même, le rejet des modes d’action utra-violents de l’État islamique par Joulani se situe lui aussi dans la continuité de la pensée des cadres d’Al-Qaida. Alors qu’Al-Zarqawi démarrait, en 2004, une guerre médiatique faite d’exécutions publiques et de terreur envers tous les « collaborateurs » de l’occupant américain en Irak, Al-Zawahiri recommande au chef d’Al-Qaida en Irak de changer rapidement ses modes opératoires au risque de s’aliéner le soutien des opinions publiques arabes :
« Au nombre des choses allant à l’encontre des sentiments des musulmans qui vous aiment et vous soutiennent, se trouvent aussi les exécutions d’otages filmées. Ne vous laissez pas tromper par les éloges de certains jeunes enthousiastes qui vous décrivent comme le cheikh des égorgeurs, ou autres, car ils ne se font pas la voix d’une opinion publique admirative qui apporterait son soutien à la résistance en Irak en général, et à vous en particulier, grâce à Dieu et à Sa miséricorde. »
Abandonner les pratiques barbares d’Al-Qaida en Irak puis celles de Daech, son continuateur, ne correspond pas uniquement à la volonté d’Al-Joulani de présenter un nouveau visage à l’international mais montre aussi la recherche d’un consensus auprès des populations locales, y compris sunnites, pour qui les exactions commises à l’encontre de civils constituent une atteinte à la Sunna (la tradition et les pratiques du prophète islamique Mahomet). D’autant que les masses sunnites n’aspirent pas à rejoindre un djihad qui s’éloignerait du djihad dit défensif, le seul qui soit consensuel au Moyen-Orient.
Al-Zawahiri comme Al-Joulani ont parfaitement conscience que les populations sunnites du Levant sont prêtes à prendre les armes pour défendre un Dar al-Islam (territoire de l’islam) menacé par les tyrannies et les puissances étrangères et afin d’aider « les frères opprimés », mais n’entendent pas participer à un djihad offensif débouchant sur le massacre aveugle des musulmans dits « déviants » ou des « infidèles ».
Un chef djihadiste en quête de soutien populaire
Ainsi, l’idéologie et la vision que défend Al-Joulani n’est pas nouvelle et s’intègre même dans la continuité de la pensée stratégique d’Al-Zawahiri. Il est possible de considérer que le leader de HTS revient à la « base » de ce qui a divisé Al-Qaida et l’EI, et propose une synthèse parfaitement adaptée aux opinions publiques du Levant.
Al-Joulani rompt radicalement avec l’idée du djihad global si chère à Al-Qaida et se concentre plutôt sur la lutte contre les ennemis « proches », un peu à la manière de l’EI, en exploitant les ressentiments des masses sunnites opprimées par le pouvoir alaouite de Bachar ; mais il refuse, pour autant, de basculer dans une nouvelle Fitna qui lui ferait perdre le soutien de la population syrienne.
En cela, Al-Joulani est un bien un pragmatique – même si ce pragmatisme n’est en rien incompatible avec une application très ferme de la charia et qu’il ne répond pas uniquement à des préoccupations de politique étrangère et à la recherche d’une « bonne image » auprès du monde occidental. De ce point de vue, les journalistes font souvent preuve d’une vision occidentalo-centrée où la moindre concession envers les minorités, la moindre adaptation des dogmes religieux à la réalité sociale et à sa diversité est perçue comme un signe de rapprochement avec l’Ouest alors qu’elle répond d’abord à une demande de paix, de stabilité et de sécurité exprimées par les populations locales.
Université Sorbonne.
Source : https://theconversation.com/abou-mohammed-al-joulani-une-troisieme-voie-djihadiste-245734