Les responsables de gauche gagneraient à lire l’enquête sociologique de Félicien Faury, pour éviter trop de raccourcis sur le vote en faveur du Rassemblement national.
La circulation du témoignage télévisé de Colombe, électrice au RSA exprimant son espoir envers le parti de Marine Le Pen, a été l’occasion d’une confrontation entre ceux qui estiment que la gauche doit lui parler pour lui prouver qu’elle se trompe d’issue politique, et ceux qui la renvoient à son choix conscient de voter pour une organisation raciste.
MERCI À CELLES ET CEUX QUI NOUS SOUTIENNENT !
C’est grâce à vous que nous pouvons publier du contenu.
Vous pouvez aussi nous soutenir en vous abonnant
sur Tipeee, ou nous soutenir GRATUITEMENT avec Lilo !
D’une part, Félicien Faury appelle à ne pas s’enferrer dans de faux débats qui opposeraient de manière manichéenne le « social » et le « culturel », sans fermer les yeux sur la logique raciale du vote RN. Cela ne veut pas dire que l’électorat concerné y soit définitivement enfermé, mais comprendre la puissance et l’autonomie de cette logique est essentiel.
À l’aide de méthodes qualitatives, le sociologue conteste que le ressort identitaire du vote RN ait cédé la place à des « raisons socio-économiques », comme l’ont notamment suggéré les économistes Thomas Piketty et Julia Cagé à plusieurs reprises. Dans « tous les entretiens » qu’il a menés avec des individus issus de classes populaires stables et de petites classes moyennes, « ont en effet émergé, de façon plus ou moins régulière et affirmée, des propos à teneur raciste ». Bizarrement (non), en parlant de manière intensive avec des électrices et des électeurs, il n’a jamais rencontré d’enthousiasme délirant pour la proposition lepéniste de prêt immobilier à taux zéro, censée avoir parlé aux milieux populaires ruraux.
Il retrouve là les conclusions de nombreuses enquêtes postélectorales faites en France comme en Europe occidentale pour d’autres forces d’extrême droite. Surtout, il les dégage de toute connotation méprisante en soulignant que la complaisance, l’accommodement voire l’attachement à « l’ordre racial » inégalitaire, hérité de siècles de domination impériale et (post)coloniale, n’est pas propre à l’électorat du RN mais imprègne de différentes manières l’ensemble de notre formation sociale. La spécificité de l’électorat RN est d’en faire une motivation de vote, dans laquelle sont enchâssées ses préoccupations matérielles, c’est-à-dire économiques et sociales, lesquelles existent bel et bien.
La matrice raciale de l’offre d’extrême droite : une puissance qui vient de loin
En fait, plusieurs choses sont vraies en même temps. D’un côté, des enquêtes nous renseignent sur le fait que les attitudes xénophobes ont tendance à reculer sur le long terme, sous l’effet du renouvellement générationnel et de la hausse du niveau d’instruction. D’un autre côté, les dispositions à l’essentialisation et au rejet des groupes minoritaires restent assez répandues pour avoir des effets électoraux de grande ampleur lorsqu’elles sont activées. La différence avec le passé n’est pas le surgissement de ces dispositions, mais leur politisation et leur traduction finale en comportement électoral – à la fois parce que des entrepreneurs politiques ont osé le faire, et parce qu’ils ont saisi un contexte qui leur offrait des prises (développement du chômage, affaire de Creil, plus tard attentats islamistes…).
Le succès de ces entrepreneurs d’extrême droite ne peut se résumer à une mystification susceptible de disparaître une fois prodiguée la « bonne » explication, ou offert le « bon » programme politique. « La racialisation […] structure et suscite ses intérêts propres, affecte durablement les représentations communes du monde », écrit Félicien Faury. L’offre politique de l’extrême droite a d’autant plus de potentiel qu’elle joue sur des ressorts multiples et anciens. Elle revêt certes une dimension sulfureuse, notamment par rapport à des élites politiques ayant joué le jeu de la mondialisation, mais aussi une dimension très « traditionnelle », en réactivant des standards culturels des anciennes élites bâtisseuses de l’État-nation.
Comme l’a noté le politiste Cas Mudde dans un article sur la « normalité pathologique » de l’extrême droite contemporaine, les caractéristiques de son idéologie peuvent être analysées comme une radicalisation, dans un sens excluant et autoritaire, des valeurs mainstream des démocraties libérales-représentatives (l’affirmation d’une identité nationale, l’attachement à l’ordre, l’idée que la volonté du peuple doit s’imposer). Tout cela est assez cohérent avec caractère simultanément « protestataire » et « conservateur » que Félicien Faury détecte dans le vote RN.
S’il se réfère à de nombreux travaux de sociologie du racisme pour insister sur « la puissante efficacité normative et politique [du] fait social raciste », on peut monter en généralité d’un cran en se référant à l’approche théorique du philosophe Jacques Bidet, selon qui « tout État-nation moderne, fondé sur l’appropriation d’un territoire par une communauté, est guetté par quelque chose comme une paranoïa nationale, qui concerne immédiatement, non pas l’accumulation du profit sans laquelle on disparaît du marché, mais l’autre défi : celui de se constituer, de perdurer et de grandir comme puissance singulière dans le Système-monde ».
« Par le racisme, poursuit-il plus loin, on défend agressivement, à l’encontre de l’étranger (ou celui qu’on pose comme tel), sa propre place dans la structure de classe – qu’elle soit modeste ou élevée – en tant que l’on est héritier d’une position nationale plus favorable au sein du Système-monde. Il s’agit donc d’un phénomène général dans la modernité, qui subsiste même lorsque l’idée de “race” se trouve proscrite, remplacée par celle de culture ».
Pas beaucoup de « raccourcis » pour la gauche
Outre son apport sur les ressorts du vote RN, Félicien Faury aligne d’autre part des constats qui indiquent le chemin à parcourir pour politiser vers la gauche un électorat populaire tenté par l’extrême droite. En particulier, il pointe les spécificités de la « conscience sociale triangulaire » pouvant conduire au vote RN. La formule, proposée par Olivier Schwartz il y a plusieurs années, pointait le fait que certaines couches sociales ont l’impression de subir des pressions de la part du « haut » de la société qu’elles ne peuvent pas rejoindre (les classes dominantes) mais aussi de la part du « bas » de la société où elles redoutent d’être reléguées (les « plus subalternes », envers qui la solidarité est volontiers contestée).
Or, ce que retient Félicien Faury de ses entretiens et qui saute aux yeux en le lisant, c’est à quel point, dans le cas de l’électorat RN qu’il a rencontré, « la conscience sociale triangulaire […] n’est pas symétrique dans ses effets moraux et politiques ». En clair, et il faut y voir un échec ou du moins un défi pour la gauche, cet électorat est bien conscient des privilèges des ménages les plus riches, et peut éventuellement en tirer une perception négative, mais n’entrevoit aucun moyen crédible d’y mettre fin. Leur domination paraît hors de portée politique.
« Cette résignation, commente le sociologue, contraste avec la manière dont les présences non blanches, associées à l’immigration, sont appréhendées. Celles-ci sont au contraire conçues comme évitables. » Plus loin, il remarque d’ailleurs que si certains de ses enquêtés anticipent un exercice déceptif du pouvoir par le RN, ils s’attendent au moins à ce que « celui-ci ne soutiendra pas ces groupes repoussoirs que sont les “immigrés” ou les “musulmans” et n’ira pas dans le sens d’une “préférence étrangère” – comme le font, [à leurs] yeux, toutes les autres formations politiques ».
On mesure ici la faible probabilité de « raccourcis » possibles pour (re)faire pencher à gauche l’électorat populaire ou « petit-moyen » du RN. A minima, il est clair que toute concession à la matrice raciale du vote RN ne pourra que le renforcer. Au-delà, l’impératif est bien sûr de s’efforcer de déplacer l’affrontement politique sur des terrains où la gauche peut mieux faire valoir sa spécificité. À cet égard, on ne peut que regretter qu’au lendemain du mouvement contre les retraites, les gauches aient mené des universités d’été chacune dans leur coin, croyant bon d’assurer un tour de piste médiatique à Ségolène Royal ou de s’écharper sur l’invitation du rappeur Médine, là où des campagnes sur la réindexation des salaires ou la VIe République auraient pu être tentées.
Il reste que c’est surtout un coûteux travail « en présentiel » qui semble nécessaire pour perturber ou désactiver les dispositions à l’essentialisation et au rejet des groupes minoritaires. Il n’est pas nouveau que des allégeances primaires empêchent les solidarités « objectives » de classe de se matérialiser. Mais pour permettre à celles-ci de se nouer, des rencontres et des sociabilités concrètes sont indispensables – d’autant plus pour des partis engagés contre l’inertie des structures sociales.
« Le maillage militant du territoire et son ancrage social constitue une ressource indispensable pour filtrer et retraduire les messages politiques afin d’en faire des outils de mobilisation de ceux et celles qui sont tenus à distance du champ politique », écrivait en 2022 le sociologue Étienne Pénissat dans Contretemps. Cela nécessite du temps, du savoir-faire et des procédures, et renvoie la gauche à une « question organisationnelle » qu’aucune formation existante n’a résolue.
Fabien Escalona
Journaliste à Mediapart, politiste
Publié avec l’aimable accord de Fabien Escolana, journaliste à Mediapart
Source : https://blogs.mediapart.fr/fabien-escalona/blog/040524/propos-des-electeurs-ordinaires-du-rn