«Introduire le choix démocratique dans la gouvernance économique de l’Europe» (Les changements nécessaires des traités UE, et pourquoi ils sont nécessaires). Avouons-le, le titre est un rien longuet et rébarbatif. Mais il ne devrait pas dissuader de la lecture de cette publication, fruit d’une collaboration entre la Fondation Rosa Luxembourg et le réseau PRIME (Policy Research in Macroeconomics).
Le Bureau européen de la Fondation Rosa Luxembourg à Bruxelles a saisi l’opportunité du débat sur l’avenir de l’Union européenne pour conduire un projet commun avec le réseau PRIME, basé à Londres et spécialiste de l’analyse des traités européens. En résulte cette nouvelle publication de la Fondation d’une soixantaine de pages, «Bringing democratic choice to Europe’s economic governance» (The EU Treaty changes we need, and why we need them).
Pour ses auteurs, des modifications des traités sont nécessaires pour corriger deux déficits majeurs: un déficit démocratique d’abord; un parti-pris figé pour une économie de marché ultra-libérale. Ces deux défauts majeurs des traités de l’UE sont développés dans les première et troisième parties de l’étude. La deuxième partie déroule, quant à elle, les modifications proposées des traités sur dix thèmes:
- Les objectifs en matière économique, d’emploi et de protection sociale
- Les dispositions de politique économique générale
- La réforme du rôle et du mandat de la BCE
- L’assurance d’un commerce profitable
- La gestion de la mobilité du capital
- Le rééquilibrage face à l’excès de libéralisation des services
- La restauration au profit des États membres d’un pouvoir en matière d’aides d’état
- L’harmonisation de la fiscalité des entreprises et l’action contre les paradis fiscaux, l’érosion de la base fiscale et les transferts de profits
- Le renforcement des politiques industrielle et d’investissement
- La protection et le renforcement des services publics.
En quoi les traités européens contiennent-ils un déficit démocratique fondamental?
Malgré l’échec en 2005 de la mise en place d’une «Constitution» de l’Union européenne, celle-ci dispose aujourd’hui des attributs principaux d’un «ordre constitutionnel». On sait que le concept de constitution a été abandonné à la suite des référendums français et néerlandais qui avaient rejeté le projet constitutionnel, mais qu’à quelques exceptions près, l’essentiel fut remis en forme dans le traité de Lisbonne, signé en 2007 et entré en vigueur en 2009. Ce traité de Lisbonne engendrait juridiquement deux traités: le TUE (Traité sur l’Union européenne) et le TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).
Habituellement, une «Constitution» définit en termes généraux les rapports institutionnels entre les différents organes et niveaux de pouvoirs, et la distribution de leurs compétences respectives. Elle définit aussi souvent les aspirations, valeurs et grands objectifs sociétaux poursuivis par ses fondateurs ou promoteurs. Elle affirme également souvent les principaux droits dont doivent jouir les citoyens membres de la collectivité à laquelle s’adresse cette constitution. Toutes les constitutions sont le produit de leur époque et de leur histoire, et leur longueur est assez variable. Mais «l’ordre constitutionnel» de l’Union européenne se distingue tout particulièrement par la longueur et le détail des prescriptions établies dans les deux traités qui le fondent. Plus spécifiquement, une philosophie (ou idéologie) économique y est gravée dans le marbre, avec des règles détaillées fondées sur cette idéologie et destinées à gouverner la politique économique de l’UE et donc de ses Etats membres.
Un tel niveau de définition de la politique économique au sein des textes fondateurs est inédit. Mais surtout, il enlève aux États membres de l’UE la liberté politique du choix de sa politique économique et sociale. C’est en cela que réside le déficit démocratique fondamental de l’UE.
C’est le TINA constitutionnel (There is no alternative) qu’il faut remplacer dès que possible par le TIARA (There is a real alternative).
Ajoutons, pour compléter le tableau, que 25 États membres de l’UE [1] ont ajouté de la contrainte intergouvernementale à la contrainte «constitutionnelle». Le célèbre TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance), adopté en mars 2012 et entré en vigueur le 1er janvier 2013, imposa de nouvelles contraintes budgétaires et chargea la Commission européenne d’une surveillance renforcée de la politique économique et sociale des pays qui l’adoptèrent. Ces pays convinrent même de «constitutionnaliser» ces contraintes budgétaires baptisées «règle d’or» en introduisant celle-ci dans leur propre constitution nationale.
Quelle économie politique nous est imposée?
La gestion de la politique économique et sociale d’un pays relève normalement de la démocratie représentative, et donc des débats et votes au sein de ses organes législatifs.
Ce n’est plus le cas pour les États-membres de l’Union européenne, et tout particulièrement pour les pays de l’Eurozone. Pour ces derniers, les contraintes présentent deux aspects problématiques. C’est d’une part le rapport entre la politique économique pratiquée et les principes définis par les valeurs fondatrices de l’UE établis dans les traités, et d’autre part, leur inefficacité économique même due aux rigidités établies qui ne permettent pas d’adapter la politique économique aux conditions spécifiques des pays membres et aux évolutions conjoncturelles.
Voyons d’abord l’incohérence par rapport aux valeurs. Alors que les traités définissent comme valeurs cardinales «la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres» (art.3.2 TUE), la solidarité financière est interdite par l’article 125.1 du TFUE qui dispose: «Un État membre ne répond pas des engagements (./.) d’un autre État membre». De plus, le processus décisionnel au sein de l’UE (et de la zone euro) ne relève pas de la démocratie représentative normale, mais d’une forme réduite de «responsabilité démocratique» basée sur des rapports établis après la prise de décision. Ainsi la Commission européenne ne doit pas avoir l’aval du Parlement européen pour initier une «procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques» à l’encontre d’un État membre qui s’écarte des critères économiques de convergence. De même aucune institution démocratique représentative ne doit approuver l’application par l’exécutif européen des règles du pacte budgétaire (TSCG).
Quant à l’efficacité de la politique économique mise en oeuvre par les institutions européennes (dont le Conseil constitué, rappelons-le, de membres des gouvernements nationaux), elle est de plus en plus mise en cause par des économistes de tous bords, et même depuis quelques années par le Fonds monétaire international. Tous estiment que le corset des règles de Maastricht et du TSCG conduit inexorablement à des politiques d’austérité contre-productives en matière de relance, d’investissements, d’emploi. Elles contribuent de plus à une conduite «procyclique» de l’économie qui renforce l’économie des pays en phase d’expansion et déforce l’économie des pays en phase de ralentissement. Au total, cette politique économique accroît la divergence entre États membres au lieu de favoriser leur convergence économique et sociale.
L’acharnement des États et des institutions à poursuivre une telle politique ne peut qu’affaiblir l’Union dans son ensemble, et tout particulièrement l’Eurozone, et conduire à plus ou moins court terme à l’insatisfaction sociale, à l’instabilité politique et, en fin de compte, au triomphe des nationalismes en Europe.
Les propositions élaborées par les chercheurs du réseau PRIME et publiées par la Fondation Rosa Luxembourg, viennent à point nommé pour relever ces défis.
En conclusion de son étude, la Fondation souhaite ainsi alimenter le débat:
«Nous sommes conscients que changer les traités européens n’est pas chose aisée. Mais une campagne de longue haleine, développée et soutenue largement dans toute l’Europe proposant des changements ciblés aux traités peut changer l’atmosphère politique et mener à terme au nécessaire «changement de paradigme» dans la réflexion économique. Pardessus tout, nous devons persuader les Européens progressistes, actifs dans des groupements politiques différents ou en dehors même des mouvements politiques, non seulement que There Is A Real Alternative (TIARA, not TINA!), mais que les règles et politiques économiques inscrites dans les traités actuels mettent l’Europe en danger.»
[1] Les États-membres de l’UE sauf le Royaume-Uni et la République tchèque qui n’ont pas voulu se joindre au TSCG, et la Croatie qui n’a rejoint l’UE qu’en juillet 2013. En pratique, quelques pays seulement ont transposé la «règle d’or» dans leur constitution nationale.