Sur les réseaux sociaux, nombreuses sont les personnes de gauche à avoir considéré que le duel De Wever-Bouchez sur le budget 2026 de l’Etat fédéral n’était rien de plus qu’une mise en scène pour faire passer la pilule de l’austérité. On voit aujourd’hui qu’il n’en est rien. L’affrontement est bien réel. Sur quoi porte-t-il et que révèle-t-il ?
Les commentateurs politiques ont pointé la responsabilité du président du MR. L’égo démesuré de Bouchez est en effet un élément clé de la situation. Bertrand Henne, dans une chronique pour la RTBF, a bien saisi le personnage. Il « suit invariablement la même stratégie depuis cinq ans : rien ne doit être plus important que lui. Aucune règle, aucune amitié, aucun intérêt général, aucun journaliste, aucun gouvernement et, bien sûr, aucun premier ministre ne doit le détourner de son ‘cavalier seul contre tous’. Un mythe aux accents bonapartistes qui doit, il en est convaincu, le mener un jour au 16, rue de la Loi ». C’est bien vu.
Bertrand Henne rappelle à juste titre que Bouchez, par cette stratégie, « a affaibli le gouvernement Vivaldi et, surtout, le premier ministre Alexandre De Croo ». En effet, en harcelant de l’extérieur le gouvernement dont le MR faisait pourtant partie, Bouchez a délibérément « fait perdre le VLD », tout en faisant gagner le MR [Mouvement réformiste] et la N-VA [parti nationaliste flamand.]. Le calcul était cynique. Il a fonctionné.
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Selon le journaliste, l’alliance De Wever-Bouchez contre De Croo a amené les nationalistes flamands à espérer que l’alliance entre les deux hommes déboucherait sur un gouvernement stable pour assainir l’Etat en imposant des réformes ultra-libérales. Pourtant, après huit mois de négociations, Bouchez annonce qu’il ne sera pas ministre. « De Wever sait que cela va compliquer les choses » mais « il espère que les réformes du gouvernement, les plus à droite depuis des lustres, vont apaiser le président du MR. »
Chacun peut constater qu’il n’en a rien été. Le blocage budgétaire est profond entre les deux principaux partenaires de l’Arizona [1]. Pour éviter la crise ouverte, De Wever a même dû passer par le Palais. Certains observateurs croient savoir que c’est le dossier européen des avoirs russes gelés en Belgique qui l’a retenu de démissionner. Quoiqu’il en soit, comme l’écrit Bertrand Henne, « c’est la douche froide à la N-VA, où l’on se retrouve désormais, et pour la première fois, à la gauche d’un partenaire plus à droite ».
Au-delà du choc entre deux ego, il faut constater que l’objectif des deux camps est le même : dix milliards « d’assainissement budgétaire » d’ici 2030. Mais les moyens diffèrent en partie : d’un côté, campé sur sa dénonciation de la « rage taxatoire », Bouchez exclut toute rentrée supplémentaire ; de l’autre, De Wever veut compléter les réductions de dépenses par des hausses de la TVA et une ponction symbolique sur les plus hauts revenus. Les autres partenaires de l’Arizona appuient le premier ministre N-VA, au nom des « compromis nécessaires » et d’une équité qui n’est évidemment qu’un leurre grossier (le bla-bla sur « les épaules les plus larges »).
Il y a donc un vrai désaccord entre deux projets politiques bourgeois. Pourquoi ? Selon Bertrand Henne, « De Wever s’est fait élire sur un libéralisme conservateur classique marqué par une obsession d’assainir les comptes publics et, donc, une certaine conception de la continuité de l’Etat. (…) Il a face à lui un MR qui s’est radicalisé et s’inspire désormais davantage de la tronçonneuse de Javier Milei ou d’Elon Musk, une conception anti-Etat, anti-impôt, qui s’accorde mal avec la volonté d’assainissement, dont l’objectif est de rendre l’Etat plus sain et plus solide ».
A notre avis, cette explication n’est pas pleinement satisfaisante. On peut douter de l’affirmation que le libéral-monarchiste Bouchez serait moins attaché que la NVA à rendre l’Etat « plus sain et plus solide ».
D’une part, le fait que De Wever soit le premier ministre de l’Etat belge n’efface pas les interrogations sur les conséquences institutionnelles de son libéral-nationalisme flamand. D’autre part et surtout, il ne faut pas confondre démantèlement du secteur public et affaiblissement de l’Etat. Le néolibéralisme implique un Etat fort pour affronter les révoltes contre les destructions sociales et écologiques. (Le projet Quintin montre qu’il n’y a pas l’ombre d’un désaccord stratégique à ce sujet entre le MR et la N-VA.)
Bien que le conflit De Wever-Bouchez puisse donner cette impression, on peut douter que la N-VA soit vraiment « plus à gauche que le MR » par suite d’une évolution purement idéologique de ce dernier. Entendons-nous bien : cette évolution est indiscutable, Bouchez est d’extrême-droite. Son parti le suit puisque, électoralement, « ça marche » (c’est ce qu’ont dit benoîtement Glatigny et Wilmès lors de la soirée électorale de juin dernier !). Mais c’est « l’existence sociale qui détermine la conscience ». Pour les matérialistes que nous sommes, la question sous-jacente est la suivante : qu’est-ce qui, dans la situation générale, sous-tend l’extrême-droitisation du MR et son succès sur une ligne trumpiste ?
Plus qu’une crise budgétaire, l’échec du « fédéralisme d’union »
A cette question, il y a des réponses générales bien connues : l’extrême-droite se nourrit de la misère et des inégalités créées par des décennies de politiques néolibérales, ainsi que du désespoir semé par la social-démocratie gestionnaire du capitalisme. C’est le terreau favorable à la propagation du racisme, de l’islamophobie, de l’antisémitisme, de la transphobie, du climato-négationnisme et autres abjections réactionnaires.
Cette explication générale vaut partout, des Etats-Unis à l’Union Européenne, en passant par la Russie et la Grande-Bretagne. Mais il faut compléter le tableau avec les spécificités nationales, voire régionales.
Dans le cas belge, en particulier, l’affrontement De Wever-Bouchez et l’extrême-droitisation du MR gagnent à être mis en lumière en prenant en compte la réponse bourgeoise à la « question nationale » – autrement dit, l’existence de deux peuples administrés par un Etat qui, de sa fondation jusqu’en 1898, ne reconnaissait que le français comme langue officielle.
Dans les années ’70, la réforme « fédérale » de l’Etat était censée permettre à la classe dominante et à son personnel politique de surmonter leurs « divisions communautaires ». L’idée était que la régionalisation des budgets et des compétences éliminerait les sources de conflits en permettant à chacun de gérer ses propres affaires.
Régionaliser une part substantielle des affaires de l’Etat a certes mis fin pendant une période aux querelles incessantes entre politiciens Flamands et Wallons et aux crises gouvernementales à répétition. Mais sans rien résoudre au fond du problème. Loin d’être strictement linguistique, ce fond du problème est en réalité l’inégalité du développement socio-économique combiné des deux parties du pays où sont parlées des langues différentes.
Cette inégalité socio-économique n’a fait que croître. Il ne pouvait en être autrement, car les politiques néoliberales laissent au capital la liberté de faire ce qu’il veut, où il veut, quand il veut, en fonction de ses profits. Concrètement, cette liberté, après la guerre, revint à privilégier les investissements capitalistes en Flandre ( de la même manière que le Capital avait privilégié la Wallonie durant la révolution industrielle).
A son tour, cette différenciation économique a approfondi la différenciation socio-politique entre les sociétés civiles du Nord et du Sud du pays. Le personnel politique bourgeois s’est grandement « regionalisé », de sorte que les « hommes d’Etat » capables de « prendre leurs responsabilités » au niveau fédéral ont quasiment disparu (le CVP W. Martens était sans doute le dernier). Les autres politiciens ont le nez dans le guidon de leur région. Il y a de plus en plus « deux sociétés dans un Etat ».
Bouchez lui-même incarne ce phénomène : il veut être premier ministre mais est incapable de formuler une phrase simple en néerlandais. Son modèle est Margaret Thatcher. La dame de fer disait « il n’y a pas de société, seulement des individus ». Aveuglé comme elle par le néolibéralisme, Bouchez s’imagine que la question nationale – l’existence de deux peuples – est soluble dans le tout au marché.
Les conditions particulières de la Wallonie (en gros, le déclin socio-économique et l’écrasante responsabilité social-démocrate face à ce déclin) ont fourni le terreau propice au succès électoral de Bouchez sur une ligne trumpiste. Or, son arrogance et son ignorance l’empêchent de comprendre que cette stratégie d’extrême-droite, qui lui a réussi en Wallonie (mais pas à Bruxelles !), est inacceptable pour De Wever parce que, si elle était appliquée en Flandre, elle déstabiliserait la NVA au profit du Vlaams Belang.
Le conflit actuel entre la N-VA et le MR doit être saisi dans ce contexte. Pour continuer à conduire le bulldozer de la destruction sociale, Bouchez doit appuyer constamment sur l’accélérateur populiste-raciste. C’est pourquoi il accueille au MR tous les débris malodorants de l’extrême-droite francophone. De Wever est dans une autre situation : pour continuer à piloter le bulldozer, il doit au contraire faire barrage au Belang et neutraliser le mouvement syndical. Il a constaté avec surprise, à l’automne 2014, la force considérable des travailleurs.euses de Flandres, notamment des jeunes sur les zonings. C’est pourquoi il a embarqué les sociaux-libéraux de Vooruit dans sa coalition.
Dévoré par sa haine viscérale des syndicats et de tout ce qui ressemble à la gauche de près ou de loin (de très, très loin, dans le cas de Vooruit !) Bouchez, le fils enragé de petits commerçants ruinés par la concurrence, le petit avocat belliqueux qui se campe comme « homme d’Etat inconditionnel de la monarchie Belgique », fait du pied au Vlaams Belang et accueille avec satisfaction les félicitations de Tom Van Grieken. Il ne semble même pas capable de comprendre que ses foucades risquent d’ouvrir tout grand bien plus qu’une crise gouvernementale : une crise de régime.
Reprendre le débat sur les alternatives
La critique est aisée, l’art est difficile. Comme développé dans un article récent sur ce site [2], il est puéril de vouloir faire abstraction des enjeux institutionnels. Ils ne sont pas indépendants de la lutte sociale-économique, mais intimement liés à celle-ci. En supposant que le mouvement contre l’Arizona aille « jusqu’au bout », syndicats et mouvements sociaux seraient inévitablement confrontés au problème de l’alternative politique, donc aussi du cadre institutionnel où cette alternative pourrait être mise en œuvre.
L’art, à gauche, consisterait donc à rouvrir le dossier « question nationale ». Entre deux marqueurs. D’une part, l’unitarisme ne saurait constituer une alternative démocratique et sociale a la gabegie et aux absurdités du « fédéralisme d’union » (les nombreux ministres du climat, par exemple). D’autre part, ce soi-disant « fédéralisme » est non seulement une machine de guerre contre la gauche mais aussi une machine à désarticuler la société, au bénéfice des tendances autoritaires à tous les niveaux. « A tous les niveaux », car ces tendances pourraient dans certaines conditions se concrétiser aussi au niveau fédéral, autour de la monarchie, ce « dernier recours » possible (le passage de De Wever par la case « Palais » du Monopoly belge est un exemple : c’est au parlement, pas au roi, que le premier ministre devait demander « cinquante jours » !).
Il n’y a pas de démocratie dans un cadre monarchique, et pas de fédéralisme digne de ce nom sans réformes de structures anticapitalistes mettant fin a la liberté d’investissement du capital. C’est à partir de ce constat (valable aussi, mutatis mutandis, au niveau européen !) qu’il conviendrait de reprendre, à gauche, le débat sur les alternatives possibles.
Daniel Tanuro
