Le récit dominant tente de faire de l’économie française une victime innocente de la crise politique. Elle est en réalité la source de l’instabilité politique et de la profonde crise démocratique que traverse le pays.
Pour son premier journal de 20 heures, lundi 1er septembre, la journaliste de France 2 Léa Salamé avait invité Michel-Édouard Leclerc. Le patron de la distribution était venu se lamenter des effets néfastes de « l’incertitude politique » sur l’économie. Le 3 septembre, Thierry Cotillard, le patron d’Intermarché, abondait dans ce sens au micro de France Inter. La veille, Le Monde avait entonné ce même refrain, voyant dans les troubles politiques une source de « fragilisation » de l’économie française.
Et ce ne sont là que quelques exemples parmi une montagne de sujets identiques. Car la figure est désormais classique. À chaque menace sur le gouvernement, l’économie est présentée comme la victime innocente des déboires de la politique française. Cette forme n’est pas innocente : elle participe à la construction d’un imaginaire où la politique serait une force autonome, indépendante de la situation économique.
Si vous pouvez lire ceci, c’est parce que d’autres se sont abonnés.
MERCI À CELLES ET CEUX QUI NOUS SOUTIENNENT !
C’est grâce à vous que nous pouvons publier du contenu.
Vous pouvez aussi nous soutenir en vous abonnant,
sur Tipeee, ou nous soutenir GRATUITEMENT avec Lilo !
Ainsi, les forces économiques, elles, seraient immédiatement dégagées de toute responsabilité. Mais c’est un discours étrange qui vient se lamenter sur un potentiel « décrochage » de la croissance pour raison politique en feignant d’ignorer que le décrochage de la croissance a précédé la crise politique.
La France en pleine crise économique
D’ailleurs, ce discours s’accompagne en permanence d’un autre : celui d’une économie française « qui ne va pas si mal ». Alors même que, au premier semestre, l’acquis de croissance n’est que de 0,5 % avec une contribution des stocks, c’est-à-dire une production non vendue qui a apporté 1,1 point de PIB… C’est ce qu’on pourrait appeler une croissance largement fictive qui sera compensée à un moment ou à un autre.
En réalité, il suffit d’observer un graphique de l’évolution du PIB français pour comprendre que le pays tend à la stagnation. Selon la Banque mondiale, le PIB par habitant français en dollars constants et en parité de pouvoir d’achat a progressé de 8,59 % entre 2007 et 2024. C’est 3,5 fois moins que l’augmentation des dix-sept années précédentes, entre 1990 et 2007, qui était de 29,75 %.
Ce ralentissement sévère s’est accompagné d’une dégradation des gains de productivité : selon la Banque de France, les gains de productivité calculés sur la population en âge de travailler sont passés de 1,5 % en moyenne entre 1998 et 2007 à 0,4 % entre 2019 et 2023.

Le discours dominant inverse donc la réalité. La crise politique française ne peut se comprendre indépendamment des conditions de ce qui constitue le mouvement fondamental qui organise les sociétés capitalistes, l’accumulation du capital. Le ralentissement de cette accumulation conduit à des perturbations qui, nécessairement, ont des impacts politiques.
Le pays, comme, du reste, l’économie mondiale, ne s’est jamais remis de la crise de 2007-2008. Le « gâteau » augmentant désormais de plus en plus lentement, le combat pour son partage est nécessairement plus âpre. Pendant les années 2010, les politiques monétaires et la radicalisation des politiques néolibérales permettent d’assurer une redistribution favorable au capital. Les alternances de cette époque, en 2012 et 2017, sont alors de pure forme : la politique poursuivie est celle de l’affaiblissement du monde du travail (réformes du marché du travail), le soutien direct au capital (réformes fiscales de 2018) et la pression sur l’État social (santé, retraite, chômage).
Mais la croissance ne repart pas davantage que la productivité. La crise sanitaire et ses suites inflationnistes achèvent alors d’affaiblir la capacité des économies à produire de la valeur dans le cadre néolibéral, c’est-à-dire dans celui du marché concurrentiel international. Au sein du capital, cette nouvelle étape dans la crise conduit naturellement à une fragmentation, selon plusieurs lignes.
La dépendance aux exportations
La première ligne de fracture est la dépendance au soutien de l’État. Comme l’a montré une étude récente, l’État français avait déjà été mis très largement au service du capital durant les années néolibérales. Des transferts massifs ont été organisés vers le secteur privé dès les années 1990. Mais au début des années 2020, le mouvement s’accélère et s’amplifie avec de grands plans de relance et de nouvelles exonérations fiscales. Certains secteurs deviennent hautement dépendants de ces aides comme l’industrie et le commerce.
La deuxième ligne de fracture est la dépendance aux exportations. Certains secteurs, dans le cas français les plus grandes entreprises, profitent de leur exposition aux marchés internationaux. Ils n’ont donc aucun intérêt à une politique de défense du marché intérieur. Le patron de LVMH, Bernard Arnault, a ainsi pris la défense de l’accord commercial entre l’Union européenne et les États-Unis signé fin juillet, mais, en parallèle, la concurrence internationale fragilise des pans entiers de l’économie française qui réclament davantage de protections.

La troisième ligne de fracture est la capacité à échapper à la concurrence par la mise en place de rentes. Ces rentes peuvent prendre des formes diverses. On trouve des oligopoles classiques, comme dans la finance, la distribution ou l’énergie, mais aussi des formes plus modernes fondées sur l’abonnement qui permet d’imposer une vente indépendamment de la consommation réelle de biens et de services. L’existence de ces secteurs est devenue évidente avec l’inflation des années 2022-2024, qui a principalement été causée par la hausse des profits dans certains secteurs.
La réalité est encore plus complexe que ce qui est décrit ici, mais, globalement, la fragmentation des intérêts du capital est un phénomène classique en cas de crise structurelle du capitalisme. Dans son ouvrage sur la crise économique allemande des années 1930, Ökonomie und Klassenstruktur des deutschen Faschismus (Suhrkamp, 1973, à paraître en français prochainement sous le titre Industrie et national-socialisme aux éditions La Tempête), le philosophe et historien allemand Alfred Sohn-Rethel décrit comment la crise de 1929 avait conduit à fragmenter l’économie allemande en deux camps : le camp monopoliste favorable à l’autarcie qu’il appelle le « camp du Harzburg »,du nom de l’alliance entre les nazis et les conservateurs, et le camp exportateur qu’il appelle le « camp de Brüning », du nom du chancelier austéritaire qui a gouverné de 1930 à 1932.

Un phénomène comparable se produit dans la France des années 2020, mais la question centrale y est celle du budget de l’État. Ce dernier doit soutenir massivement des secteurs entiers, alors même que la fin du soutien des banques centrales aux marchés conduit le secteur financier à demander des garanties aux États pour assurer sa rente. Globalement, les secteurs rentiers appellent à réduire le rôle de l’État parce qu’ils prétendent à la remplacer et qu’ils font de la baisse des impôts leur priorité.
Un conflit autour du budget au sein du capital devient donc inévitable. En schématisant, le secteur financier réclame une réduction rapide du déficit pour garantir leurs actifs, tandis que plusieurs secteurs, du commerce à l’industrie, réclament la poursuite des aides massives. Pour l’économie française, une telle contradiction est hautement dangereuse. Le modèle économique français repose sur deux pôles opposés : une mince couche de « champions » de l’exportation et une profonde financiarisation. Ce sont précisément ces pôles qui s’opposent sur le budget.
La stratégie unitaire du capital
Pour conserver leur position de défenseurs du camp du capital, les anciens néolibéraux, c’est-à-dire ce que les observateurs politiques ont appelé le « bloc central », tentent de maintenir coûte que coûte la cohérence interne du capitalisme français. C’est d’ailleurs une différence notable avec la stratégie de Brüning qui, en 1930-1932, assumait, dans sa politique de soutien aux exportateurs, le conflit interne au capital. Sauf que, dans la France de 2020, ce sont les deux secteurs qui soutenaient jadis le chancelier qui sont en opposition.
Cette cohérence interne du capital peut alors se fonder sur une poursuite de la logique néolibérale, c’est-à-dire sur l’ajustement du monde du travail et de l’État social aux besoins du capital. L’accord proposé est donc simple : on maintient le transfert de fonds de l’État vers le secteur privé, tout en réduisant le déficit par une contribution croissante du travail et des services publics. Bref, c’est une austérité ciblée sur le travail, ennemi commun des deux camps opposés du capital.
C’est sur ce principe que les budgets ont été construits depuis 2022. Et c’est aussi pour cette raison que la situation budgétaire s’est dégradée. Cette politique n’a, en effet, pas pour fonction d’augmenter les recettes fiscales ou la croissance, mais de maintenir à flot une partie du capitalisme français. Alfred Sohn-Rethel résumait ce type de politique par cette formule : il s’agit de gérer une économie en ruine en la perpétuant dans cet état.
Dans ces conditions, le déficit public ne peut que rester très élevé et le « rendement » de la dépense publique, c’est-à-dire son impact sur la croissance, doit rester très faible. Mais, dès lors, cette gestion de la ruine déploie sa propre logique : au fil du temps, la pression pour réduire le déficit par la destruction de l’État social ne peut que croître. Et plus on détruit l’hôpital, l’école, les transports, l’assurance-chômage, plus il faut aller loin.
Or, en parallèle, la situation des ménages ne cesse de se dégrader et rend la pression de cette politique intenable. Les inégalités se creusent, la pauvreté progresse et les salaires stagnent. Selon la Dares et l’Insee, les salaires nominaux ont ainsi progressé de 13 % entre mars 2021 et mars 2025, soit un peu moins que les prix sur la même période (+ 13,7 %). En quatre ans, la rémunération réelle des travailleurs a ainsi grosso modo stagné. Mais, en réalité, cela signifie que, depuis quatre ans, leur niveau de vie est resté dégradé.
Très concrètement, les ménages, et en particulier les plus modestes, sont les principales victimes de la stagnation de l’économie française. Si le PIB stagne et qu’il faut continuer, par l’intermédiaire de l’État, de soutenir le taux de rendement du capital, la conséquence inévitable est que la masse de la population doit voir sa part du gâteau se réduire. On se souviendra, à cet égard, que l’Insee avait souligné en 2021 combien l’accès aux services publics et la sécurité sociale participaient à la baisse des inégalités réelles dans le pays. Les attaquer de front, c’est donc mener une guerre sociale pour le compte du capital.
L’impasse du « bloc central »
Logiquement, la stratégie unitaire du capital du « bloc central » est extrêmement impopulaire. Elle ne regroupe, au mieux, qu’un petit tiers de l’électorat et, au fil du temps et du déploiement de cette logique, cette part recule. Le maintien au pouvoir du « bloc central » repose alors uniquement sur la division indépassable des oppositions entre gauche et extrême droite. Mais c’est un pouvoir qui n’a plus de base démocratique solide.
C’est bien pour cette raison que, depuis 2022, il a perdu toute chance d’obtenir une majorité à l’Assemblée nationale et que, partant, les budgets doivent passer en force depuis lors. Soit à coups de 49-3 comme en 2022 et 2023, soit après une motion de censure pour le budget de cette année.
Cette situation conduit inévitablement à une crise démocratique. Le régime institutionnel est incapable de régler la réalisation politique de la crise économique, c’est-à-dire l’opposition radicale entre la stratégie d’unité du capital et les vœux de la population. Le « bloc central » est incapable de gérer une telle opposition puisque sa priorité reste l’unité du capital.
L’impasse est donc totale. Et dans ce cadre, la stratégie de François Bayrou se comprend, mais elle est dérisoire. La dramatisation de la dette publique en la réduisant aux effets de la dépense sociale permet de trouver une justification morale et financière au maintien de la stratégie d’unité du capital. Mais c’est en réalité un désastre. La culpabilisation d’une population qui a un sentiment justifié de perte de contrôle démocratique et de perte de niveau de vie conduit à creuser encore le fossé.
La stratégie du « bloc central » est donc un échec démocratique. Certes, il peut encore survivre en détachant une partie de la gauche pour l’intégrer dans la stratégie d’unité du capital. Il peut encore jouer sur la « menace des marchés » pour imposer sa politique au centre-gauche. Mais le problème est que ce transfert ne peut se faire qu’au prix d’un suicide politique tant cette stratégie est impopulaire. Ce n’est donc qu’un report temporaire du problème.
Quelles portes de sortie ?
Globalement, deux résolutions semblent possibles à la crise française. La première est celle d’une reprise du mouvement social pour briser la politique favorable au capital. Mais la situation du capitalisme français est telle qu’aucune solution de compromis de classes ne semble possible. Les PME françaises sont hautement dépendantes des grandes entreprises et de la pression sur le coût du travail.
Si le mouvement social veut être une porte de sortie, il doit donc assumer de penser une autre organisation sociale. Dans le cas contraire, il ne peut qu’être éphémère et stérile politiquement comme cela a été le cas pour le mouvement Nuit debout, celui des « gilets jaunes » ou celui contre la réforme des retraites de 2023. Pour le moment, cette hypothèse est donc quasiment purement théorique. En attendant le 10 septembre, du moins.
L’autre hypothèse est, là encore, décrite avec précision par Alfred Sohn-Rethel : l’extrême droite se présente comme une alternative pour certains secteurs du capital en s’appuyant sur le mécontentement populaire. Dans le cas allemand des années 1930, l’économie de guerre nazie permettait de régler (temporairement et au prix de la guerre) le problème global de valorisation de l’économie de ruine et donc de nombreux secteurs victimes de la crise. Mais elle a supposé d’intégrer de gré ou de force en son sein le secteur exportateur partisan de Brüning.
Dans le cas français, l’extrême droite n’a aucune stratégie économique claire. Mais elle a un atout : sa capacité à mobiliser une partie de l’opinion. Face à l’échec du « bloc central », le capital français peut alors faire un choix cynique : puisqu’il existe une opposition entre démocratie et capitalisme, il faut sacrifier la démocratie. Un régime autoritaire permettrait alors d’appliquer la stratégie d’unité du capital de façon plus efficace et plus violente, avec la mise en place de discriminations, de dérégulations sociales et environnementales, de baisses massives d’impôts sur le capital et de mise à mort de l’État social.
Dans les faits, la traduction politique de ce choix serait la fusion entre le bloc central et son idéologie et l’extrême droite et ses méthodes. Une fusion qui est déjà en cours et dont les capitalistes français, petits et grands, constituent le fondement social.
Cette option est aujourd’hui une épée de Damoclès sur le pays. C’est pour cette raison que beaucoup peuvent encore faire le choix du « moindre mal » du « bloc central ». Mais plus celui-ci reste au pouvoir, plus sa situation se fragilise et plus sa pratique tend vers l’autoritarisme. Aussi y a-t-il urgence à sortir des illusions naïves d’une économie victime de la politique et encore capable de sauver le pays. Et de comprendre que la source de la crise actuelle est avant tout la crise structurelle de l’économie française qui n’est qu’une part de celle du capitalisme contemporain.
Romaric Godin
