Le conflit à la frontière Thaïlande-Cambodge – Une lecture postcoloniale

Si le conflit frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge est souvent abordé sous un angle géopolitique ou militaire, une perspective postcoloniale permet d’en retracer les racines historiques, de questionner les constructions identitaires et de proposer une approche tournée vers la réconciliation.

Après cinq jours d’affrontements violents entre les armées thaïlandaise et cambodgienne, un cessez-le-feu a été instauré le 28 juillet 2025 à minuit. Cependant, cette trêve reste fragile, minée par une hostilité persistante et par la montée inquiétante des discours nationalistes sur les réseaux sociaux. Ces événements récents mettent en lumière la persistance des tensions issues de l’héritage colonial.

Le différend frontalier prend racine à l’époque du protectorat français. Il est utile de rappeler que le tracé des frontières a été largement défini par la puissance coloniale qui contrôlait le Cambodge à partir de la fin du XIXᵉ siècle. En 1907, les autorités françaises ont tracé une carte plaçant le temple de Preah Vihear du côté cambodgien, en contradiction avec l’accord entre la France et le Siam (aujourd’hui la Thaïlande) de 1904, ce qui alimentera durablement les tensions frontalières.

En 1962, la Cour internationale de Justice (CIJ) a attribué la souveraineté du temple Preah Vihear au Cambodge. Outre sa haute valeur symbolique, ce temple représente une ressource économique, tant pour le tourisme que pour le contrôle territorial des environs. Bien que la Thaïlande ait accepté le verdict officiellement, l’opinion publique thaïlandaise y a vu une injustice historique. Le conflit a ressurgi avec force à partir des années 90.

En 2008, l’inscription du temple au patrimoine mondial par l’UNESCO a été un déclencheur direct de tensions, provoquant des affrontements armés parfois très violents entre 2008 et 2011. En 2013, un arrêt complémentaire de la CIJ a confirmé que la zone entourant le temple relevait également du Cambodge, renforçant la position de ce pays au regard du droit international.

Les interventions de la CIJ, de l’UNESCO et de l’ASEAN ont tenté de désamorcer les tensions, mais leurs effets sont restés limités face aux enjeux identitaires et politiques nationaux.

 

Déconstruire les frontières coloniales : une critique de la guerre

Dans ce contexte historique, les tensions actuelles ne relèvent pas simplement de désaccords frontaliers. Elles sont aussi l’expression de constructions identitaires opposées, divisées, et enracinées notamment dans une histoire coloniale. Elles sont aujourd’hui instrumentalisées à des fins politiques, aussi bien en Thaïlande qu’au Cambodge.

Les discours politiques des dirigeants des deux États visent à consolider leur base et n’ont fait que raviver les passions populaires. Renforcer le sentiment national, c’est détourner l’attention des problèmes domestiques et légitimer l’autorité. Ce sont pourtant les populations vivant de part et d’autre de la frontière qui paient le prix fort de ces divisions.

Dans la région frontalière, les populations appartiennent souvent à des groupes ethniques partagés, comme les Khmers du nord ou les Thaïs du Cambodge, dont les identités dépassent les découpages nationaux. Il y a aussi des familles mixtes et des communautés liées par des relations de parenté, d’échanges commerciaux ou de culture, qui se voient dévastées par le conflit.

Rappelons que la construction de l’État-nation en Asie du Sud-Est, comme ailleurs dans le monde, a été façonnée par des logiques de contrôle colonial. Le tracé de la frontière, loin d’être neutre, fut un outil de domination, imposé sans égard pour les réalités culturelles, sociales et historiques des populations locales. Les frontières visaient à structurer le système mondial selon les intérêts des puissances, posant ainsi les bases des conflits transfrontaliers.

La décolonisation n’a pas permis de repenser ces frontières imposées. Au contraire, dans leur quête de légitimité, les jeunes États-nations ont réaffirmé ces lignes héritées, devenues aujourd’hui des marqueurs identitaires forts, au détriment de la paix. Dans les tensions entre la Thaïlande et le Cambodge, nous assistons à la résurgence du spectre colonial, qui continue de fracturer les relations, les identités et les perspectives d’avenir.

 

Reconstruire un avenir commun : vers une paix durable

La paix durable dépendra d’un travail de mémoire partagé et d’une volonté politique sincère de dépasser les récits divisifs et nationalistes. La perspective postcoloniale nous rappelle que le passé ne peut être effacé, mais qu’il peut être compris autrement pour briser le cycle interminable des guerres et construire enfin un avenir de paix.

Si l’heure est à l’urgence humanitaire menée, par exemple, par Action Education, des initiatives, telles que les programmes éducatifs de FH Cambodia ou les dialogues intercommunautaires de NTS Mekong, tentent depuis longtemps de créer des espaces de rencontre entre les deux peuples.

Au sujet de l’éducation, les récits de Preah Vihear sont intégrés dans la mémoire collective dès le plus jeune âge, à travers les manuels scolaires, les commémorations publiques ou les médias. L’histoire, telle qu’elle est enseignée dans chacun de ces deux pays, renforce les discours nationalistes et les tensions identitaires. Bien qu’elle soit ancrée dans des récits précoloniaux de royaumes anciens et de culture bouddhiste, cette Histoire occulte la mémoire coloniale.

Cependant, une véritable réconciliation ne peut advenir sans une relecture commune du passé dans la région. Une commission historique conjointe — composée de chercheurs cambodgiens et thaïlandais, d’anciens et d’historiens internationaux — pourrait contribuer à décoloniser le récit de la frontière.

Il s’agit de rejeter l’inertie violente de l’histoire, de dépasser les récits divisifs et d’imaginer une paix fondée sur les notions d’humanité, de justice et de respect mutuel. Les nationalismes thaïlandais et cambodgiens ont été façonnés par des récits hérités de l’époque coloniale. Il est temps d’investir dans une éducation décolonisée, qui enseigne l’Histoire — non comme une arme de l’État, mais comme outil de paix entre les peuples.

Que le temple de Preah Vihear, site religieux et patrimoine de l’humanité, devienne un pont entre les peuples et non un motif de guerre. Ne pas guérir de la blessure coloniale, c’est en hériter la violence.

 

Dr Cindy Cao


Liens :

Action Education: https://action-education.org/sea/cambodia-when-conflict-pauses-education-rushes-in/

FH Cambodia : https://fhcambodia.org/2024/03/08/3119/

NTS Mekong : https://nts-mekong.com/en/unveiling-the-success-of-beyond-border-cooperation-in-five-key-areas-between-thailand-laos-and-thailand-cambodia-enhancing-the-concept-of-building-strong-cross-border-communities

 


By Cindy Cao

Basée au Cambodge, Dr Cindy Cao est titulaire d’une thèse de doctorat de l’Université de Leicester, Royaume-Uni, portant sur les sanctions économiques de l’Union européenne au Cambodge, analysées selon une perspective postcoloniale.