S’il y a bien une activité qui mobilise la géographie, c’est le trafic de drogue. Contrairement aux autres produits de la mondialisation, ce commerce n’obéit pas seulement à des impératifs de distance et de vitesse d’approvisionnement. Les trafiquants cherchent avant tout à ce que leurs marchandises arrivent à destination. «Transporter la cargaison (…) le plus sûrement possible : telle est la seule règle du narcotrafic (…). Un système très simple en théorie et qui, en pratique, oblige à trouver sans cesse de nouveaux moyens de transport, de nouvelles routes, de nouvelles méthodes pour débarquer la cargaison et de nouvelles marchandises pour la dissimuler» [1]. Ceci se traduit par des prouesses en termes d’ingéniosité en termes de dissimulation (doubles fonds, denrées alimentaires, objets de consommation courante, drogue liquéfiée, tissus de vêtements, usage de sous-marins, de drones, utilisation de la structure-même des conteneurs et des coques de navires, estomacs humains ou animaux, couches de bébés, fleurs, etc.), mais aussi par l’intégration constante de nouveaux territoires à ces voies d’approvisionnement.
Le rôle du Mexique dans le trafic de cocaïne à destination des États-Unis s’est ainsi accru en raison de l’augmentation des contrôles aux larges de la Floride. L’immensité des déserts de part et d’autre de la frontière rendant la surveillance plus compliquée que sur les côtes des Caraïbes (même si cette région constitue encore une importante plaque tournante du trafic, notamment à destination de l’Europe). À l’instar des mouvements migratoires[3], contrôler une frontière encourage donc l’utilisation d’autres voies de passages, géographiquement plus hostiles (zones désertiques, montagnes, forêts luxuriantes, cours d’eaux impétueux, etc.) et politiquement plus instables (pays dirigés par des gouvernements corrompus, zones de guerre, territoires sécessionnistes, etc.).
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Plus au sud, c’est l’Uruguay qui se retrouve depuis quelques années pris dans la spirale du narcotrafic. À la suite des pressions que subissent les autorités et les trafiquants colombiens, une partie la cocaïne à destination de l’Europe transite désormais par la côte sud-américaine, plaçant Montevideo au cœur de ces nouvelles routes transatlantiques. Avec à la clé les impacts habituels: hausse de l’insécurité et du nombre d’homicides mais aussi tensions entre bandes rivales pour le contrôle du stockage et de l’acheminement de la drogue, le tout saupoudré par des soupçons de corruption[4].
Autre méthode: rajouter des escales et/ou des transbordements[5] afin de masquer la provenance de certaines cargaisons. Une partie de la cocaïne consommée en Europe a ainsi transité par l’Afrique et certaines îles des Antilles, où la marchandise sera chargée/déchargée à plusieurs reprises (une version actualisée du fameux commerce triangulaire). Bien que les contrôles existent dans ces zones, elles sont souvent considérées comme plus contournables pour les trafiquants. D’une part en raison d’un manque de moyens technologiques (scanners, détecteurs en tous genre, forces de polices équipées et nombreuses) mais aussi pour des raisons de faiblesses institutionnelles propres à certains pays. Et du côté des pays d’accueil, des transport en provenance de pays tiers seront considérés par les autorités comme moins suspects que d’autres en provenance directe de régions productrices.
Le passage via des voies très fréquentées permet également de diluer plus facilement les cargaisons illicites. Le cannabis marocain, transitant traditionnellement via le détroit de Gibraltar, emprunte ainsi de plus en plus des routes maritimes vers l’Europe du Nord, l’immensité du commerce rendant les contrôles plus aléatoires.
En définitive, tenter de «stopper le trafic équivaut à tenter de bloquer une rivière par un barrage d’argile : dès que vous avez bouché un trou, l’eau s’infiltre par ailleurs»[6].
La recherche de nouvelles routes et de pays de transit constitue donc une préoccupation permanente[7], ce qui a comme effet non seulement de multiplier les zones impactées par le narcotrafic, mais aussi d’impliquer des intermédiaires supplémentaires. Et des profits potentiels à chaque étape puisque dès que quelqu’un prend des risques, il exige d’être payé en conséquence. Le trafic de drogue a donc ceci de particulier que, contrairement aux marchandises légales, c’est la route qui constitue ici le maillon essentiel de la chaine de valeur, et donc du prix final.
Des drogues conteneurisées
À l’instar des marchandises légales, une grande partie de la drogue consommée transite par la mer. Le chiffre avoisinerait les 70% pour la cocaïne[8]. Comme pour le commerce légal, le transport par bateau est le plus rentable au regard du rapport prix du trajet/quantités transportées. «Pour déplacer des quantités énormes de drogue, il faut forcément de gros bateaux. De cette façon, l’achat est plus rentable et on amortit les coûts du transport (…), même si ce faisant, on augmente aussi le risque.»[9] Le risque en question, c’est évidemment la saisie par les autorités des différents territoires traversés. Si la haute mer, par le statut particulier des eaux internationales, est relativement peu propice aux contrôles, il n’en est pas de même des passages aux frontières, matérialisées par les principaux ports de départ, de transit et d’accueil.
Ce sont donc ces territoires qui vont se retrouver absorbés par le narcotrafic et ses conséquences. Car au-delà des subterfuges utilisés par les trafiquants pour dissimuler les stupéfiants, faire passer sous les radars des milliers de tonnes de drogue nécessite de la corruption (autorités locales, forces de police, employés du port) et le recours à des intermédiaires se concurrençant les uns les autres. Les impacts en termes de violence et de déstabilisation sociale deviennent similaires à ceux présents dans les zones productrices. À titre d’exemple, la ville d’Anvers est le théâtre depuis plusieurs années de nombreuses fusillades et autres règlements de compte entre groupes criminels. Au Havre, ce sont plusieurs affaires d’assassinats et d’enlèvements de dockers qui ont défrayé la chronique, sans compter les menaces et intimidations proférées à l’encontre de ceux refusant de (continuer à) s’impliquer dans le trafic. Diffusée début 2024, la mini-série De grâce illustre cette emprise du narcotrafic sur cette ville, «maudite par son port», comme le dit un des producteurs de la série. Et celui-ci d’ajouter : «toutes les richesses du monde passent par ce port et on peut être tentés d’y croquer dedans»[10].
Il faut par ailleurs être prudent quant aux grands effets d’annonce de saisie record. D’une part, ces saisies ne sont vraisemblablement que la partie immergée de l’iceberg, en atteste le prix relativement bas du gramme de cocaïne sur les marchés européens. D’autre part, ces saisies peuvent également être au cœur de stratégies de dissimulation par les trafiquants de quantités plus grosses transitant à un autre moment et/ou par un autre port. Car face l’augmentation des contrôles et de leur surmédiatisation dans les grands hubs d’accueil, le recours à des ports secondaires est de plus en plus fréquent, augmentant encore le nombre de territoires impliqués dans le trafic.
Quoi qu’il arrive, il est illusoire d’espérer la fin de l’acheminement de drogue via les zones portuaires, le nombre de conteneurs y transitant étant tout simplement astronomique. Une augmentation des contrôles prend du temps, ce qui remettrait en cause la fluidité du système d’échanges (particulièrement compliqué pour ce qui concerne les denrées périssables), condition sine qua non d’un capitalisme mondialisé.
Le passage de frontière, le graal
Les zones portuaires ne sont qu’un exemple de zones frontalières, lesquelles, depuis l’avènement de l’État-nation et malgré la signature d’accords de circulation entre certains pays, constituent encore et toujours l’espace où les pouvoirs exercent leur autorité de la façon la plus visible. De ce fait, les passages de frontières sont les moments où le risque de contrôle est le plus grand, mais où les perspectives de profits sont également les plus élevées[11]. Évoquant les points de passage entre les États-Unis et le Mexique, le journaliste Tom Wainwright écrit: «c’est précisément parce qu’ils sont rares que les trafiquants de drogue sont prêts à lutter bec et ongles pour en détenir le contrôle»[12]. Le renforcement des contrôles aux frontières accroit encore la valeur de ces points de passage puisque les difficultés à y faire transiter des marchandises illicites renforcent le pouvoir et la concurrence des mafias, le recours à des organisations «professionnelles» étant de plus en plus indispensable[13]. Cela explique également l’implication grandissante des cartels donc l’immigration illégale, leur savoir-faire (et donc leurs profits) résidant dans le fait de pouvoir faire passer clandestinement la frontière à des marchandises (ou des personnes donc)[14].
Tout ce qui précède est d’autant plus vrai quand ces frontières constituent des portes d’entrée vers les principaux pays de consommation. Pensons à la frontière États-Unis-Mexique, faisant de nombreux villages des «plaques tournantes permettant d’exporter des drogues vers le plus grand marché du monde» et devenant de la sorte de terrain confrontation entre cartels et bandes rivales visant à se partager la manne financière que constitue la traversée[15]. Ou encore aux principales régions productrices de pavot en Afghanistan, historiquement proches des frontières indiennes, chinoises et perses, trois gros marchés pour l’opium afghan déjà au début du siècle dernier[16].
Le caractère artificiel des frontières peut également se révéler favorable au narcotrafic, à l’instar du découpage opéré à l’époque coloniale autour de la Bekaa libanaise et de sa production de Haschisch[17]. Et c’est d’autant plus le cas quand la frontière sépare des populations apparentées comme en Iran où «l’économie de la région du Baloutchistan repose largement sur la contrebande avec le Baloutchistan pakistanais, un héritage historique dont les narcotrafiquants ont tiré le meilleur parti»[18].
Le rôle des diasporas
Pour ces raisons, les diasporas jouent un rôle important dans l’acheminement de la drogue de part et d’autre. D’abord en raison de la proximité culturelle favorisant les échanges, mais aussi parce que le potentiel de représailles contre des connaissances est bien plus élevé, un membre du cartel ayant toujours l’un ou l’autre contact proche de la famille des autres membres[19]. C’est évidemment le cas dans le sud des États-Unis où, de Los Angeles à Phoenix, des réseaux transnationaux se forment ou se recomposent via les émigrés mexicains[20], salvadoriens ou autres.
Sur des longues distances, les diasporas constituent aussi le meilleur relais local pour tout réseau d’approvisionnement. Déjà au 19e siècle, les États-Unis deviennent une importante destination pour les cargaisons d’opium moyen-oriental en raison de l’accroissement de l’émigration chinoise et de la multiplication des fumeries d’opium sur le territoire[21].
Un siècle plus tard, c’est l’affaire «Pizza Connection» qui est révélatrice de cette tendance. Ce trafic, effectif dans le New York des années 1970 et au sein duquel des trafiquants italiens faisaient parvenir de l’héroïne turque au États-Unis via des pizzérias tenues par des émigrés siciliens.
Dans les années 2000, c’est un autre réseau italien de contrebande de cocaïne qui a été démantelé avec des connections en Amérique du Sud, en Afrique et jusqu’en Australie par le biais d’un homme aux origines calabraises vivant dans le coin de Melbourne[22].
Et ces dernières années, plusieurs exemples font état de liens étroits entre trafic et diasporas. Aux Pays-Bas et dans le nord de la Belgique, c’est la mafia marocaine qui est sous le feu des projecteurs médiatiques, se nourrissant de la présence d’importantes communautés issues du Maroc au sein des grandes villes portuaires de la région.
Quant au Portugal, il constituait jusqu’il y a peu une porte d’entrée pour la cocaïne sud-américaine transitant par la Guinée-Bissau, notamment parce que les ressortissants de cette ancienne colonie portugaise avaient le droit d’entrer dans le pays sans visa, favorisant de la sorte l’acheminement par mule.
Une toile mondialement tissée
Ce que ces éléments illustrent, c’est que le narcotrafic ne peut s’inscrire qu’au sein de relations mondialisées et nécessite de puissantes interconnexions permanentes, le tout dévoilant un véritable système géographique, économique et géopolitique avec des répercussions sur l’ensemble des territoires ayant le malheur de se trouver sur un des maillons de ces grandes chaînes d’approvisionnement en mutation constante. Parlant de la cocaïne, Roberto Saviano résume : «Développer un système de transport pour une grosse cargaison demande des mois de travail. Et, une fois prêt, testé et emprunté une ou deux fois, il est déjà l’heure de le modifier ou d’en imaginer un nouveau. Les logisticiens travaillent sur toute la surface du globe terrestre, mais toujours contre la montre. Ils sont engagés dans une course de vitesse avec les enquêteurs qui s’efforcent de deviner quelle route suivra la marchandise.»[23]
Renaud Duterme,
géographe , Arlon, Géographies en mouvement.
Géographies en mouvement
Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)
Publié avec la cordiale autorisation de Renaud Duterme et de Géographies en mouvement.
[1] Roberto Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne, Paris, Gallimard, 2014, p. 419.
[2] Ibidem.
[3] Les routes de la drogue se confondent d’ailleurs souvent avec les circuits de l’immigration illégale, des migrants étant même sollicités par les trafiquants pour en transporter clandestinement.
[4] Le Monde, 26 octobre 2024.
[5] Thierry Noël, Pablo Escobar, trafiquant de cocaïne, Paris, éditions Vandémiaire, 2015, p. 58.
[6] Jean-Pierre Filiu, Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, de pouvoir et de société, Paris, Seuil, 2023, p. 85.
[7] Thierry Noël, op. cit., p. 79.
[8] Roberto Saviano, op. cit., p. 418.
[9] Ibid, p. 419.
[10] https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=1000064606.html
[11] Alain Labrousse, Géopolitique des drogues, Paris, PUF, 2011, p. 79.
[12] Tom Wainwright, Narconomics. La drogue, un business comme les autres ?, Louvain-La-Neuve, De Boeck, 2016, p. 53.
[13] Ibid., p. 214.
[14] Ibid., p. 206.
[15] Clément Brault, Romain Houeix, L’Amexique au pied du mur. Enquête au cœur d’un fantasme, Paris, 2019, éditions Autrement, p.45.
[16] Jean-Pierre Filiu, op. cit., p. 110.
[17] Ibid., p. 85.
[18] Ibid., p. 152
[19] Tom Wainwright,op. cit., pp. 93-94.
[20] Adèle Blazquez, L’aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique, CNRS éditions, Paris, 2022, p. 145, 149-150.
[21] Jean-Pierre Filiu, op. cit., p. 70.
[22] Roberto Saviano, op. cit., p. 256.
[23] Ibid., pp. 339-440.
Source : https://geographiesenmouvement.com/2024/11/06/narcocapitalisme-3-6-les-routes-de-la-drogue/
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