Pendant la campagne électorale qui a conduit le parti travailliste (Labour) au pouvoir en juillet 2024, Starmer avait un mot simple pour répondre aux interrogations sur la façon dont il allait résoudre les difficultés du pays : la croissance. En présentant ses trois priorités, il n’hésitait pas à singer le slogan de Tony Blair (qui se concentrait, lui, sur l’éducation) en martelant comme une formule magique : « Croissance. Croissance. Croissance« .
Celle-ci était présentée comme la panacée. Fin 2023, Starmer affirmait ainsi que « la croissance est [la réponse à] tout » et – en rappelant cette fois-ci Margaret Thatcher et son slogan TINA – insistait : « C’est le seul moyen. » Dans le programme du Labour de juin 2024, le terme « croissance » y apparaît 49 fois, tandis que « entreprises » est mentionné 61 fois. En revanche, « pauvreté » n’est cité que 14 fois et « inégalité » une seule fois. Tout doit se résoudre avec la croissance que les mesures du Labour de Starmer vont instaurer. Au tout début juillet, il annonçait même son objectif : entre 2 et 2,5 % de croissance dès l’année suivante [1].
Et lorsque la plupart des économistes, dont ceux de l’IFS (Institute for Fiscal Studies, le plus important organisme indépendant de recherche économique du Royaume Uni) doutaient d’un retour de la croissance si rapide, Starmer les accusait de « défaitisme » et critiquait leur pessimisme sur l’avenir de l’économie. En somme, il suffisait d’y croire pour que tout devienne possible.
Au final, après 6 mois de gouvernement travailliste, l’économie suit le même chemin qu’en 2023, lorsque les chiffres du PIB montraient une contraction de 0,3 %. À l’époque, Rachel Reeves, aujourd’hui ministre des Finances dans le gouvernement travailliste, avait été prompte à souligner la mauvaise performance, concluant que le gouvernement conservateur ne pouvait montrer « avoir inversé la tendance après plus de 14 années au pouvoir ». Un commentaire similaire peut donc lui être retourné maintenant que les Travaillistes sont aux commandes.
Évidemment, Reeves se défend de toute erreur depuis qu’elle tient les cordons de la bourse du gouvernement travailliste. Dès son élection, le Labour a annoncé qu’il ne reviendrait pas sur la mesure instaurée par les Tories limitant les allocations sociales aux familles de deux enfants. Et tant pis si, lorsqu’ils étaient dans l’opposition, les Travaillistes avaient dénoncé l’injustice sociale et les conséquences dramatiques pour les populations déjà précaires. La suppression quasi totale de la prime chauffage pour les retraités est également présentée comme absolument nécessaire. Le fait que cela pousse des milliers de retraités dans la pauvreté et pourrait causer des morts cet hiver (selon les propres mots du Labour lorsqu’il était dans l’opposition et que les Conservateurs envisageaient une telle mesure, avant de se rétracter) importe peu. C’est pour le bien du pays. La chef des députés travaillistes, Lucy Powell, a même osé présenter cette mesure comme indispensable pour éviter de voir « l’économie du pays s’effondrer » !
À la sortie de l’été, Starmer et Reeves se relaient pour préparer l’opinion : le budget de l’automne sera douloureux. Très douloureux. Quelques éléments sont d’ailleurs distillés au cours des semaines précédentes, dont le projet d’augmenter les frais universitaires annuels de 13,5 % sur les 5 prochaines années, portant ceux-ci à plus de 12 500 € par an. On a peine à se rappeler que Starmer promettait de tout faire pour supprimer les frais universitaires lorsqu’il s’est porté candidat pour devenir chef du parti travailliste en 2020.
L’austérité au bout des lèvres, les Britanniques ont été presque soulagés. En plus de toutes les mesures déjà annoncées, le budget de l’automne n’a ajouté principalement « que » une augmentation des cotisations sociales, le seuil à partir duquel les employeurs commencent à payer des cotisations pour chaque employé est pratiquement divisé par deux, affectant en priorité les petites entreprises ; le seuil limite d’imposition est gelé au moins jusqu’à 2028-29 (ce qui fait que mécaniquement, avec l’inflation et l’augmentation automatique de certains salaires et minimas sociaux, certains des plus pauvres qui échappaient à l’impôt y sont dorénavant soumis – une mesure qui semble en opposition avec les promesses de campagne de ne pas augmenter les impôts des travailleurs). Autant dire que les promesses d’un gouvernement travailliste « pro-business » semblent avoir du plomb dans l’aile.
L’annonce de la réforme des droits de succession sur les exploitations agricoles, supprimant en partie l’exonération dont jouissaient les exploitants, a provoqué la colère de ces derniers. Et avoir des tracteurs au centre de Londres et le monde paysan en colère n’est pas pour renforcer l’adhésion au gouvernement. Les tracteurs à peine éloignés, c’est la polémique des WASPI (Women Against State Pension Inequality) qui prend la relève. Ce mouvement de protestation est mené par des femmes nées dans les années 1950 au Royaume-Uni et qui ont été particulièrement touchées par une réforme qui a entraîné une augmentation de l’âge légal de départ à la retraite, sans qu’elles en aient été suffisamment informées. Au vu du nombre de femmes concernées, les compensations pourraient se monter à des dizaines de milliards de livres. Le problème est que pendant la campagne, de nombreux travaillistes, dont Starmer, se sont affichés en soutien au mouvement. Pure démagogie électorale ? Il est facile de concevoir que la fin de non-recevoir maintenant assénée par le gouvernement travailliste est vécue comme une trahison.
Les prévisions ne permettent pas d’encourager la confiance de la population : une reprise de l’inflation au-dessus de 2,5 %, une consommation en baisse, des pertes d’emploi en hausse et concomitantes aux augmentations de la taxation des entreprises annoncées fin octobre, une situation politique internationale des plus incertaines et l’élection de Donald Trump comme prochain président aux États-Unis sont autant de facteurs qui assombrissent l’avenir. Selon une enquête menée auprès de la Confederation of British Industry (CBI), c’est la pire situation depuis les deux mois catastrophiques de Liz Truss à la tête du gouvernement à l’automne 2022. Bien que les chiffres exacts du PIB du dernier trimestre ne soient pas encore connus, la confiance semble s’être définitivement détachée des Travaillistes.
S’il est facile de pointer la responsabilité sur les décisions du gouvernement Starmer (et les Conservateurs l’ont fait avec joie), il faut tout de même reconnaître que les hoquets de l’économie britannique ne datent pas de ces derniers mois et les phases de récessions et croissance se sont alternées régulièrement depuis 15 ans. La croissance vigoureuse observée au début 2024 est en partie une réaction à la période de récession qui a affecté les deux derniers trimestres de 2023. Et la mauvaise performance du deuxième trimestre est en partie influencée par les événements géopolitiques.
Toutefois, il faut aussi observer que la confiance qui engendre la croissance est aussi une donnée subjective, qui peut s’avérer auto-réalisatrice : plus l’audience croit en cette magie économique, plus facilement celle-ci pourra effectivement se déployer. Or, il semble bien que la rhétorique du gouvernement, et surtout de Rachel Reeves, a tout fait pour saper celle ci.
Pendant des mois, Starmer, Reeves et leurs équipes ont expliqué comment la gestion catastrophique des Tories avait plongé le pays dans le chaos. Aussitôt élus, ils ont martelé que les Conservateurs avaient laissé une situation encore plus terrible qu’envisagée, qu’ils découvraient un trou de 22 milliards de livres (que tout le monde connaissait depuis le printemps, sauf eux apparemment), que malheureusement les choses « allaient empirer avant de devenir meilleures » selon les mots de Starmer. Ils ont multiplié les mesures pénalisant en priorité les plus pauvres et les plus précaires, tout en recyclant une partie des diatribes du gouvernement précédent sur les profiteurs d’allocations sociales (allant jusqu’à recycler certaines mesures envisagées au printemps par les Tories et remisé pour cause d’élection).
À cela s’ajoute le scandale qui a affecté directement le Premier ministre en septembre lorsqu’il a été révélé qu’il avait reçu deux fois plus de cadeaux qu’aucun autre parlementaire (y compris des lunettes, des vêtements pour sa femme, des tickets gratuits pour des événements sportifs et musicaux, des hébergements de luxe). Starmer a reconnu une certaine négligence en oubliant d’en déclarer certains, mais n’y a vu aucune raison de s’excuser.
Dès octobre, la cote de confiance de Starmer plonge. Keir Starmer recueille moins d’opinions favorables que l’ancien leader des Conservateurs. En trois mois, il passe de 44 % d’opinions favorables à 22 %. Avec -34% de satisfaction, il réussit d’ailleurs l’exploit de devenir le Premier ministre le plus rapidement impopulaire après avoir été élu.
Début décembre, un nouveau sondage catastrophique est publié : cinq mois après avoir gagné les élections avec un raz-de-marée de nouveaux députés élus, le Labour se retrouve en 3e position des intentions de vote, avec non seulement les Conservateurs en tête, mais surtout Reform UK, le parti d’extrême droite de Nigel Farage, le héraut du Brexit, en 2e position. Et les extrapolations du sondage de montrer que non seulement le Labour perdrait 200 députés (du jamais vu depuis 1931) si les élections avaient lieu demain, mais une coalition Tories-extrême droite serait à même de gouverner le pays avec une majorité absolue.
On est si loin de l’air de campagne du Labour de Tony Blair en 1997 : « Things Can Only Get Better [2]. » Starmer avait prévenu que des décisions difficiles devraient être prises, que les choses pourraient s’empirer à court terme. Mais la population semble maintenant douter plus que jamais que les choses puissent s’améliorer par la suite, les événements de ces derniers mois semblant au contraire pointer dans la direction inverse.
Le parti travailliste est-il capable d’inverser la tendance, de sortir du trou qu’il semble lui-même avoir creusé ? Rien n’est moins sûr. En fait, le Labour de Starmer semble avoir été transformé en machine de guerre pour gagner, mais en oubliant de se préparer à l’action après sa victoire électorale.
La petite musique qui s’est peu à peu fait entendre depuis quelques mois devient de plus en plus audible : Keir Starmer serait dénué de tout sens politique, s’étant peu confronté aux électeurs. Parachuté en 2015 dans une circonscription imperdable du centre de Londres, il a presque immédiatement rejoint le cabinet du leader de l’époque, Jeremy Corbyn. Peu gardent d’ailleurs souvenir de son passage éclair sur les arrière-bancs du parlement, il a tout de suite rejoint le premier rang. Il est décrit comme inflexible, impitoyable et brutal par les observateurs. Lorsque la députée travailliste Rosie Duffield démissionne du parti à l’automne 2024, elle ne mâche pas ses mots : « Votre approche managériale et technocratique, et votre manque de savoir-faire de base et d’instincts politiques, a plombé notre parti […] Je n’ai plus aucune confiance en votre volonté de tenir la promesse du soi-disant ‘changement’ faite pendant la campagne électorale, ni de mener à terme les changements que notre parti s’est fixés comme objectifs depuis plus de dix ans. » Et il semble surtout avoir abandonné toute la partie économique à Rachel Reeves et son entourage, maintenant retranché au 11 Downing Street. Cette dernière a d’ailleurs choisi comme chef de cabinet Matt Pound, un ancien organisateur de Labour First, un groupe de pression de droite au sein du Parti travailliste et qui s’est illustré dans le passé pour son role dans la purge des membres supportant l’ancien leader Jeremy Corbyn, figure de proue de la gauche radicale.
Pour conclure, je voulais signaler la publication le 22 janvier d’un livre (oui, soyons transparent, j’en suis l’auteur) : « L’effet Starmer : comment les travaillistes sont devenus un parti de droite » , aux éditions Le Bord de l’Eau (sur le site de l’éditeur et dans toutes les bonnes librairies). Le livre a été écrit au début de l’été 2024 (mais une postface a été ajoutée dans les premières semaines de l’automne). Vous y retrouverez de nombreuses analyses qui expliquent les déboires actuels du Labour et la montée de l’extrême droite de Nigel Farage. Lorsque j’ai écrit le livre, je ne savais pas encore qu’Elon Musk prévoyait de donner 100 millions au parti afin de booster ses chances de prendre le pouvoir, toutefois c’est (malheureusement) bien une suite que je pouvais décrire comme suite possible si Starmer échouait à incarner le changement (indice : c’est page 135 du livre). L’hypothèse Farage comme Premier ministre était un sujet de plaisanterie il y a quelques années, elle est maintenant sérieusement considérée parmi les commentateurs de la politique britannique. Lui aussi a une réponse simple à tous les problèmes : c’est la faute des immigrés.
Au final, on peut établir plusieurs parallèles avec ce qui s’est passé ces dernières années en France : des politiques prétendument centrées qui dérivent vers la droite pave souvent la voie à l’extrême droite — un phénomène également observable actuellement dans plusieurs pays européens tels que l’Italie ou l’Allemagne. Comme l’explique depuis de nombreux mois l’historien Johann Chapoutot, le début du XXe siècle nous montre qu’extrême centre et fascisme font bon ménage.
Vonric
Notes:
[1] Pourquoi ce chiffre? Parce que c’est celui de la croissance observée pendant la période du New Labour de Tony Blair, il y a presque 20 ans et surtout avant la crise financière de 2008, le Brexit et la pandémie de Covid, l’invasion de l’Ukraine et la guerre à Gaza.
[2] En français : « Les choses ne peuvent que s’améliorer », une chanson du groupe de pop music d’Irlande du Nord D:Ream sortie en 1993, et qui devint l’hymne de campagne du New Labour pendant sa campagne électorale victorieuse de 1997.
Source : https://vonric.wordpress.com/2024/12/27/la-magie-de-noel-nopere-pas-pour-starmer/
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