Cela fait trente ans que l’est de la République démocratique du Congo (RDC) est miné par des conflits armés. Des guerres longtemps oubliées dans les médias occidentaux, qui ont récemment suscité un début d’intérêt en raison de la régionalisation du conflit, avec la mise au jour du rôle du Rwanda. Mais que se passe-t-il réellement en RDC ?
Un ouvrage analyse les causes de ce drame et les dynamiques de prédation des ressources à l’oeuvre : Congo (RDC) : reproduction des prédations.
Entretien avec François Polet (CETRI), qui a coordonné l’ouvrage, dans Le Courrier, par Christophe Koessler.
La sensibilisation à la cause congolaise est portée en Europe par des campagnes de la société civile sur les « minerais de sang », qui alimentent les conflits, et sur le travail des enfants. Se limiter à cette cause est néanmoins réducteur et amène à sous-évaluer les facteurs locaux de la violence, explique François Polet, dans un ouvrage collectif qu’il a dirigé pour le Centre tricontinental (CETRI) en Belgique. Ce livre, cosigné par plusieurs auteurs congolais, permet d’y voir plus clair sur les réalités congolaises et sur les responsabilités du Rwanda et de l’Occident, jusqu’en Suisse, siège du géant minier Glencore.
Le Courrier : Les conflits armés en RDC connaissent peu d’écho médiatique malgré le nombre de victimes. Certaines sources évoquent 6 millions de morts depuis une trentaine d’années. Qu’en est-il ?
François Polet : II est très difficile d’avoir une estimation précise. Le chiffre de 6 millions de morts est controversé mais semble crédible. Il renvoie essentiellement aux victimes de conflits au Nord et au Sud-Kivu ainsi qu’en Ituri, ces trois provinces de l’est du pays. Depuis trente ans, on y a assisté à un cycle de violences quasi ininterrompu. La grande majorité de ces décès ont eu lieu durant la deuxième guerre du Congo, de 1998 à 2003, et étaient dus aux conséquences sociales et sanitaires des guerres, notamment des famines, ainsi qu’à la destructuration des tissus sociaux. Depuis, les massacres se produisent à plus petite échelle – entre une dizaine et une centaine de morts – mais sont très fréquents. Il est rare qu’une semaine se passe sans nouvelle tuerie.
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Dans quel contexte s’inscrivent les conflits qui ont lieu depuis 1993 ?
Nous parlons d’une région frontalière, historiquement sujette à des mouvements de populations importants. Avant même l’arrivée des colons belges, la densité démographique du Rwanda était très largement supérieure à celle des Kivus de la RDC actuelle. Dans les années 1940, la Belgique a organisé le transfert de main d’oeuvre rwandaise au Congo, dans les plantations coloniales. Puis il y a eu, après l’indépendance, une circulation plus informelle de paysans et d’éleveurs rwandais qui se sont installés dans l’est du Congo. Des tensions et des conflits meurtriers apparaissent assez rapidement entre ces nouveaux arrivants et les ethnies autochtones historiques, qui se sentent menacées dans leurs accès aux ressources naturelles, et dans leur pouvoir politique local. C’est le problème de fond, mais là-dessus se greffent toutes une série d’enjeux.
Quelles sont les principales causes des troubles actuels ?
La compétition locale pour la terre et la recherche du pouvoir politique, à la fois coutumier et moderne, car c’est à travers celui-ci qu’on sécurise l’accès aux ressources. Ces tensions communautaires sont ensuite souvent l’objet de manipulations par les élites politiques, locales et nationales. Sur ces tensions se greffe la lutte pour l’accès aux minerais. Des enjeux économiques importants qui suscitent de véritables entreprises de violences à des fins de captation de ressources. Les tensions communautaires ont aussi pris une coloration ethnique à certains endroits, en particulier là où a eu lieu des arrivées des populations rwandaises. En 1994, à la suite du génocide des Tutsis et au changement de régime à Kigali, l’afflux d’environ deux millions de réfugiés rwandais, Hutus très majoritairement, a fortement exacerbé les tensions autour de la terre. Les populations originelles sont devenues une minorité démographique dans certaines parties du Nord-Kivu.
Mais il faut également mentionner la très faible présence de l’État dans cette partie du pays, son incapacité à assurer la protection de la population ainsi que la désespérance sociale de la jeunesse, dont une minorité voit dans la participation aux milices armées l’occasion d’obtenir un minimum de revenu, de s’élever socialement, d’être respectée.
Qui sont les auteurs des tueries en RDC ?
Les groupes armés sont très diversifiés et il y en a plus d’une centaine dans l’est du pays. Cela rend la situation extrêmement complexe. Depuis 2022, le M23, cette rébellion soutenue par le Rwanda, est la milice ayant la plus grande capacité de nuisance en RDC. Le second groupe le plus meurtrier sont les ADF (Allied Democratic Forces), une insurrection ougandaise à caractère islamiste tournée contre le régime de Kampala, mais retranchée depuis plus de vingt ans dans la province de l’Ituri. Les ADF se sont récemment affiliés à l’État islamique. Citons encore les Codeco, un groupe « d’autodéfense » congolais qui s’est formé pour lutter contre les ethnies ou communautés perçues comme « étrangères ».
Ou encore les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), formées en 2000 par d’anciens militants pro-Hutus ayant participé au génocide rwandais de 1994 avant de se réfugier dans les Kivus. Notons que ces groupes armés ne cessent de muter dans leur composition, leur mode d’action et leurs objectifs, et que les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec l’armée nationale congolaise sont elles-mêmes à géométrie variable.
Quelle est la part de la lutte pour le contrôle des minerais dans les conflits actuels ?
Elle est importante. Les minerais viennent aggraver les tensions communautaires. Et ils deviennent une des finalités de l’action armée. Les groupes armés se sont généralement constitués à l’origine pour défendre des intérêts communautaires et protéger des territoires. Ils se sont efforcés de capter des ressources localement, en taxant les activités économiques et en contrôlant des sites miniers ou en taxant leurs activités. L’exploitation minière était alors un moyen au service d’une fin sécuritaire à caractère communautaire. Mais progressivement, pour beaucoup de groupes, elle est devenue une fin en soi.
L’alternance au pouvoir après Joseph Kabila, avec l’arrivée à la présidence de l’opposant Félix Tshisekedi en 2019, représentait un espoir important. Y a-t-il eu des changements positifs ?
Il y a bien eu quelques améliorations en matière de gouvernance les deux premières années, mais par la suite les mécanismes de corruption et de prédation traditionnels ont repris le dessus. Au début, le pouvoir de Tshisekedi était faible, il devait partager l’exécutif avec l’ancien président Kabila et avait un fort besoin du soutien occidental. Cette dépendance l’obligeait à donner des gages en matière de respect des libertés publiques et de lutte contre la corruption. Il y donc eu une baisse de la répression un certain temps. Mais aujourd’hui, les acteurs de la société civile nous disent que c’est redevenu comme sous Kabila, ou presque… Il y a quelques jours, Tshisekedi a déclaré son intention de réviser la Constitution pour pouvoir se représenter. On va certainement vers des niveaux de répression politique comparables à l’ère Kabila.
On ne constaterait pas non plus d’amélioration en matière de construction de la paix et de diminution du nombre de victimes…
Non. Ce gouvernement fonctionne par effets d’annonces de mesures spectaculaires. Mais très peu a été accompli. L’état d’urgence a été déclaré à plusieurs reprises dans l’est du pays et l’armée a été envoyée pour gérer ces provinces. Mais les mouvements citoyens sont très critiques vis-à-vis de l’efficacité de ces mesures. Cela n’a pas empêché le groupe armé M23 de prospérer, et d’autre part les militaires rackettent eux-mêmes la population. La faiblesse de l’armée contribue à la reproduction de ces conflits. L’armée est complètement minée par la corruption. Les gradés visent l’enrichissement personnel. Ils détournent la solde des militaires qui, eux, prélèvent leur dîme sur la population.
Les mouvements citoyens sont l’objet de votre thèse, défendue en février de cette année. Quel est l’état actuel de ces organisations ?
Ces mouvements citoyens, qui ont vu le jour en 2012, ont joué un rôle certain dans les mobilisations contre le maintien au pouvoir de Joseph Kabila entre 2015 et 2018. Mais leur dynamisme s’est étiolé avec l’arrivée au pouvoir de Tshisekedi. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord s’est posée la question du renouvellement générationnel de la base militante, les pionniers étant amenés à se désengager pour des raisons de prise de responsabilités familiales et professionnelles. Puis Tshisekedi a été considéré au départ comme un facteur de changement et une partie des militants ont estimé qu’il fallait à ce titre collaborer avec lui plutôt que de s’y opposer. Il y a eu alors un effet massif de cooptation de l’opposition. Une partie des membres des mouvements citoyens ont cherché à se faire une place au sein du nouveau régime. Ils estimaient avoir suffisamment donné dans la lutte et mériter quelque part d’occuper des postes à responsabilité.
Par ailleurs, ces mouvements citoyens ont été critiqués par des secteurs de la société civile « traditionnelle » leur préexistant, de grandes ONG principalement, qui les ont perçus comme des concurrents face aux soutiens reçus de l’étranger. Beaucoup ont été accusés à tort d’être des « créatures de l’Occident », soutenues par les chancelleries occidentales pour faire de la propagande. Ces mouvements, et en particulier la Lucha, continuent à avoir un écho médiatique important mais leur capacité de mobilisation dans la rue est relativement réduite.
Le groupe M23, armé et financé par le Rwanda, porte une lourde responsabilité dans les conflits en RDC. Quel est le rôle du Rwanda ?
Rappelons que les génocidaires pro-hutus qui avaient fui en RDC s’étaient armés et entraînés pour tenter de reprendre le contrôle du Rwanda. Cela a fourni un prétexte au gouvernement rwandais pour intervenir au Congo dès la seconde moitié des années 1990, invoquant la légitime défense. Le Rwanda a joué un rôle important lors des deux guerres du Congo (1996-1997 et 1998-2003) en soutenant des rébellions armées tournées contre Kinshasa, dont une partie importante des recrues étaient des Congolais tutsis se sentant politiquement persécutés.
Plus récemment, on sait que le Rwanda joue un rôle déterminant dans la résurgence du M23 depuis 2022. Il avait également été pointé lors des « vies » antérieures de cette rébellion, en 2012-2013 et en 2006-2009. Le gouvernement rwandais a longtemps nié son implication, mais de nombreuses enquêtes indépendantes l’ont démontrée. Et cela va plus loin : d’après un récent rapport de l’ONU, entre 3000 à 4000 soldats rwandais très bien entraînés et équipés de matériel militaire de pointe opèreraient aujourd’hui au Congo sous couvert du M23.
Que veut le Rwanda ?
Il y a bien sûr l’accès aux minerais, en particulier le coltan et l’or, mais pas seulement. Car avant même que le M23 recommence à occuper les territoires au Nord-Kivu, les minerais étaient de toute façon exportés clandestinement vers le Rwanda. Pour ce petit pays très densément peuplé, dont la capitale se trouve très proche de la RDC et qui manque donc de profondeur stratégique, il s’agit aussi d’avoir une zone tampon sous contrôle militaire rwandais pour prévenir toute menace.
Face à cette intervention illégale, qui viole la souveraineté de la RDC, le Rwanda ne devrait-il pas être sanctionné par la communauté internationale ?
Absolument. Le Royaume-Uni avait suspendu pour un temps son aide budgétaire au gouvernement de Paul Kagame en 2012. Aujourd’hui, le poids géopolitique du Rwanda est tel qu’aucune sanction sérieuse n’est prise à son encontre. Il y a plusieurs raisons à cela. Kigali a en partie conquis cette position sur la scène internationale en se présentant comme un pays africain exemplaire, bien géré, disposant d’infrastructures et d’activités économiques modernes, etc. Puis il y a ce passé du génocide. Le Rwanda l’utilise beaucoup également pour justifier ces interventions au Congo, en arguant que cela ne peut pas se reproduire, qu’il doit se protéger. Il y a un parallèle clair avec le discours des autorités israéliennes face aux Palestiniens.
Enfin, troisième facteur non négligeable, l’armée rwandaise intervient de plus en plus dans des opérations de stabilisation ou de lutte contre le terrorisme dans d’autres pays de la sous-région. C’est le cas en particulier au Mozambique, où les troupes rwandaises combattent une milice djihadiste qui pose des problèmes aux pays occidentaux. A fortiori parce que le groupe pétrolier français Total a un projet d’exploitation gazière dans le nord du pays. Le 18 novembre 2024, la commission européenne a décidé d’octroyer un nouveau soutien de 20 millions d’euros consacrés au déploiement des forces rwandaises au Mozambique.
L’Union européenne bénéficie-t-elle aussi des minerais exportés par le Rwanda ?
Au début de l’année, un protocole d’accord sur les minerais stratégiques a été signé entre l’UE et le Rwanda, dans le cadre de la politique européenne d’approvisionnement en matériaux critiques ; un accord qui fait complètement abstraction du fait que la majeure partie de ces minerais provient de l’est du Congo. C’est très problématique. La priorité de l’accès aux minerais stratégiques l’emporte sur les questions sécuritaires et humanitaires car les pays occidentaux ont perdu du terrain dans la région, à l’avantage des Chinois en particulier. Néanmoins, le positionnement européen est paradoxal. Ne vaudrait-il pas mieux privilégier les bonnes relations avec l’État auquel appartient le territoire qui abrite les mines convoitées plutôt que de s’entendre avec le gouvernement par lequel ces minerais transitent clandestinement ?
Plus globalement, quelle est la responsabilité des États occidentaux dans les conflits actuels au Congo ?
On l’a dit, l’absence de sanctions à l’égard du Rwanda saute aux yeux. Cette responsabilité par omission est aussi dénoncée par la société civile. Le Réseau européen pour l’Afrique centrale (EURAC), qui regroupe 33 organisations de la société civile, a des positions extrêmement critiques à l’égard des accords que l’UE continue à signer avec le Rwanda sur le financement de son opération militaire au Mozambique et sur la traçabilité des ressources minières.
Il y a aussi une responsabilité plus globale qui résulte du fait que les minerais sont un carburant de ces conflits. Or ils viennent intégrer des chaînes de valeurs qui débouchent sur des marchandises largement consommées dans les pays du Nord. Si la Chine acquiert désormais la majeure partie des minerais extraits en RDC, ceux-ci se retrouvent dans les téléphones portables, voitures et autres produits vendus chez nous. Les mobilisations de la société civile depuis une vingtaine d’années, avec les campagnes sur les « minerais de sang » notamment, ont conduit à l’adoption de lois et de systèmes de traçabilité pour garantir que les chaînes de valeurs ne soient pas alimentées en minerais des conflits. Mais il y a un consensus pour estimer que ces systèmes sont globalement inefficaces.
Il y a aussi les minerais extraits dans les régions en paix qui provoquent des destructions de l’environnement et des dégâts sociaux. Ils ne bénéficient pas suffisamment à l’État, encore moins aux populations. En volume et en valeur, les principales mines du Congo sont celles de cuivre et de cobalt, situées dans l’ex-Katanga [actuelles provinces du Lualaba et
du Haut-Katanga] ; 20% de cette production est extraite de mines artisanales, dans lesquelles les conditions de travail sont épouvantables et le travail des enfants est répandu. Concernant les mégamines industrielles, exploitées par des sociétés étrangères, se pose surtout pour les dirigeants congolais la question de la part des bénéfices qui revient dans les caisses de l’État plutôt que dans celles des exploitants. Le gouvernement Tshisekedi est plus demandeur que son prédécesseur sur la répartition des bénéfices et a obtenu la révision de certains accords, notamment avec des grands groupes chinois, qui sont prédominants dans le secteur du cuivre et du cobalt.
Christophe Koessler et François Polet.
Source : https://www.cetri.be/Une-guerre-sans-fin-au-Congo