Merci aux éditions Delcourt pour leur fidélité.
Bruno Latour, décédé en 2022, était l’un des plus réputés des philosophes français, dans la lignée de Michel Serre, notamment dans le monde anglophone. La philosophie des sciences l’amène à aborder la crise climatique et le basculement dans l’Anthropocène, qualifiant la zone du vivant de Zone critique où l’homme n’est qu’une part d’un écosystème symbiotique. En colorant ces thèses de ses propres obsessions, notamment issues du Confinement, Philippe Squarzoni propose un essai de transposition de la pensée de Bruno Latour dans son style graphique reconnaissable.
Pour qui suit les travaux de Philippe Squarzoni, ce dernier album se présente comme une continuité en même temps qu’une grosse évolution (graphique). Adoptant plus que jamais un ton éco-anxieux, l’auteur poursuit sa réflexion de Saison brune 2.0 qui cherchait à adapter au nouveau paradigme post-Confinement la réflexion sur l’Anthropocène. Incarné par une figure féminine masquée naviguant dans des espaces urbains ou naturels qui habillent les planches de Squarzoni, l’humanité est déboussolée depuis cet arrêt du temps il y a quatre ans, que beaucoup croyaient le temps zéro de la prise de conscience du choc environnemental. Fort est de constater malheureusement que Business a repris as usual et si nous percevons les conséquences démocratiques et économiques qui continuent de plonger le monde proche de l’abîme, rien n’est moins sur que les consciences aient globalement évolué pour reprendre une destinée harmonieuse dans notre interaction avec la planète…
L’album décrit donc cette Zone critique, une bande de quelques kilomètres formant la biosphère, étroite zone où la vie prend place que ce soit dans l’air, dans l’eau ou dans le sol. L’humain est partie intégrante de cet espace fragile et l’avancée de cet essai est d’élargir les habituels constate de l’influence mortifère de notre activité sur le « vivre ensemble » biologique à une conception géographique et politique. Si Latour a tôt essayé de contourner l’analyse marxiste il y revient de facto en constatant comme nombre de ses homologues penseurs écologistes la prédominance de la pression capitaliste et d’une élite sur l’ensemble des autres créatures vivantes. Jusqu’à émettre cette thèse cataclysmique, radicale expliquant que si les 1% continuent de s’enrichir sans jamais être rassasiés ce ne serait pas tant dans un délire de puissance mais bien par leur sécession du reste de l’humanité et en conscience que pour se créer une bulle de préservation dans un environnement voué à devenir invivable, la masse d’argent nécessaire est considérable. Le volume nous envoie ainsi en pleine SF dystopique où une poignée d’humains a décidé de sacrifier la totalité de la planète en sachant qu’ils avaient les moyens de se constituer une arcologie. Vertigineux.
En revenant à des considérations plus psychologique, Squarzoni étend des commentaires de pure philosophie qui rendent l’album très exigeant, sans doute le plus complexe de sa biblio. Pour aider le lecteur il adopte enfin la couleur en proposant un travail graphique remarquable, lui qui nous avait habitué à une certaine austérité visuelle. Travaillant sur des photos retouchées ou du dessin schématique, il propose des composition très élégantes qui flattent l’œil et permettent de se concentrer sur des textes complexes. Décrivant une mondialisation qui a laissé de facto une grosse partie de l’humanité exclue du mirage, il explique que le retour à la Terre et ses pendants idéologiques conservateurs classiques est logique. Une ouverture mondiale qui aurait dû métisser et ouvrir les consciences aboutit à l’opposé par l’exclusion inégalitaire de ce système fait pour une oligarchie. Le retour de l’analyse marxiste dans la pensée écologique.
Moins fluide que ses précédents ouvrages, Zone critique semble contraint par une pensée philosophique extérieure qui recouvre les réflexions personnelles libres et touchantes de Saison brune. En tentant de vulgariser la pensée de Latour, Squarzoni perd un peu sa spécificité. Il en ressort une œuvre plus radicale mais moins facile d’accès.
Sofiene Boumaza.
BD de Philippe Squarzoni
Delcourt (2024), 166. , couleur, one-shot.
Source : https://etagereimaginaire.wordpress.com/2024/12/07/zone-critique/