Clément Sénéchal a été porte-parole climat de Greenpeace et il est actuellement chroniqueur Frustration sur les sujets écologiques. Ce mois-ci, il sort un livre à la fois coup de poing et analysant finement la pacification et la dépolitisation de l’écologie par celles et ceux qui la représentent dans le champ institutionnel. On s’étonne que les gouvernements s’en foutent de l’écologie mais il faut voir comment la lutte est menée : derrière les actions spectaculaires qui ont rendu Greenpeace célèbre, c’est un lobbyisme poli, complaisant et intégré au fonctionnement ordinaire de la classe bourgeoise qui s’exerce. Cette écologie du spectacle institutionnalisée ne fait peur à personne, et surtout pas aux grands groupes capitalistes. Nous publions avec son accord des extraits de ce livre vraiment essentiel.
« La dernière fois que les températures moyennes ont atteint un niveau aussi élevé sur la Terre, c’était il y a 125 000 ans, au cours de la dernière période interglaciaire. La concentration atmosphérique de CO2 n’a, quant à elle, jamais été aussi forte depuis environ 4 millions d’années : autour de 410 ppm (parties par millions). À ma naissance, en 1986, l’atmosphère mondiale était en moyenne saturée de 347 ppm, soit 20 % de moins qu’aujourd’hui. Les trajectoires actuelles dessinent l’enfer sur la terre : sans doute au-delà des +3 °C d’ici à la fin du siècle, +3,8 °C en France. Nous comptons déjà plus de 670 000 morts du réchauffement climatique depuis le début des années 1990. Sur les neuf limites planétaires à respecter pour garantir l’intégrité de notre écosystème, six ont déjà été franchies.
Au mitan de mon existence, ma génération entre ainsi dans un monde ontologiquement dégradé, dans une réalité négative. Nous avons encore notre existence à mener, mais elle semble s’inscrire dans un continuum d’impasses. La crise écologique dessine une triple rupture anthropologique, où les fondements les plus éminents de l’être humain sont battus en brèche. L’être humain comme être de projection, désormais privé d’avenir. L’être humain comme être de raison, œuvrant méticuleusement à sa propre perte. L’être humain comme être de valeur, aujourd’hui penché vers le néant. Partant, l’espèce humaine ne semble plus capable d’entretenir son propre monde. « Autrefois, l’homme avait peur de l’avenir, aujourd’hui l’avenir a peur des hommes ! », écrit la poétesse Anise Koltz. L’une des choses les plus marquantes de ces dernières années concerne sans aucun doute l’évolution du discours scientifique. La science « dure » est devenue sentencieuse. Ses observations tissent le récit d’une apocalypse en progression constante. Ses démonstrations appellent une rupture politique et sociale majeure, à rebours du registre « des petits pas », mais de laquelle nous semblons nous éloigner chaque jour un peu plus. Il nous arrive d’entendre cette formule : nos politiques ne seraient pas à la hauteur. Pas à la hauteur des défis que nous affrontons et de ceux qui nous attendent.
C’est évident dans le cas de l’écologie, puisque rien ou presque n’est fait par le gouvernement en place, comme par les précédents, pour enrayer la machine infernale. Mais il n’est pas le seul coupable. Depuis les années 1970, une partie des élites de l’écologie officielle portent une lourde responsabilité. Elles ont fait de l’écologie un objet de lutte pour privilégiés, une cause morcelable, négociable et surtout, profitable. Et ce faisant, elles ont contribué à faire de l’écologie une morale abstraite. Une caution symbolique, doublée d’une leçon de maintien. Ces acteurs de l’écologie B.C.B.G., s’ils ne cessent de marteler les constats scientifiques, aujourd’hui largement connus, se montrent nettement moins diserts sur leur propre échec. Sur le décalage grandissant entre l’intensité du ravage écologique et leur incapacité à gagner.
Pour construire les victoires de demain, il est pourtant nécessaire de regarder cette réalité bien en face. Après plusieurs années au sein d’une grande ONG, au poste de chargé de campagne sur la déforestation puis sur le climat, j’ai décidé de comprendre comment, alors que les sujets climatiques sont si rebattus, alors que leurs bruyants mandataires paraissent si glorieux, nous pouvions essuyer autant d’échecs. En bref, de comprendre pourquoi l’écologie perd toujours. »
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Des écolos en carton
« Nicolas Hulot n’est pas le seul écologiste revendiqué sur lequel peut compter Emmanuel Macron pour élargir sa surface politique d’entrée de jeu ; les transfuges politiques d’EELV sont encore disponibles. En février 2017, Daniel Cohn-Bendit, élu au Parlement européen sous l’étiquette EELV en 2009 après plusieurs mandats pour les Verts allemands, affiche publiquement son soutien à Emmanuel Macron. Élu député en 2012, Paul Molac siège avec le groupe écologiste à l’Assemblée nationale avant de rejoindre celui du PS, puis de se faire réélire en 2017 sous les couleurs de la République en Marche. François de Rugy, un autre ancien dirigeant d’EELV, devient également député En Marche, en dépit de sa participation à la primaire de la gauche pendant la campagne et des serments de loyauté prononcés à cette occasion. Il obtient la présidence de l’Assemblée nationale, avant de succéder à Nicolas Hulot au ministère de l’Écologie.
Sous son magistère, une loi énergie-climat est votée en 2019, qui acte « l’urgence climatique » sans réelle mesure additionnelle ni contraignante pour faire baisser les émissions de CO2. Les objectifs climatiques du pays sont même affaiblis et la sortie du nucléaire repoussée. Lors des votes sur l’accord commercial bilatéral entre l’Union européenne et le Canada (CETA – Comprehensive Economic and Trade Agreement), la réintroduction des néonicotinoïdes ou la fin de l’avantage fiscal pour l’huile de palme, l’écologiste préférera déserter l’Assemblée nationale.
Même profil et même trajectoire avec Barbara Pompili. L’ancienne dirigeante d’EELV et ministre de François Hollande n’hésite pas à rejoindre les effectifs de celui qui a « trahi avec méthode » : elle se fait élire députée de la Somme sous les couleurs d’En Marche, avant de devenir ministre de l’Écologie en 2020. Alors que, en 2016, elle portait le combat contre les néonicotinoïdes (des pesticides tueurs d’abeilles qui altèrent durablement la biodiversité), elle se voit contrainte de saboter sa propre loi dès son arrivée au ministère, en criblant la législation de dérogations sine die. Le jour du vote, elle aussi est absente de l’Assemblée nationale. L’écologiste fait également voter des subventions au nucléaire, qu’elle accepte de classer dans la partie verte du Plan de relance adopté en 2020. Enfin, lorsque des voix s’élèvent pour dénoncer le « détricotage » des mesures de la Convention citoyenne pour le climat opérées sous son autorité, Barbara Pompili résume d’une métaphore son approche de l’écologie : « J’adore le tricot. Et ce qu’on est en train de faire, c’est de tricoter un beau pull vert que vous pourrez mettre à Noël. » Conciliante,l’écologiste assume de chercher « des solutions qui soient pratiques pour tout le monde, qui plaisent aux entreprises ».
Rebelote lors des élections européennes de 2019. Emmanuel Macron parvient à attirer Pascal Canfin, ancien dirigeant d’EELV (avant de devenir secrétaire d’État sous François Hollande puis directeur général du WWF), en deuxième position sur la liste Renaissance. À Bruxelles, il obtient la présidence de la commission environnement et fait basculer un vote pour qu’il soit favorable aux infrastructures gazières, avec plusieurs dizaines de milliards d’euros à la clé. Il se bat pour que l’industrie nucléaire obtienne des faveurs financières européennes. Il vote également en faveur d’un accord de libre-échange avec le Vietnam et contre la suppression de la niche fiscale sur le kérosène, le carburant des avions. Du haut de son nouveau strapontin, il s’en prend à Greta Thunberg, justifie la réintroduction des néonicotinoïdes en France, vante abondamment les progrès d’Emmanuel Macron sur l’environnement et exhorte les Verts à entreprendre une « révolution culturelle » en faveur de plus de compromis. Emmanuel Macron débauche aussi un député européen écologiste : ancien porte-parole des Verts puis secrétaire général en 2012 et 2013, Pascal Durand décide en effet de jouer sa réélection à Bruxelles sur la liste macroniste.
Dans l’espace politique institutionnel, les Verts se sont ainsi le plus souvent présentés comme un parti qui dépasse les clivages traditionnels : des adhérents qui cumulent des capitaux culturels plus élevés que la moyenne, un appareil qui prétend n’être ni de droite ni de gauche pendant de longues années, une adversité souvent anonyme, une stratégie d’alliances à géométrie variable, la participation des cadres à des gouvernements néolibéraux, impliquant une mise à distance pudique des questions sociales et politiques. Les réflexions du philosophe Cornelius Castoriadis, qui datent de 1990, n’ont pas vraiment perdu de leur acuité quand il affirme : « Ces mouvements s’occupent essentiellement des questions de l’environnement, presque pas du tout des questions sociales et politiques. On peut comprendre qu’ils ne veulent être “ni de gauche, ni de droite”. Mais cette espèce de point d’honneur à ne pas prendre position sur les questions politiques les plus brûlantes est très critiquable ; il tend à faire de ces mouvements des sortes de lobbies. » À ces passagers clandestins de l’écologie qui trahissent en pleine lumière, il n’est jamais demandé le moindre compte. Si cette écologie fabrique de l’échec, c’est parce qu’elle se vend à tous. »
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Les “écogestes” au secours du capitalisme
« Hélas, cette stratégie de l’impuissance, qui n’a fait qu’accroître la puissance des criminels climatiques en tant que bloc organisé, perdure très largement aujourd’hui. Greenpeace France continue d’attendre de TotalEnergies qu’elle soit exemplaire. Idem avec les Amis de la Terre et BNP-Paribas, tandis que le WWF entretient ses partenariats. Une nouvelle ONG, Reclaim Finance, qui a connu un certain succès d’estime dans la presse, s’est montée exclusivement sur ce modèle : demander à la banque et à la finance de devenir plus vertueuses, comme si ces derniers avaient d’autres objectifs que d’accumuler du capital. Quand Emmanuel Macron accède au pouvoir en 2017, l’écologie de marché fondée sur les engagements volontaires, à la fois racoleuse et consensuelle, bat toujours son plein et demeure dominante au sein des grandes ONG. Les rapports sur les multinationales pleuvent et les écologistes professionnels discutent avec le big business pour trouver une sortie par le haut. Pas étonnant, dès lors, que l’environnementalisme ait été compatible avec le macronisme au point de lui céder cadres et vedettes.
En outre, les engagements volontaires ont propulsé la rhétorique des « petits pas » au rang d’antienne, alors que la catastrophe évolue au contraire à pas de géants, marquant sans cesse la distance avec les réponses politiques proposées. Ce paradigme des engagements a très largement nourri la rhétorique des écogestes, aujourd’hui hautement contagieuse. Par l’intermédiaire des classements en tout genre auxquels se sont livrées les ONG à propos des marques, c’est la figure libérale du consommateur qui se trouve en effet placée en position arbitrale. C’est elle qu’on utilise comme levier, comme moyen de pression, comme agent du changement. Comme dans la théorie économique en vogue dans les sphères du pouvoir, c’est donc la figure du consommateur qui devient l’alpha et l’oméga de l’écologie dominante. À l’instar de l’orthodoxie libérale, les ONG environnementales radicalisent homo economicus.
Couper l’eau, éteindre la lumière, baisser le chauffage, trier ses déchets… Le problème de cette approche individualiste, c’est qu’elle conforte la déresponsabilisation complète des décideurs politiques, trop heureux de pouvoir dès lors se cantonner à « sensibiliser » ou « inciter » le public. Et parmi les écogestes, il y a bien entendu celui de donner un peu d’argent aux ONG qui alertent courageusement sur le réchauffement climatique. Sans surprise, ce registre est donc abondamment exploité par le pouvoir : en octobre 2021, Barbara Pompili, alors ministre de l’Écologie, mobilise par exemple les services de l’État pour une campagne publicitaire sur ce thème et diffuse une vidéo qui incite « à réduire, réutiliser, recycler ». Elle tweete : « Pour faire entrer l’écologie dans nos vies, adoptons #LesBonnesHabitudes. » Comme si tout le monde était logé à la même enseigne, indépendamment de sa condition sociale. Le gouvernement d’Emmanuel Macron se place ainsi dans la continuité du mouvement des Colibris, qui prône une « sobriété heureuse » où chacun « fait sa part ».
Les écogestes renvoient au référentiel de « l’empreinte carbone » individuelle, une notion développée et popularisée par l’industrie pétrolière dans les années 2000. En 2004, British Petroleum missionne en effet l’entreprise de relations publiques Ogilvy & Mather pour améliorer son image. Ensemble, ils choisissent de tout miser sur la notion d’empreinte carbone individuelle, qui invisibilise la question brûlante du partage de l’effort. Ainsi, la compagnie pétrolière propose au public, la même année, de calculer son empreinte carbone. En août 2021, une chronique publiée par le New York Times s’intitule : « S’inquiéter de votre empreinte carbone est exactement ce que les grandes sociétés pétrolières veulent que vous fassiez. » D’abord, la focale portée sur « les petits gestes du quotidien » éparpille complètement la perception du problème, jusqu’à la réduire en miettes, effaçant par là la nécessité du changement politique. Ensuite, elle réserve l’écologie à une classe supérieure, éduquée, dotée des ressources nécessaires pour consentir et sublimer quelques sacrifices mineurs dans son mode de vie.
Les écogestes renvoient à une écologie du luxe et de la volupté, cultivée comme un art de vivre raffiné, innocemment teinté de mépris de classe, calibré pour les adeptes du bio et du vélo électrique, prodigues avec les ONG mais dont le portefeuille reste insensible aux taxes sur la pollution. Alors qu’elles ont beau jeu de clamer sur tous les toits que la crise climatique relève désormais d’un problème systémique, de dénoncer en boucle l’inaction climatique d’Emmanuel Macron et d’agonir les compagnies pétrolières, les grandes ONG reprennent en chœur la rhétorique des écogestes. En même temps, disons. Ainsi, on ne compte plus les pages Web dédiées aux écogestes sur le site de Greenpeace France, où l’on nous serine que « chaque action compte » et nous propose un « tour d’horizon non exhaustif des gestes écologiques qui, conjugués et multipliés, peuvent faire beaucoup ». En juin 2021, l’organisation lance même les « mardis verts », soit « un conseil pour agir à son échelle, tous les mardis dans sa boîte mail », à base de newsletters et de vidéos YouTube. Avant de répondre enfin à cette interrogation existentielle en février 2024 : « Vaisselle à la main… ou lave-vaisselle ? »
Les autres ONG environnementales ne sont pas en reste. Le WWF « vous donne les clés, astuces, écogestes et idées pour qu’au quotidien, vous puissiez faire la différence ». La FNE invite à « calculer son empreinte climat », Oxfam considère que « Les écogestes [sont] un premier pas pour le climat », la FNH affirme quant à elle qu’« aucune action individuelle n’est dérisoire ». Elle ajoute : « Chaque geste compte. Essayons d’améliorer nos comportements, échangeons nos bonnes idées et nos bonnes pratiques », avant de nous prodiguer toute une batterie de conseils de vie quotidienne. L’écologie installée vise en définitive une économie de marché vaguement conscientisée. On comprend donc mieux pourquoi la critique du capitalisme reste tabou dans le champ environnemental professionnalisé, au point d’en faire un impensé central qui obère culture théorique et rigueur stratégique. Les rares fois où il est évoqué par les ONG, sa critique est immédiatement déviée par des adjectifs : « Pourquoi le capitalisme fossile est-il incompatible avec la justice sociale? » se demande par exemple Greenpeace Luxembourg. Le collectif interassociatif et intersyndical qui forme l’alliance Plus jamais ça en 2020 cherche quant à lui l’alternative au « capitalisme néolibéral, productiviste et autoritaire ». Sans doute un capitalisme vert. »
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Sortir de la stratégie de l’impuissance
« Trois mois après sa démission du gouvernement, Nicolas Hulot signe son retour médiatique en prime time sur France 2, dans « L’émission politique ». C’est l’occasion pour celui qui refuse toujours « d’ajouter de la division à la division » (sic) de poser un nouveau mantra : « Il faut combiner les problèmes de fin de mois avec les problèmes de fin du monde », professe-t-il, inquiet. C’est qu’entre-temps les Gilets jaunes ont pris d’assaut de nombreux ronds-points et les Champs-Élysées, matérialisant le spectre d’un mouvement insurrectionnel suscité par l’écologie néolibérale. Jusqu’alors passée sous les radars, c’est en effet la hausse du prix des carburants, pilotée par la taxe carbone, qui sert d’étincelle.
Mais qui se souvient que c’est Nicolas Hulot, avec Greenpeace France et le WWF, qui a milité pour l’instauration d’une taxe carbone lors du Grenelle de l’environnement ? Engagements volontaires, petits gestes individuels, principe du pollueur-payeur… Depuis des années, les écologistes partagent en définitive le même agenda que la classe capitaliste. Conséquence d’un champ social qui s’est construit en dehors des mouvements ouvriers et des classes populaires, ils ont codé leurs revendications dans la langue du marché. Et même quand il s’agit d’interdire fermement au lieu de marchander, ce sont encore les pauvres qui sont ciblés, comme avec les fameuses « zones à faibles émissions » endossées par François Hollande et en partie concrétisées sous Emmanuel Macron. Demande récurrente des ONG, elles ont pour conséquence d’éloigner les plus pauvres des centres-villes.
Dès lors, cette écologie du compromis n’est-elle pas essentiellement un art du double discours, couverture idéale des couches supérieures au sein d’une société divisée par des antagonismes structurels ? Qui plus est, en délaissant la dimension sociale de l’enjeu environnemental, l’écologie négociée ne renonce-t-elle pas délibérément à tout potentiel majoritaire ? En frayant avec le pouvoir pour quelques victoires symboliques, cette écologie-là n’a-t-elle pas tout simplement scellé sa propre impuissance ? »
Clément Sénéchal, extraits de “Pourquoi l’écologie perd toujours”, éditions du Seuil, octobre 2024