Notre reporter, résidant à Beyrouth, après de nombreux reportages en Palestine, a pris de plein fouet la violence de l’attaque israélienne sur le Liban. Avec douleur, colère, poésie, et ce qu’il faut d’espoir et d’amour, il nous narre le feu et le sang. Les bombes, les massacres. Attention, des récits peuvent heurter.
Tiré du blogue de l’auteur.
« Elle sort d’une touffe d’herbes, se glisse,
Lève le nez de droite à gauche puis elle repart.
Quelle belle chenille grasse !
Guidée par l’odeur, elle s’arrête au bord
D’un jasmin »
Ces mots sont les derniers écrits par une écolière libanaise avant qu’un drone ne vienne déchiqueter l’immeuble dans lequel elle avait trouvé refuge avec sa famille. Un deuxième drone, puis une frappe aérienne d’un F16 israélien, ont achevé le travail de mort. Sans doute ses membres ensanglantés ont été projetés d’un coin à l’autre des décombre, son cadavre brûlé retiré par la Défense Civile avant mon arrivée. Maintenant, les vers de cette poésie pour enfants sont tout ce qu’il reste pour attester de son existence pulvérisée. Je tiens le cahier entre mes mains, alors que l’odeur âcre de la poussière et du feu s’infiltrent à travers mon masque chirurgical. Plus loin, un livre de Sciences de la Vie est visible entre les ruines. Quelle ironie, dans un tel massacre.
Six autres enfants ont été assassinés dans cette frappe israélienne, aux côtés de cinq de leurs proches. Ils avaient fui les bombes du Liban-Sud et pensaient certainement être en sécurité ici, dans le centre de la vallée de la Bekaa. Mais les desseins des stratèges et pilotes israéliens sont difficiles à cerner, dans cette guerre dystopique où la mort tombe du ciel aléatoirement. Tu existes, puis d’un coup il y a le bruit sourd de l’avion de chasse qui pique et le sifflement du missile et tes membres et organes sont pulvérisés partout, ton existence réduite en miettes. L’odeur de la chair brûlée est presque sucrée et écœurante. C’est étrange, non ?
Une autre famille a eu de la chance, son appartement dans un immeuble voisin a seulement été soufflé par la déflagration, tout le monde a survécu. Ils sont là, les deux parents et leurs enfants, trois jeunes adultes, certainement étudiants, en train de sortir quelques biens des décombres. Des ouds*, des guitares, une cage avec deux canaris jaunes. Une famille d’artistes. La fille fait de la photo, les autres sont musiciens. Ils me laissent entrer dans leur appartement, les lits sont au-dessus des canapés, la cuvette des toilettes dans la douche, les ustensiles de cuisine dans le salon, cela en devient absurde et presque cubiste. Guernica. Une chaussure traîne dans les escaliers : quelqu’un a fini sa course effrénée avec un pied nu ? Je dissocie.
Bribes de mort
Plus loin, une pépinière a été bombardée. Des courgettes continuent de pousser entre les décombres, pas loin d’un gant de jardinier projeté là au hasard du souffle de l’explosion. La peau d’une courge musquée est abîmée, trouée : les légumes aussi ont des cicatrices de guerre, on dirait. Comme les chevaux rescapés des bombardements dans le Sud-Liban, recueillis par un éleveur équin dans la Bekaa. Une plaie encore rouge sur la robe alezane de ce pur-sang arabe. Les yeux tristes de cette jument grise qui a fait une fausse couche à cause du traumatisme. J’aurais chialé si je n’avais pas eu un pneu crevé à réparer. Encore une ironie de la guerre.
L’autre fois que j’aurais pu pleurer, c’était quand une psy qui m’a dit en interview que l’attaque sur les bipeurs du Hezbollah, c’était comme une sorte de viol collectif, une attaque narcissique contre l’intimité des Libanais. Et quand un ami, un jeune médecin anesthésiste dans un hôpital de Beyrouth, m’a raconté ce qu’il a vécu quand il soignait les blessés de cette attaque : « On opérait dans les couloirs, il y avait du sang partout, tellement qu’on glissait dessus. J’ai failli devenir fou quand un mec s’est mis à halluciner et à dire que l’ange de la mort marchait parmi nous, ainsi que le prophète Mohammed ».
J’écris, je couvre le bourdonnement incessant du drone israélien avec du death metal. Je ne sais plus ce que j’entends. Est-ce une voiture qui passe ou bien un F16 qui va larguer une bombe ? Je compte les secondes : soit il ne se passe rien et c’était bien une voiture, soit une explosion sourde se fera entendre, il y aura des morts, des blessés, des vies pulvérisées, des live à la TV, des photos… Et ce son terrifiant, c’était un avion de chasse franchissant le mur du son pour nous terroriser, ou bien un bombardement réel ? La réalité est absurde, tout ne tient qu’à un fil. J’essaie de ne pas trop penser, ne pas trop ressentir.
Aimer en temps de guerre
Mais finalement, je le sais, il faut rester connecté à soi et aux autres. L’amour doit triompher de cette guerre qui exige chaque seconde de notre attention et chaque millimètre de notre système nerveux. L’amour des siens qui ont peur, l’amour des inconnus qui risquent de mourir, l’amour de la terre qui se fait bulldozer, l’amour du ciel ensoleillé qui sent la fumée toxique, l’amour de ces olives que l’ennemi essaie de brûler sous le phosphore blanc.
Aimer, c’est prendre le risque de perdre pied. C’est laisser une peur abyssale t’envahir, cette peur de perdre ceux que tu aimes, peur que ceux qui t’aiment vont te perdre. Mais au final, c’est cet amour qui nous fera triompher. Chaque instant que notre cœur ressent cette peur, chaque fois que nous ressentons des papillons dans notre ventre, chaque moment infini où nous regardons dans les yeux de nos proches, nous avons déjà un peu gagné.
Certains désignent le sionisme actuel de culte de la mort. Il sacrifie des enfants et s’en réjouit. Il tue des ambulanciers, ceux-là même qui sauvent la vie. Il pulvérise des femmes enceintes et leurs fœtus. Il brûle la chair des déplacés de Jabalia. Avec le feu et le sang, il créée un no-man’s-land dans le nord de Gaza, dans le Sud du Liban, et même à l’ouest de la Cisjordanie occupée – tout ça pour « nettoyer » ou « sécuriser » ses frontières. Mais avec « culte de la mort », je pense qu’on ne comprend pas clairement la réalité.
L’horizon
La réalité, telle que me l’ont dépeinte les Palestiniens et les Libanais du Sud, est extrêmement politique. Un culte de la mort, cela sonne invincible, quasi-mystique. Mais l’ennemi, dans notre cas, est matériel, logistique – et donc faillible. Des États coloniaux ont déjà été vaincus à multiples reprises dans l’Histoire. Des régimes génocidaires ont été déchus. Des systèmes d’apartheid démantelés. Ils sont faits de décideurs en chair et en os, de soldats au moral changeant, de civils qui renversent leurs gouvernements corrompus. Ils sont faits d’idées que l’on peut mettre au ban de la mémoire de l’Humanité. Ils peuvent être vaincus. La libération est possible. Peut-être même est-elle proche ?
Il y a 70 ans, Israël n’existait pas. Dans 70 ans, il aura peut-être disparu. L’horizon, ce n’est pas un pays colonial, isolé, divisé, qui a besoin de 660 milliards de dollars en un an pour « se défendre » de l’agression qu’il a commise, de commettre des écocides et des nettoyages ethniques pour survivre. L’horizon, c’est une contrée faite d’hommes et de femmes et d’enfants et d’animaux et de plantes qui vivent ensemble avec leurs désaccords. C’est une polis dans laquelle il y a aura des Juifs, des musulmans chiites et sunnites et soufis, des chrétiens de toutes confessions et des athées ; des gens de toutes opinions politiques, certainement aussi des sionistes et des islamistes et des anarchistes, des nassériens et des sociaux-démocrates, qui prendront des décisions ensemble sur comment construire telle route ou comment répartir le budget municipal.
L’horizon, c’est une contrée où l’olivier n’a pas de nationalité ni de confession, et n’est entouré ni de barbelés ni d’un nuage de phosphore blanc. Où la chenille grasse s’approche du jasmin et respire sa senteur sans être déchiquetée par un F16.
Textes et photographie par Pluto
Un reportage tiré de notre numéro novembre-décembre, à paraître bientôt, soutenez-nous, abonnez-vous (par pitié on en a bien besoin) https://mouais.org/abonnements2024/