[1] Rapport au nom de la commission d’enquête du Sénat sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques, Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques, par Arnaud Bazin et Éliane Assassi, rapport n°578, 16 mars 2022.
Extrait du rapport, Vidées de leur substance – La dépendance des administrations
centrales de l’État et de la Commission européenne vis-à-vis du secteur privé, de Vera Weghmann et Kyla Sankey pour la Fédération syndicale européenne des Services publics (EPSU), 2022, pp. 24-26.
Commission européenne : risques de conflit d’intérêts
Les dépenses de conseil de la Commission européenne ont fortement augmenté ces dernières années, les quatre plus grands cabinets (PwC, KPMG, Deloitte et EY) ayant perçu à eux seuls plus de 462 millions EUR entre 2016 et 2019. C’est KPMG qui a touché la plus grosse somme (154,8 millions EUR), suivi d’EY (121,3 millions EUR), de PwC (93,8 millions EUR) et de Deloitte (92,3 millions EUR).
Cette augmentation tient en grande partie au Programme d’appui à la réforme structurelle (PARS) de la Commission. Ce programme offre une assistance technique aux États membres pour qu’ils procèdent à des réformes structurelles, en faisant appel à l’expertise interne de la Commission ou à des consultants d’organisations internationales, d’ONG ou de sociétés privées. Cela montre que le recours aux cabinets de conseil est déjà structurellement intégré dans l’UE.
Lorsque le PARS a été lancé en 2017, seule une très faible proportion est allée à des entreprises privées. Néanmoins, la situation a évolué très vite. En 2019, les entreprises privées ont touché 24,3 millions EUR pour 91 réformes, soit près d’un tiers des 79,4 millions EUR consacrés au programme cette année-là. L’actuel budget septennal de la Commission prévoit une enveloppe encore plus importante pour le PARS (864 millions EUR au total, soit 115 millions EUR par an) – et on peut donc s’attendre à une progression des prestations de conseil externes.
La participation des cabinets de conseil privés au PARS signifie qu’ils ont leur mot à dire sur la politique publique dans des domaines comme la fiscalité, le système judiciaire, le marché du travail, la police, la santé et les services sociaux. EY, par exemple, a été sélectionné pour restructurer le secteur hospitalier en Estonie et introduire des réformes destinées à renforcer les politiques actives du marché du travail en Italie, et McKinsey a obtenu un contrat portant sur la réforme des services statistiques publics en Allemagne (878 970 EUR). Ces contrats représentent un moyen d’externaliser, sans transparence et sans responsabilité, des conseils concernant les domaines essentiels de l’administration publique. Ce point devrait être particulièrement préoccupant compte tenu des pratiques opaques des grands cabinets de conseil.
Le rôle considérable que jouent ces cabinets dans les processus essentiels d’élaboration des politiques au sein de l’UE suscite des inquiétudes quant aux risques de conflit d’intérêts. Une enquête menée par Corporate Europe Observatory a montré que les grands cabinets de conseil participaient activement à de puissants groupes de lobbying qui tentent d’influer sur la politique de l’UE en matière d’évasion fiscale, parmi lesquels la European Business Initiative on Taxation (EBIT) et le European Contact Group (ECG). Ces cabinets s’emploient aussi à promouvoir des mécanismes de planification fiscale, décrits par l’ONG Tax Justice Network comme des « dispositifs abusifs d’évasion fiscale à grande échelle » destinés à des multinationales. En dépit de ce conflit d’intérêts manifeste, PwC, Deloitte et KPMG ont touché plus de 10 millions EUR pour rédiger des rapports sur des « questions fiscales et douanières ». Même si les cabinets de conseil disent séparer les branches audit, fiscalité et conseil est une démarche importante, surtout étant donné leur participation à des activités d’évasion fiscale, ce qui devrait nous amener à nous demander si on peut leur faire confiance pour travailler dans l’intérêt général.
Des préoccupations relatives aux risques de conflit d’intérêts ont été exprimées récemment par la médiatrice de l’UE, Emily O’Reilly, au sujet d’un contrat attribué par la Commission à BlackRock Investment Management pour mener une étude sur l’intégration d’objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance dans les règles bancaires de l’UE. Mme O’Reilly a ouvert une enquête en 2020 au motif que la plus grande société de gestion d’actifs du monde détient des intérêts financiers dans le secteur concerné par l’étude et que son offre peu élevée pourrait être perçue comme faisant partie d’une stratégie destinée à obtenir des informations et à influer sur l’environnement réglementaire dans ce secteur. Si aucun acte de mauvaise administration n’a été constaté, la médiatrice a demandé à la Commission de clarifier les règles sur les marchés publics et le risque de conflit d’intérêts, ce que la Commission a accepté.
Allemagne : scandale au sein du ministère de la Défense
L’Allemagne a connu un formidable développement des prestations de conseil dans l’ensemble des ministères. En 2020, le gouvernement a consacré 430 millions EUR à ce type de prestations, ce qui représente une hausse de 46 % par rapport à l’année précédente. La progression de ces prestations peut s’expliquer en partie par la perte d’expertise et de capacités observée au sein de l’administration allemande en raison de restrictions budgétaires et de réductions d’effectifs. On suppose que le conseil en informatique correspond à la majorité de ces prestations (malgré les efforts déployés par l’administration pour être moins dépendante des groupes informatiques internationaux).
Le fait de recourir largement au conseil peut limiter le contrôle exercé par l’administration et favoriser le népotisme, comme l’a montré l’affaire des consultants (« Berateraffäre »). Ce scandale à grande échelle portait sur des centaines de millions d’euros dépensés par le ministère de la Défense – dont était alors chargée Ursula von der Leyen (2013-2019), l’actuelle Présidente de la Commission européenne. Soucieuse de moderniser le système de la défense obsolète et désorganisé, elle a géré le ministère comme une société, en l’ouvrant à un nombre sans précédent de consultants externes. Mme Von der Leyen a nommé Katrin Suder, ancienne administratrice du cabinet de conseil en organisation McKinsey en Allemagne, au poste de Secrétaire d’État.
Plusieurs enquêtes et un rapport ultérieur d’une commission d’enquête ont révélé que les consultants externes jouaient un rôle décisif dans la nouvelle direction Cybertechnologie et technologie de l’information, devenant pratiquement impossible à distinguer des fonctionnaires permanents. Les consultants possédaient leurs propres bureau, adresse mail et signature au sein des Forces armées allemandes. Ils ont contrôlé le travail d’autres consultants externes et coordonné le budget tout en faisant l’objet d’une surveillance limitée.
Bien souvent, ces consultants attribuaient des contrats à des amis travaillant dans d’autres cabinets de conseil – système ensuite qualifié de copinage – en contournant fréquemment la réglementation sur les marchés publics. Les détails du scandale ne sont pas tous connus, car des preuves importantes – comme des données contenues dans les téléphones portables professionnels de Mme von der Leyen – ont été supprimées.
Norvège : consultants contre personnel
La Norvège recourt largement aux consultants – dans le domaine informatique, mais aussi pour les tâches essentielles de l’administration publique. Durant la période qui a précédé les dernières élections, il a été révélé que les dépenses publiques relatives aux prestations de conseil étaient deux fois plus élevées que l’enveloppe consacrée au personnel des ministères.
Les activités de conseil ont principalement concerné les domaines suivants :
- L’administration publique a de plus en plus fait appel à des juristes privés pour la conseiller dans les procédures de licenciement.
- Les cabinets de conseil ont été de plus en plus sollicités pour les services informatiques et les systèmes de gestion en nuage. Le ministère de la Défense a mis en place un vaste programme pilote sur l’utilisation militaire des services en nuage (Militaer Anvendelse av SkyTeknologi, MAST). Introduit en 2019, il court jusqu’en 2028. À l’heure actuelle, le ministère a lancé un appel d’offres pour trouver un « partenaire stratégique ». Cet appel d’offres inclut les plateformes TIC des forces armés, mais va bien au-delà de l’informatique, car MAST porte sur les moyens d’améliorer l’armée d’une manière générale à tous les niveaux : « Les nouvelles solutions en nuage vont remplacer et moderniser la plupart des activités des forces armées ». Les secteurs concernés par MAST sont le commandement et le contrôle, l’administration, la logistique, l’appui administratif et la numérisation. Microsoft gère déjà une partie des services en nuage du ministère de la Défense, qui constituent un projet pilote susceptible d’être étendu aux services de l’ensemble de l’administration. Les syndicats ont été extrêmement inquiets de voir Microsoft exploiter les systèmes en nuage des ministères, ainsi que les archives et les données de l’État. Ils militent en faveur d’un système en nuage national, similaire au Bundescloud allemand et aux autres initiatives menées aux Pays-Bas et en France.