Le documentariste Pierre Carles revient sur le cas Georges Ibrahim Abdallah, plus vieux prisonnier d’Europe, en questionnant l’indépendance judiciaire française et l’impossibilité de traiter un sujet qui dérange, jusqu’à Mediapart.
En 1982, dans le cadre de l’invasion du Liban par Israël, un groupe révolutionnaire communiste assassine à Paris un agent du Mossad et un agent de la CIA. Georges Ibrahim Abdallah est arrêté en 1984 et condamné en 1986 après de fortes pressions américaines sur la Justice française. Depuis 40 ans il est le plus ancien détenu d’Europe, considéré par ses défenseurs comme un prisonnier politique dans un contexte de Guerre froide et du conflit Israël/Palestine.
Voilà un album qui, s’il a des failles narratives a le mérite de tomber à point nommé en écho, quarante ans plus tard, à une période où le sujet israélo-palestinien nous revient dans la figure avec les mêmes interdits journalistiques. Le documentariste Pierre Carles s’associe au très bon dessinateur-militant Malo Kerfriden (qui nous avait proposé le monumental Res Publica sur le premier quinquennat Macron) pour nous expliquer la cause de l’incarcération du révolutionnaire et surtout pourquoi il est toujours en prison avec un record dans les démocraties. Pour résumer la thèse à charge de Carles, Abdallah fut bien membre de l’organisation qui a assassiné les deux espions à Paris mais pour des raisons mêlant manipulation politique, amateurisme journalistique et intérêt diplomatique, la France fit porter le chapeau à Abdallah et ses frères résidant au Liban. Avec un client docile assumant la lutte armée depuis sa prison les gouvernements qui se succèdent depuis plusieurs décennies n’ont pas vraiment de raison de chercher à libérer ce prisonnier et de risquer de voir rouvert le dossier.
L’intérêt de ce volume est principalement son aspect historique, l’enquête elle-même qui voit le documentariste échanger avec des acteurs de premier plan des évènements de l’époque et nous expliquer l’intervention ferme (voir autoritaire) de la diplomatie américaine pour voir le condamné purger une peine à perpétuité ou la faute majeure d’Edwy Plenel, alors au Monde et responsable selon Pierre Carles de la cabale à sens unique des médias et du monde politique contre Georges Ibrahim Abdallah. L’info a du piquant pour celui qui vient de quitter la direction du plus puissant contre-pouvoir journalistique de notre pays et semble déranger aux entournures en constatant que même Mediapart a très peu abordé le cas Abdallah.
Le soucis c’est que pour un documentaire le récit est bien peu sourcé et ne nous explique pas tellement les causes des décisions. Pourquoi les Etats-Unis s’acharneraient-ils ainsi contre un homme qui ne semble pas être autre-chose qu’un symbole? Pourquoi les gouvernements de droite comme de gauche se seraient-ils aussi facilement couché devant le grand-frère américain? Ce qui dérange dans cet album c’est que si l’auteur suggère que le coupable n’est pas coupable, ce dernier a toujours revendiqué l’action violente de son groupe et le fait que cela s’inscrive dans un contexte de guerre ne permet en rien de justifier l’assassinat, fut-ce d’agents du Mossad ou de la CIA. L’auteur est ambigu sur ce point alors que le vrai sujet qui mériterait certainement débat est celui, purement juridique, de la perpétuité réelle et de la non application par la Justice française de ses propres règles de libération malgré de nombreux avis positifs des juges d’application des peines. Ce qui renforce le caractère de prisonnier politique dans un pays qui se veut une grande démocratie.
L’autre grosse énigme est traitée dans la dernière partie lorsque faisant le tour des personnalités journalistiques de la télé comme des médias critiques (type Arrêt sur image) Pierre Carles constate que personne ne souhaite s’intéresser au dossier Abdallah qui par son seul record devrait susciter la curiosité de nombre de poils à gratter du journalisme hexagonal. Et le fin mot de l’histoire est donné par Pierre Haski (fondateur de Rue89) qui explique simplement que personne n’a envie de prendre des coups en n’ayant rien à gagner dans un dossier qui n’intéresse pas la population avec son étiquette terroriste. Ce qu’on appelle une oubliette.
Alors que nous visons de très sombres heures du journalisme avec une « autocensure absolue » (selon les mots de Pierre Haski toujours) par crainte d’être accusé d’antisémitisme, gigantesque point Godwin du moment qui empêche toute réflexion, on retirera de ce fragile documentaire ces interrogations qui dérangent mais restent sans réponses et un peu loin du sujet annoncé. En attendant peut-être un commentaire de la Rédaction de Mediapart et d’Edwy Plenel, pris à parti dans l’album et dont l’avis intéresserait les lecteurs de l’album et du journal.
Le billet a été publié sur le blog: https://etagereimaginaire.wordpress.com
Sofiene Boumaza, ancien militant du Parti de Gauche et merveilleux critique et passeur du monde de la bande dessinée.
Dans les oubliettes de la République – Georges Ibrahim Abdallah
de Pierre Carles et Malo Kerfriden
Nombre de pages : 128 p. couleur
Date de sortie (France) : 2 mai 2024
Éditeur : Delcourt