Comprendre l’évolution autoritaire du Venezuela par les syndicats

La présidence d’Hugo Chávez (1999-2013) au Venezuela a suscité dimmenses espoirs en Amérique latine et au-delà. Aujourd’hui, le pays connaît une crise multiforme à la fois économique, sociale, politique, internationale et migratoire.

Comment expliquer une telle descente aux enfers ? Le mouvement syndical constitue une porte d’entrée pour comprendre l’évolution du Venezuela et comment le mouvement social a progressivement perdu son autonomie à l’égard du pouvoir politique.

 

La contention d’une situation révolutionnaire

Le Venezuela est un précurseur et un des épicentres du « virage à gauche » latino-américain des années 2000. À partir d’une périodisation politique, économique et sociale des présidences Chávez et Maduro, contrairement aux analyses évoquant une radicalisation progressive de l’exécutif vénézuélien, on remarque un tournant conservateur dès 2006. Le pouvoir politique a ainsi contenu les secteurs revendicatifs pour mieux discipliner le mouvement syndical. Au Venezuela, le salaire minimum représente moins de 10 % du panier alimentaire moyen depuis plus de 10 ans, moins de dix dollars depuis plus de six ans.

Paradoxalement, la radicalisation rhétorique de Chávez est concomitante à des pratiques plus conservatrices. Nous constatons une évolution similaire à nombre de situations révolutionnaires. Au bout de quelques années, le pouvoir se stabilise en s’inscrivant à la fois dans la continuité d’une partie du projet initial et dans la régression à l’égard des objectifs du début. Le socialisme a été proclamé comme projet de société mais l’analyse de la part du secteur public dans le PIB permet de constater les effets de ces évolutions rhétoriques à leur juste mesure. Selon les données de la Banque centrale du Venezuela, cette proportion a diminué nettement entre le premier trimestre 1999, date de l’investiture d’Hugo Chávez, et le second semestre 2007, de 31,9 % à 24,5 %. À partir de l’année 2007, le gouvernement nationalise nombre d’entreprises et le secteur public produit 30,9 % du PIB au premier trimestre 2013 lors de l’élection de Nicolás Maduro. Cette augmentation se poursuit et atteint 47 % au premier trimestre 2019, dernier intervalle pour lequel nous disposons de ces informations. La hausse de ces dernières années ne doit pas être comprise comme une politique étatiste offensive du gouvernement mais, dans le cadre de la récession brutale dont souffre le Venezuela, d’une chute du secteur privé (- 66,9 %) plus rapide que celle du secteur public (- 35,5 %).

Le « socialisme du XXIe siècle » semble prisonnier des écueils de celui du XXe, en particulier la dépossession du processus politique par une minorité bureaucratique qui finit par adopter une politique conservatrice. Hugo Chávez s’inscrit davantage dans la tradition des dirigeants vénézuéliens redistribuant une partie de la rente pétrolière et semant l’illusion d’une période durable de prospérité que dans celle des leaders à l’origine d’un projet de transformation sociale à vocation universelle.

La présidence d’Hugo Chávez est le moment d’une réaffiliation des classes populaires vénézuéliennes au système politique et économique du pays. Les taux d’abstention électorale, d’inégalités économiques, de chômage et de travail informel reviennent, au moment de sa mort, à leur niveau d’avant la crise des années 80. Les mêmes indicateurs durant la présidence de Nicolás Maduro indiquent en revanche une désaffiliation de la population vénézuélienne nettement plus importante qu’avant l’élection de Chávez.

Les causes de cet effondrement sont multiples : baisse du cours du pétrole, détournement du taux de change par les élites économiques et gouvernementales, une réalité aggravée par les mesures coercitives unilatérales adoptées par Donald Trump. Dans le champ syndical, nous observons la prise de pouvoir de l’aile conservatrice du mouvement syndical chaviste. Ce courant était dirigé par un certain Nicolás Maduro qui deviendra le premier président issu du mouvement syndical de l’histoire du Venezuela. Concrètement, cette nouvelle direction coopte les présidents de fédérations et s’oppose aux augmentations de salaire. Le mouvement syndical, acteur marginalisé au cours de la période, apparaît comme un prisme pour mieux appréhender les tensions internes au chavisme. Elles apparaissent de manière plus précoce dans le champ syndical et se résorbent de manière plus tardive que celles du champ politique.

 

Un « populisme » tardif en temps de globalisation

Hugo Chávez constitue pour de nombreux auteurs l’archétype du populisme latino-américain. Cette notion très souvent utilisée dans le débat public pose problème pour deux raisons. D’une part, il existe un flou définitionnel. D’autre part, c’est un mot qui est utilisé dans un sens péjoratif. Pourtant, en Amérique latine, il y a eu, au milieu du XXsiècle, un type de gouvernements qu’on appelle nationaux-populaires, « un populisme réellement existant » et qui ont un certain nombre de caractéristiques politiques en commun avec le Venezuela d’Hugo Chávez (incarnation charismatique, intervention de l’État dans l’économie, maintien de l’économie de marché, nationalisme à visée anti-impérialiste, centralité des classes populaires dans la majorité présidentielle).

La principale divergence réside dans les contextes internationaux. L’accélération de la mondialisation des échanges et de l’interpénétration des économies nationales transforme la conjoncture internationale. Les concessions sociales accordées par le gouvernement d’Hugo Chávez sont d’ampleur plus modeste et moins institutionnalisée que celles du populisme du XXsiècle, notamment en termes de modération salariale, de redistribution de la valeur ajoutée et de droits sociaux supplémentaires. Le « populisme » d’Hugo Chávez est plus tardif que les expériences latino-américaines fondatrices en raison des contraintes de la période, celles de la mondialisation néo-libérale. En revanche, le caractère populiste de Nicolás Maduro peut légitimement être questionné sachant qu’il n’a pas ce leadership charismatique, mais qu’il se maintient au pouvoir par une légitimité héritée de Chávez avec une appropriation des richesses par le groupe au pouvoir dans une logique néo-patrimoniale.

Le concept de bonapartisme, plus exploité par les théoriciens marxistes, recoupe en large partie le contenu du populisme. Il en possède les mêmes pertinences, la faculté de définir des phénomènes à la nature ambivalente, et les mêmes inconvénients, l’association de réalités très hétérogènes, d’un travaillisme voisin du socialisme à un corporatisme hérité du fascisme.

 

La réincorporation partielle du mouvement syndical

Le mouvement syndical connaît trois centrales syndicales successivement dominantes à partir de l’accession au pouvoir de Chávez. L’étude des trajectoires des membres des comités exécutifs de ces trois structures permet de mieux comprendre les dynamiques politiques à l’œuvre. Trois centrales syndicales successivement dominantes, c’est le résultat de reconfigurations politiques dans un pays où le mouvement syndical est marqué depuis ses origines par un haut degré de politisation. La première, la Confédération des travailleurs du Venezuela, est la centrale syndicale historique qui participe aux tentatives de renversement d’Hugo Chávez entre 2002 et 2003. Elle est liée au parti social-démocrate Action démocratique (AD), qui dominait la vie politique avant 1998. Cette organisation est dirigée par des membres d’AD qui contrôlent les principales fédérations et doivent leur position à leur parti.

La seconde, fondée en 2003, l’Union nationale des travailleurs, survient au moment d’un profond renouvellement avec l’accession au plus haut niveau de la hiérarchie syndicale d’une génération plus jeune, aux origines sociales plus populaires, aux niveaux scolaires plus modestes, où les militants issus de groupes de gauche radicale gagnent en marge de manœuvre. Cette génération ne se maintient pas à la direction du champ syndical : les uns sont aspirés dans des carrières politiques ou dans l’appareil bureaucratico-industriel de l’État, les autres font défection face aux difficultés de la prise de parole au sein du processus bolivarien. Ces phénomènes sont à l’origine de l’inexpérience du syndicalisme chaviste. L’échec de cette confédération provient de la polarisation des forces syndicales chavistes autour de deux clivages : autonomie ou dépendance à l’égard du gouvernement, priorité aux revendications économiques ou prévalence de la défense du processus politique.

La troisième confédération, créée en 2011, la Centrale bolivarienne socialiste des travailleurs de la ville, du champ et de la pêche, représente l’institutionnalisation de la dynamique, le retour vers un syndicalisme « porte-parole du gouvernement » avec une nouvelle direction dont plusieurs membres proviennent des anciens partis dominants avant Chávez n’ayant pas de capital symbolique à opposer au gouvernement et où les secteurs revendicatifs apparaissent désormais désarticulés. La réincorporation tardive du mouvement syndical est toutefois limitée par une stagnation du taux de syndicalisation et du niveau des salaires. L’adoption d’une nouvelle loi du travail en 2012 qui conjugue incitations (réforme des prestations, réduction du temps de travail, augmentation des congés parentaux) et contraintes (instauration d’un registre encadrant les organisations syndicales) marque les ambivalences du cadre juridique des relations de travail.

Ce contrôle du champ syndical par l’État s’inscrit dans une histoire latino-américaine. La notion d’incorporation développée par David et Ruth Berins Collier dans Shaping the Political Arena permet de comprendre la relation entre l’État et le mouvement syndical selon un clivage entre les États s’appuyant le plus sur les mobilisations et ceux privilégiant le contrôle. Le Venezuela contemporain s’inscrit dans la variante privilégiant la mobilisation au contrôle. Conformément aux prévisions du cadre théorique précédemment énoncé, ce régime politique évolue vers une réaction conservatrice.

On constate des vagues d’incorporation à l’État et de désincorporation : une incorporation au milieu du XXe siècle face à des situations d’urgence sociale, une désincorporation durant la période libérale des années 1980-90 et, enfin, une réincorporation durant cette phase de gouvernements progressistes des années 2000-2010. Cette nouvelle vague possède quelques spécificités. Au milieu du XXe siècle, la réincorporation s’est faite par le biais des syndicats, on parle de réincorporation corporatiste. Par exemple, les programmes sociaux étaient administrés par les syndicats, la redistribution des richesses se faisait principalement par des augmentations de salaire. Aujourd’hui, la réincorporation se fait désormais par le biais de mouvements sociaux ancrés dans les quartiers, on parle de réincorporation territoriale. Les programmes sociaux sont désormais administrés par lieu d’habitation, par des allocations distribuées par l’État aux personnes dans le besoin. Le secteur informel remplace la paysannerie comme classe populaire non inscrite dans des rapports de production salariés.

Ce retour permet de comprendre l’évolution des rapports de domination au Venezuela. La relation capital/travail a perdu de son importance au détriment de la relation État/société, par le déclassement des travailleurs formels et par l’évolution des canaux d’obtention de revenus et de distribution de richesses. La boli-bourgeoisie, contraction de bourgeoisie bolivarienne, qui s’est formée ces dernières années ne s’est pas enrichie par l’« extraction de plus-value » pour reprendre la terminologie marxiste, mais par son lien privilégié avec l’État. Ceci crée une limite structurelle pour l’économie vénézuélienne : cette dévalorisation du travail devient l’une des limites d’un hypothétique redémarrage de la production. Une réincorporation institutionnelle sans base matérielle ne peut être durable. Comment les expériences politiques d’émancipation peuvent-elles repenser leur rapport au travail au XXIe siècle ?

par 
dans Mondes Sociaux.


Illustrations au sein de l’article d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND.

Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/


Source : https://sms.hypotheses.org/24844

  • Posado T., 2023, Venezuela : de la révolution à l’effondrement, Le syndicalisme comme prisme de la crise politique (1999-2021), Toulouse : Presses universitaires du Midi

Thomas Posado est maître de conférences en civilisation latino-américaine contemporaine à l’Université de Rouen et chercheur à l’ERIAC : thomas.posado@gmail.com


A lire également sur le Venezuela.
● “Le blocus nous a obligé à opérer un changement structurel de l’économie du Vénézuela”, interview de José Felix Rivas, Vice Président sectoriel pour les Affaires Economiques, ancien directeur de la Banque Centrale du Vénézuela,  juillet 2024.

https://www.pressenza.com/fr/2024/07/le-blocus-nous-a-obliges-a-operer-un-changement-structurel-de-leconomie-du-venezuela-jose-felix-rivas/

● Evolution syndicale de Pétroles du Venezuela SA (PSVSA), 2023.
● Pour une sociologie politique des rapports ordinaires à la violence d’Etat : production, résistances et (dé)légitimation dans le Venezuela contemporain, 2023.
● Quand la (contre) révolution vote avec ses pieds : penser l’explosion migratoire vénézuélienne, 2018.

https://www.cairn.info/revue-herodote-2018-4-page-29.htm

José Felix Rivas est Vice Président sectoriel pour les Affaires Économiques, ministre de l’industrie et de la production nationale du Vénézuela, ancien Ambassadeur du Vénézuela auprès du Mercosur et de l’Aladi, ancien directeur de la Banque Centrale du Vénézuela, haut fonctionnaire.
Thomes Posado est maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’Université de Rouen et chercheur à l’ERIAC.  Il a codirigé avec F.Gaudichaud, Gouvernements progressistes en Amérique Latine (1998 – 2018), La fin d’un age d’or, aux Presses Universitaires de Rennes, 2021.
Fabrice Andreani (ancien membre du Comité de rédaction de la revue Mouvements, fondée par Henri Lefebvre) est doctorant en sciences politiques et chercheur à l’Université  Lyon 2 -Triangle.
Yoletti Bracho, d’origine venezuelienne, est docteur en sciences politiques et  chercheur à l’Université Lyon 2- Triangle, chercheur associé au Ceped.
Lucie Laplace est doctorante en sciences politiques, Université Lyon 2 – Triangle.
Posado, Andreani, Bracho et Laplace viennent de rédigés 9 études, publiées dans le titre Alternances critiques et dominations ordinaires en Amérique Latine, 2024, Presses Universitaires de Rennes.
Licence Creative Commons pour l’article principal et accord général de publication des articles de l’Agence Pressenza.