Cette édition française est tirée d’un ouvrage écrit par le sociologue politique irakien Faleh A. Jabar et publié en arabe en 2017. Disparu en 2018, Faleh A. Jabar a dirigé l’Iraq Institute for Strategic Studies (IISS). Ses recherches portaient sur la sociologie de la religion et de la formation de l’État en Irak. Cette traduction synthétique revient sur les conditions sociales ayant favorisé l’émergence de l’État islamique (EI) dans le contexte irakien. L’ouvrage s’articule en deux parties. La première retrace chronologiquement les dynamiques à l’œuvre au sein des communautés sunnites irakiennes depuis 1991 et qui débouchent sur une « convergence vengeresse » entre 2012 et 2014 (p. 92) entre anciens membres du parti Ba’ath et salafistes djihadistes. La seconde partie analyse la structuration violente de l’EI tant sur le plan idéologique que militaire et administratif.
1991-2014 : Marginalisation et radicalisation de la société sunnite d’Irak
Pour Mathieu Rey, qui signe la préface du livre, L’État du califat permet de repenser l’histoire de l’avènement de l’EI comme une « rencontre inédite entre un mouvement politique et un contexte critique ». En effet, dans l’analyse de Faleh A. Jabar, la crise ouverte en 1991 avec la défaite irakienne durant la guerre du Koweït se révèle déterminante pour l’essor du califat en Irak. L’auteur identifie les différents processus qui, à partir de 199, expliquent le ralliement progressif d’une partie non négligeable de la société sunnite irakienne au projet de l’EI.
D’abord, la période qui suit la défaite du Golfe voit une confessionnalisation accrue des Sunnites irakiens. Après son échec au Koweït, Saddam Hussein trouve en effet dans l’islamisation de la société un moyen de préserver l’unité des rangs sunnites. Il permet notamment à des détenus salafistes de participer à la « Campagne de la foi » de 1993 impulsée par le parti Ba’ath. L’exploitation des références religieuses sunnites au cours des années 1990 explique en partie la réceptivité postérieure des anciens membres baathistes aux idées djihadistes.
Ensuite, pendant l’occupation américaine de l’Irak, l’ancienne classe dirigeante sunnite se retrouve systématiquement exclue des discussions portant sur l’avenir du pays. Ainsi, dans l’Irak post-2003, la politisation des identités confessionnelles s’accentue du fait de la marginalisation, de la persécution et du sentiment de dépossession politique vécus par les communautés sunnites irakiennes.
Enfin la progressive « irakisation » du mouvement djihadiste introduit par Al Qaeda aboutit en 2006 à la création par Abu Omar al Baghdadi de l’État islamique d’Irak (EII). C’est vers ce modèle que se dirige progressivement une grande partie de la classe politique sunnite, culminant en 2014 avec la proclamation de l’EI.
Ces différentes dynamiques se sont déployées sur fond de trois décennies de défaillance de l’État irakien, qui ont favorisé la fragmentation identitaire et créé un vide « politico-militaro-sécuritaire » que l’EI finira par investir. Selon Faleh A. Jabar, c’est donc une « synergie entre ces éléments, dans ce moment historique qu’est la chute d’un État sous l’action de l’occupation, d’une crise et d’une montée des logiques identitaires » (p. 168) qui pose les bases de l’EI.
L’administration de l’État du califat
Dans un second temps, l’auteur revient sur la stratégie de conquête de l’EI et les réactions qu’elle suscite dans les communautés urbaines irakiennes. Cette seconde partie permet d’éclairer l’organisation de la vie quotidienne dans les zones contrôlées par l’EI ainsi que la manière dont les combattants administrent les territoires, matent leurs opposants et assurent leurs rentes, lesquelles dérivent de l’économie de guerre, des pillages ou encore du libre-échange avec la Syrie. S’appuyant sur une connaissance précise des événements ayant rythmé les provinces majoritairement sunnites de l’ouest de l’Irak, Faleh A. Jabar met en lumière la manière dont l’administration et la bureaucratie de l’EI se sont aussi accompagnées d’une stabilisation de l’idéologie soutenant le califat. Selon Faleh A. Jabar, cette dernière se démarque par un progressif abandon de l’objectif d’islamisation de la société par la prédiction au profit d’un régime de sentence. La violence qui caractérise la vie sous l’EI est donc le résultat d’une vision qui pose la « sauvagerie » (p. 155) comme unique manière de corriger un modèle de société jugé impropre. Dans ces pages, l’auteur examine comment un tel régime de violence se matérialise dans le quotidien des Irakiens. Ici aussi, Faleh A. Jabar insiste sur le fait que la structuration du califat doit être comprise dans le « mariage exceptionnel entre la conjoncture irakienne du moment et l’héritage idéologique constitué tout au long du XXe siècle autour de l’idée du califat » (p. 110).
L’éclairage précieux d’un spécialiste de l’Irak
Si l’ouvrage analyse clairement les ressorts par lesquels le modèle de gouvernance porté par l’EI a pu être considéré comme un moyen de répondre à « l’impuissance » (p. 171) politique sunnite en Irak, il apporte aussi un éclairage important sur les différentes mouvances intra-confessionnelles et résiste à toute présentation de la communauté sunnite d’Irak comme entité cohérente et homogène dans l’accueil du califat. En étudiant les trajectoires et les interactions entre baathistes, islamistes, salafistes et tribus sunnites, Faleh A. Jabar met en lumière une hésitation entre soutien au djihad et participation politique illustrée par l’« action institutionnelle pacifique » au moins jusqu’à 2010 parmi les communautés sunnites d’Irak.
Dans la lignée de ses travaux antérieurs, Faleh A. Jabar étudie en profondeur les phénomènes tribaux dans la société et la politique irakiennes tout au long de la période étudiée. La perception de l’EI par les tribus et leurs membres, peu analysée dans la littérature existante sur le califat, occupe une place centrale dans l’ouvrage. Les tribus sunnites ne sont pas traitées en tant que bloc homogène. L’auteur donne plutôt à voir des chefferies tribales éclatées et divisée sur leur positionnement face au califat. Certaines de ces tribus participent notamment au soulèvement Sahwa en 2006 contre l’EII, un épisode qui marque le début d’une résistance tribale sunnite au projet djihadiste.
Après la disparition de son auteur et alors que l’influence de l’EI sur les territoires qu’il contrôlait a fortement diminué, L’État du califat demeure un ouvrage important qui permet de mieux comprendre la vitalité de l’EI dans le contexte irakien, tant sur le plan de son conditionnement socio-historique que sur ses spécificités idéologiques et son organisation au quotidien. Une telle étude de près de 25 ans d’histoire sociologique par un spécialiste de l’Irak ne trouve à ce jour pas d’équivalent en français. L’analyse des mécanismes de l’émergence de l’EI nous permet de mieux comprendre le phénomène de l’État islamique et d’en prévenir une éventuelle résurgence dans le futur.
Le livre comprend 221 pages, comprenant quatre annexes, dont l’une très complète consacrée à l’évolution de l’organisation et des sentiments tribaux en Irak depuis l’ère ottomane.
Par Carla Paris
Faleh A. JABAR, L’État du Califat : la société sunnite irakienne face à la violence (1991-2015). Marseille, Diacritiques, 2024, 222 p.