La mutinerie est une métaphore de la soif de liberté qui sillonne les océans depuis la nuit des temps
Ces mutineries peuvent changer le cours du monde
Peter Mertens s’est emparé de cette métaphore pour nous dresser l’impitoyable bilan de l’état d’un monde pillé par un capitalisme qui est aujourd’hui au sommet de sa puissance destructrice. On peut ne pas être d’accord avec la totalité des propos de l’ancien président et actuel secrétaire général du PTB,
[1] mais il faut lui reconnaître à la fois une vision pénétrante des maux qui bouleversent notre planète et un sens pédagogique aigu qui nous aident à en saisir les coupables trop souvent camouflés. Bien entendu, il ne s’agit pas sous la plume du militant et dirigeant politique de se contenter de constats, mais aussi de nous rappeler que du Nord au Sud des femmes et des hommes se révoltent, que la lutte des classes n’est pas un vain mot et que ces mutineries peuvent changer le cours du monde. Le sous-titre de l’ouvrage en témoigne : « comment le monde bascule ». Il nous donne a réfléchir sur ces moments de bascule dont certains nous échappent trop souvent.
Les acteurs et les experts
Poursuivant dans sa démarche maritime (la mutinerie est historiquement d’abord navale), Peter Mertens choisit de voguer à travers le monde et d’y recueillir à la fois les témoignages d’hommes et de femmes aux prises avec les prédations du capitalisme (infirmière anglaise, ouvrier du pétrole belge ou épicier libanais, entre autres) et les analyses des experts aux engagements multiples. Rien — ou presque rien — des éléments d’informations qu’ils nous fournissent ne sont totalement inconnus, mais l’auteur les tisse de telle manière que le tableau final nous apparaît dans son insupportable et cynique brutalité.
La transition énergétique et la révolution numérique engendrent une nouvelle guerre commerciale
On peut en égrener quelques-uns des ingrédients : la spéculation sans précédent tant sur le prix de l’énergie que des produits alimentaires ; le contrôle absolu de ces deux secteurs par quatre grandes multinationales ; les mégaprofits du « système bancaire de l’ombre » totalement dérégulé ; l’asservissement des pays du Sud par l’usage de la dette. Mais, souligne Mertens, cette exploitation s’inscrit aujourd’hui dans un contexte où la transition énergétique et la révolution numérique engendrent une nouvelle guerre commerciale. Ce qui naturellement lui donne une autre dimension. Le contrôle des nouvelles matières premières (lithium, cobalt, nickel, etc.) des semi-conducteurs comme la collecte des données numériques sont au centre de cet affrontement qui oppose les États-Unis à la Chine. Et ce n’est pas par hasard que dans ce contexte de nouvelle guerre froide Washington a qualifié Pékin de « rival systémique » s’inscrivant dès lors dans un affrontement qui ne se limite pas au commerce.
C’est aussi dans ce cadre que l’on assiste à une véritable mutation des relations mondiales. Les pays du Sud, tous régimes confondus, se rebiffent devant la prétention des États unis et de l’Occident de maintenir leur hégémonie sur la planète et de leur refuser une place légitime dans les institutions internationales. Peter Mertens met en évidence cette mutinerie-là avec la naissance des BRICS, à l’origine Brésil, Russie, Inde, Chine et l’Afrique du Sud auxquels s’ajouteront ensuite le Mexique, le Nigeria, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Il s’agit-là d’une alliance pragmatique, de realpolitik avec la volonté pour ces pays d’élaborer leurs propres politiques sur base de leurs intérêts nationaux. Peter Mertens souligne avec force, et à raison, le basculement que représente cette communauté qui, de surcroît se retrouve dans un non-alignement sur le plan international. Et surtout il met en évidence ce qui a “largement échappé aux Occidentaux. Pour la première fois (en 2023), la part du Sud dans le produit intérieur brut mondial a dépassé celle des pays du Nord. Si l’on regarde leur part dans l’économie mondiale, le G7 a été distancié cette année par les Brics.” C’est évidemment un élément primordial que “Mutinerie” met justement en avant. Un élément qui change véritablement les rapports de force issus du monde “unipolaire” instauré par les États-Unis après la disparition des régimes soviétiques. On renverra à l’ouvrage pour les changements majeurs que ce basculement peut entrainer sur le plan de la finance internationale avec notamment la mise en cause de la suprématie du dollar dans les échanges internationaux.
Les Brics et Bandung
Peter Mertens inscrit la politique des Brics dans le prolongement de ce que fut l’esprit de Bandung (1955) et le mouvement des non-alignés principalement issu des mouvements de libération nationale même s’il reconnait que le contexte actuel est fondamentalement différent. Le parallélisme est cependant discutable ou, à tout le moins, à nuancer. Le lien anticolonial qui unissait les partenaires de Bandung est d’une tout autre nature que celui de la real politique qui rassemble des pays aussi différents dans leur nature et leur stratégie politique que le Brésil et l’Arabie Saoudite (par exemple). Mertens l’admet évidemment même si un certain “optimisme de la volonté” tend à sous-estimer la force des contradictions qui pourrait opposer certains partenaires des Brics, dont certains pourraient ne pas être dénués de velléités impérialistes. Cela dit, on ne peut sous-estimer tout ce que l’apparition d’un pôle alternatif à la domination occidentale peut apporter à la lutte des peuples du Sud… et du Nord. C’est vrai : la constitution d’un pôle même aussi pragmatique est la manifestation d’une certaine Mutinerie du non-alignement avec ce qu’elle signifie dans les rapports de force mondiaux.
La situation a changé pour les États-Unis. Ils sont devenus vulnérables
“Alors que le monde évolue, certaines mentalités restent figées, écrit Peter Mertens. Bon nombre de diplomates, de chefs de gouvernements et de grands patrons européens ne veulent pas voir les moments de rupture de l’histoire récente. Après la guerre illégale de 2003 en Irak, la crise financière de 2008, le sommet climatique de Copenhague de 2009, la pandémie de 2020 et la guerre en Ukraine en 2022, la situation a changé pour les États-Unis. Ils sont devenus vulnérables et un nombre croissant de pays recherchent des alternatives à leur leadership.” Mertens analyse les cinq moments charnières de ce processus. Le chapitre le plus délicat concerne évidemment la guerre en Ukraine.
Ne pas esquiver la guerre en Ukraine
Négocier ne signifie pas accorder la victoire à la Russie
Tout en dénonçant sans ambages “l’agression par l’armée russe de l’Ukraine, une nation indépendante”, l’auteur de Mutinerie se livre à un exercice périlleux (dans un cadre politique et médiatique unanimiste), mais indispensable : rappeler les rétroactes de cette guerre qui n’a pas commencé le 22 février 2022. Tous les rétroactes. Et notamment l’engagement — non tenu — des Occidentaux de ne pas “encercler” la Russie par de nouvelles adhésions à l’OTAN à ses frontières. Si tout cela mérite de ne pas être oublié, Peter Mertens énonce clairement les responsabilités de Poutine qui « a rouvert la vieille boîte à outils du nationalisme” avec toutes les horreurs qui se commettent en son nom. Et d’une certaine manière il rejoint le Pape François quand il énonce ce principe “négocier ne signifie pas accorder la victoire à la Russie, mais trouver une solution diplomatique durable qui soit suffisamment intéressante pour que les deux pays déposent les armes. Il n’y a pas d’autre alternative.” Quelles que soient les positions des uns et des autres sur les responsabilités du conflit, ce principe-là ne peut pas être balayé du revers de la main sauf à prolonger indéfiniment l’interminable cortège de massacres qui endeuille les deux peuples.
D’un pont à l’autre
Les États du Sud sont à la recherche d’une nouvelle forme de non-alignement
Depuis la nuit des temps, le sort du monde et des empires s’est souvent joué sur les océans. Voilà pourquoi Peter Mertens a choisi le beau mot de « Mutinerie » comme titre de cet ouvrage. Il explique : « les historiens qui se sont penchés sur l’histoire mouvementée de la résistance maritime rappellent que la mutinerie est une notion très ample, qui englobe toutes les formes de résistance collective. Des chants dans les cales aux pétitions et au refus de travailler, en passant par le sabotage et la prise de contrôle du navire. » Et dans ce qui est sans doute le concept le plus original de cet essai — toujours dans la métaphore maritime —, il est question de la « double mutinerie qui s’étend sur le monde ». Une double mutinerie qui n’est pas exempte de contradictions ni de conflits potentiels, mais qui situe bien l’enjeu de la transformation du monde. En forme de synthèse, il écrit : « Il y a d’un côté
la force d’en bas, celle des mouvements populaires qui tentent d’imposer un agenda progressiste (…) C’est
la mutinerie du pont inférieur du navire qui œuvre en faveur des droits démocratiques, de la réforme agraire et d’un travail correctement rémunéré. C’est en même temps la soif de liberté contre les régimes réactionnaires et dictatoriaux. Elle mérite notre soutien.
Mais sur le pont supérieur du navire aussi la mutinerie s’étend[2]. Les États du Sud sont à la recherche d’une nouvelle forme de non-alignement, d’une realpolitik au service de leurs intérêts nationaux. »
Bien vu et bien dit. À chacun sa « mutinerie », mais la question demeure cependant quand se pose inexorablement l’affrontement entre les deux ponts du navire. Certes au-delà de ces contradictions, on ne peut que souscrire à ce souhait qui conclut l’ouvrage : « Si nous parvenons à ce que les mutineries du Nord et du Sud se tendent la main, alors nous pouvons faire basculer le monde dans la direction démocratique, sociale et écologique dont notre planète a besoin ». Et même dans la direction socialiste, a-t-on envie d’ajouter.
Publié le 27 mars 2024 par