Une étude conçue pour ne rien trouver ?
Nous, associations en lien avec les enjeux sanitaires liés à l’exposition aux rayonnements
électromagnétiques, nous interrogeons sur les manquements et biais de l’étude menée par l’ISSeP-Sciensano : choix controversé de mener une étude de provocation, absence de mesure de marqueurs biochimiques, absence de publication revue par des pairs avant la communication vers la presse, nombre trop faible de participants pour en tirer des conclusions statistiquement valables, manque d’expertise médicale des investigateurs sur le sujet… Des questions se posent aussi sur de potentiels conflits d’intérêt. Nous demandons à ce que l’étude de l’électrohypersensibilité (EHS) se fasse désormais avec des moyens validés internationalement (prise de sang, écho-doppler transcrânien…) et par une équipe experte dans la clinique de l’électrohypersensibilité, et libre de tout soupçon de conflit d’intérêts.
Contexte
Des chercheurs de l’ISSeP et Sciensano ont récemment diffusé les résultats d’une étude sur les liens possibles entre l’exposition aux champs électromagnétiques et les symptômes de l’électrohypersensibilité (cf. leur communiqué) dont les informations ont été reprises par la presse (La Libre, Le Soir).
Sollicitées par les investigateurs aux prémices de l’étude, une partie des associations signataires de ce communiqué avaient refusé d’encourager leurs membres à y participer. La raison en était que l’inadéquation du protocole et les manquements futurs de l’étude se laissaient déjà présager dès sa conception. Dans le texte ci-dessous, nous expliquons les défauts fondamentaux et les questions que nous nous posons.
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Une étude de « provocation », méthodologie dépassée
La raison principale en est que les êtres humains, contrairement aux machines, ne réagissent pas de façon instantanée. Les personnes EHS n’ont pas ou ne sont pas un “détecteur” qui se déclencherait instantanément en cas d’exposition et qui s’éteindrait immédiatement après exposition. Souvent, il faut un certain temps (variable en fonction de chaque personne) avant de commencer à ressentir les effets. Mais surtout, une fois que l’on ressent les effets, il faut souvent plusieurs heures, voire plusieurs jours, avant qu’ils ne s’atténuent. En outre, l’exposition préalable des participants aux rayonnements électromagnétiques (antennes, smartphones dans la rue…) durant le trajet vers le laboratoire ne peut être négligée. Dans cette étude, les participants n’ont eu qu’une demi-heure pour se “décharger” de l’exposition du trajet, ce qui est largement insuffisant.
Les études de provocation présentent encore d’autres défauts méthodologiques :
- Absence de validation de l’auto-diagnostic EHS des participants: n’importe quelle personne qui se déclarait électrohypersensible pouvait participer à l’étude, même des participants qui pensent qu’ils sont “peut-être” EHS pouvaient participer.
- Biais par retrait de plusieurs participants ayant quitté l’étude en cours de route parce que leur sensibilité s’est aggravée ou risquait de s’aggraver (cf. les témoignages en l’annexe).
- Manque de “témoin positif” : il n’existe aucune preuve que cette méthodologie serait capable de détecter un lien entre l’EHS et l’exposition aux ondes.
- Ce type d’étude se contente d’examiner des ressentis subjectifs et donc peu fiables. Il y a des biais introduits par les effets nocebo ou placebo, qui sont des réactions psychologiques universelles et qui ne permettent pas de confirmer ou infirmer un certain phénomène ou réaction biologique.
Depuis de nombreuses années, les scientifiques demandent de concentrer des ressources sur des études qui examinent comment réagissent les tissus et les organes soumis à un rayonnement électromagnétique et qui mesurent des paramètres biophysiologiques et neurochimiques de manière objective. Ces études trouvent des preuves et mettent en garde contre la dangerosité des ondes électromagnétiques sur les organismes vivants, en écartant toute subjectivité possible. En effet, plusieurs études ont permis d’identifier des tests qui peuvent contribuer à mettre en avant de manière objective la nature physiologique (et non psychologique) de l’électrohypersensibilité (liste non exhaustive) :
- électrocardiogramme pour objectiver la variabilité du rythme cardiaque (Havas, 2013 ; Tuengler et von Klitzing, 2013).
- mesure du potentiel électrique de la peau pour objectiver des modifications dans la biorégulation du système nerveux autonome (Tuengler et von Klitzing, 2013) ;
- échographie Doppler transcrânien et tomosphygmographie cérébrale à ultrasons (UCTS), appelée aussi encéphaloscan, pour mettre en évidence des anomalies pulsatiles et des modifications du flux sanguin dans le cerveau (Belpomme et al 2015, 2020) ;
- IRM fonctionnelle pour mettre en évidence des anomalies du flux sanguin cérébral, et notamment une hyperconnectivité du réseau en mode par défaut dans les lobes frontaux (Heuser et Heuser, 2017),
- biomarqueurs (sanguins et urinaires) d’inflammation et de stress oxydant : CRP-us, histamine, IgE, HSP27, HSP70, anticorps anti-O-myéline, protéine S100B, nitrotyrosine, TBARS, glutathion oxydé (Belpomme, 2015, 2020, Irigaray 2018, De Luca, 2011, 2014) ;
- mesure des variations de la glycémie pour mettre en évidence des modifications du métabolisme du glucose (Havas, 2006, 2008) ;
- PET-scan pour mettre en évidence des modifications du flux sanguin cérébral et du métabolisme du glucose (Volkow et al, 2011),
- biopsies cutanées pour mettre en évidence l’augmentation des mastocytes (Johansson, 2015).
À la lumière de ces études, il aurait été plus pertinent de réaliser une prise de sang et un PET-scan ou l’utilisation d’un électro-encéphaloscan durant l’exposition.
Une étude largement diffusée avant même sa publication scientifique
Les résultats de l’étude n’ont pas encore été publiés dans une revue scientifique et il n’y aucun rapport disponible sur le site de l’ISSeP à ce jour (28/11/2022 déjà 4 jours après sa communication à la presse). L’ISSeP et Sciensano ont fait une communication médiatique sur base d’un résumé sommaire, sans que l’étude complète soit disponible pour consultation ou analyse et sans revue par des pairs. Ce faisant, ils se mettent à l’abri d’analyses critiques détaillées.
Une étude parue curieusement “juste à temps”
Les témoignages de participants désillusionnés
De nombreux retours nous sont parvenus, qui expliquent en partie l’écart entre le nombre de participants initiaux (102 volontaires selon La Libre) et ceux qui ont poursuivi l’étude jusqu’au bout (16 personnes). Ces témoignages corroborent les critiques adressées plus haut aux études de provocation et sont complétés par d’autres points :
– Une antenne de téléphonie mobile est présente sur le toit du bâtiment.
– Le questionnaire à remplir au préalable reprenait des questions pour le moins déroutantes et hors sujet, portant par exemple sur “Je comprends ce que les gens veulent dire quand ils parlent d’expérience mystique” ou encore “Je sens la présence de gens qui sont physiquement absents”.
– Les EHS les plus sensibles n’ont pas pu terminer l’expérience, car celle-ci leur provoquait des douleurs et mettait leur santé en danger.
– Les investigateurs de l’étude n’ont pas l’expertise médicale nécessaire pour investiguer sur l’électrohypersensibilité. La coordinatrice, Madame Ledent, est licenciée en éducation physique (sans doctorat/formation dans la recherche académique) et aucun médecin expert du sujet ne semble avoir été impliqué.
– Plusieurs participants ont dénoncé un parti-pris a priori des investigateurs.
– L’analyse de marqueurs biologiques semble avoir été écartée dès le début de l’étude.
Quelques témoignages anonymisés sont disponibles en annexe.
NOTES
1 Dariusz Leszczynski, Lettre ouverte sur la recherche sur l’électrohypersensibilité. La fin de la route pour les études de provocation sur l’EHS », 4 février 2018. https://betweenrockandhardplace.files.wordpress.com/2018/02/open-letter-on-the-ehs-research-dated.pdf
2 Belpomme et al., The Critical Importance of Molecular Biomarkers and Imaging in the Study of Electrohypersensitivity. A Scientific Consensus International Report, 2022 https://www.mdpi.com/1422-0067/22/14/7321
3 Source : auteurs et https://betweenrockandhardplace.files.wordpress.com/2018/02/problems-of-ehs-research1.jpg
4 dont 3 personnes qui se posaient tout simplement la question si elles étaient EHS ou pas.
5 ‘Appendix table to the brief report on the EHS provocation studies. 77 EHS provocation studies with some details on experimental groups, exposures, methods, outcomes and funding’. Prof. Dariusz Leszczynski, 2 janvier 2018. https://betweenrockandhardplace.files.wordpress.com/2018/02/leszczynski-table-of-77-ehs-provocation-studies.pdf
- Voir entre autres cet appel du scientifique finlandais Dariusz Leszczynski : ‘Open Letter on the Electromagnetic HyperSensitivity Research. The end of the road for EHS (IEI-EMF) provocation studies’ (“Lettre ouverte sur la recherche sur l’électrohypersensibilité. La fin de la route pour les études de provocation sur l’EHS”), 4 février 2018. https://betweenrockandhardplace.files.wordpress.com/2018/02/open-letter-on-the-ehs-research-dated.pdf
7 Cette énumération d’étude est tirée de l’excellente synthèse de juin 2020 de Ondes.Brussels. https://ondes.brussels/rapportjuin2020. Les références complètes de ces études se trouvent également en annexe.
Signataires
Ce communiqué de presse est co-rédigé par les organismes suivants :
– Ma Vie en Mode Avion – websérie sur l’électrohypersensibilité
– AREHS asbl – Association pour la Reconnaissance de l’ElectroHyperSensibilité
– VEHS Vlaanderen
– Collectif stop5G.be
– GRAPPE asbl
– Un lieu de vie pour EHS
ANNEXE : Témoignages de participants à l’étude de l’ISSeP
Les témoignages sont anonymisés. Sur demande, certains témoins pourraient accepter d’être interviewés.
Témoin n°1 : “ J’ai participé comme cobaye à l’enquête sur les électrosensibles menée par Maryse Ledent de Sciensano.
Le 12/12/2019, j’ai fait une longue route, exposée aux antennes et aux GSM d’autres personnes. Je me suis rendue au 17 Leuvensesteenweg, à Tervueren. C’est un grand bâtiment, très exposé aux ondes, car il y a une antenne de téléphonie mobile sur le toit, et que de nombreuses personnes y travaillent en utilisant GSM et wifi. Avant de commencer le test, j’avais donc déjà des symptômes d’exposition aux ondes.
J’ai d’abord rempli un questionnaire dont certaines questions étaient préoccupantes. On me demandait par exemple si je voyais des entités ou des esprits. Madame Ledent était très sympathique et accueillante. Elle m’a dit qu’il y avait des cancers causés par les téléphones mobiles et que si elle pouvait prouver que j’étais électrosensible, elle me ferait une attestation. Je lui faisais confiance. Elle m’a expliqué le déroulement du test. Il y a un local, protégé des ondes extérieures avec des filtres anti- UV de chez HUBO (ce ne sont pas les plus efficaces). On envoie des ondes ou pas (le test est en double aveugle), et nous devions dire si nous ressentions des symptômes.
Malheureusement, nous savons tous que ce genre de symptômes mettent un certain temps à arriver et à s’arrêter, et donc ce test est idiot, puisque les cobayes ont déjà été exposés à de hautes doses avant même de commencer le test. Il a été pensé pour ne rien prouver. Je suis outrée qu’elle nous manipule ainsi pour ensuite aller dire devant le Sénat que son test n’a rien montré, et que donc l’électrosensibilité n’existe pas. En plus, elle m’a menti puisqu’elle n’est pas médecin. “
Témoin n°2 : “J’ai bien participé à une seule séance, très courte, chez Maryse Ledent, le 25 janvier 2021. C’était comme prévu, une séance d’habituation, j’ai tout de suite été frappé par le manque de professionnalisme des méthodes utilisées, la pièce d’expérimentation étant dans un bâtiment avec une antenne sur le toit, un cocktail de sources s’additionnant les unes aux autres wi-fi, Dect signal d’une antenne de téléphonie, le tout sans contrôle des niveaux [avant l’arrivée dans la pièce de l’étude elle-même].
Au bout d’un quart d’heure d’exposition, j’ai senti une violente douleur à l’oreille droite ainsi qu’un échauffement de ce côté du visage, j’ai changé de position, présentant mon côté gauche pour le quart d’heure suivant, la séance d’habituation durant une demi-heure, j’aurais mieux fait d’arrêter tout de suite, il m’a fallu plusieurs mois pour éliminer les douleurs et acouphène suite à tout cela.
Je lui ai fait part de ces problèmes par la suite, elle n’y a accordé qu’un intérêt très mineur, comprenant qu’elle avait perdu un de ses cobayes.
Je ne peux rien dire de plus, mais mon sentiment profond est que le respect pour un EHS n’était pas son souci majeur et ses motivations plus que troubles.”
Témoin n°3 : “ Après ma première séance d’habituation je lui [Madame Ledent] ai dit que pour moi cela ne reflète pas la réalité de mon quotidien.
Après la longue route, j’étais déjà à l’ouest. Je ne me sentais pas bien du tout dans cette pièce, ce que je me souviens que j’avais une drôle de compression dans le crâne. Elle me disait que les EHS allaient sur une plaque en métal pour décharger, moi cela a fait l’effet contraire. ”
Témoin n°4 : “ L’étude a commencé par des séances de discussions sur le protocole de tests. Les remarques des participants présents sur ce que devrait être un test dit “idéal” ont fait l’objet d’un compromis avec les moyens disponibles pour la réaliser. Finalement, ce protocole est celui de Sciensano et pas celui soi-disant co-élaboré avec les participants, ce que la coordinatrice prétendait que serait le protocole final.
Personne n’a pu identifier les bons moments de rayonnements, ce qui est tout à fait normal puisque c’est impossible… Ce que j’ai dit dès la première séance d’info à Tervuren. Nous sommes soumis tout le temps, donc le corps n’est pas “vierge” [de sensation due aux rayonnements électromagnétiques] au départ du test. De toute façon l’échantillon ne sera pas représentatif. Si je me souviens bien on était 11 et elle-même disait que c’était trop peu pour que ce soit représentatif.
Témoin n°5 : “ J’étais très motivée à participer à cette étude, pour pouvoir enfin prouver la réalité de ce que nous vivions. J’ai discuté plusieurs fois avec Mme Ledent au téléphone, mais lorsque je lui ai demandé de pouvoir filmer et documenter ce qu’elle faisait, elle ne m’a plus jamais rappelée. “