« Le calcul probabiliste a été inventé en mathématiques pour demeurer rigoureux lorsque l’on ne sait plus de quoi on parle », Bertrand Russell
« Toute théorie, quelle qu’elle soit, si elle n’est pas vérifiée par les données de l’expérience n’a aucune valeur scientifique et doit être rejetée », Maurice Allais
« C’est une idée fausse de vouloir tester les postulats ou hypothèses de base ; non seulement il n’est pas nécessaire que les hypothèses de base soient réalistes, mais il est avantageux qu’elles ne le soient pas », Milton Friedman
Nous avons, au fil des précédentes chroniques, examiné un certain nombre de facettes du caractère profondément illégitime, incorrect et épistémologiquement non fondé du fait de vouloir à tout prix armer des non-sciences comme l’économie et la gestion, d’oripeaux pseudo scientifiques, abondamment auréolés de quantifications, de calculs et de (dites) mesures. Pour la présente chronique, et sans doute pour quelques autres encore, je compte m’atteler au délicat problème de la prétention à la « prévision » dûment « calculée et chiffrée » d’évènements futurs, afin de pouvoir « planifier » une kyrielle d’actions destinées à soigneusement « tirer profit » de ce qui devrait se produire dans des temps à venir, lointains ou proches. Comme à l’accoutumée, nous allons nous attarder sur les questions de fondements, de légitimité, de validité des manières de faire dites scientifiques, des façons de mesurer et de mettre en équations des facteurs dits « prédictifs », à même de soi-disant nous mettre au fait, parfois bien en avance, de ce à quoi on devrait s’attendre en matière d’évolution de données économiques et managériales[2].
Petit préambule et quelques rappels non inutiles
Les trois Nobel[3] cités en exergue expriment parfaitement, je pense, à travers ces petits extraits de leur pensée, toute l’immensité des contradictions qui peuplent le monde de la pensée économique. Bien que, hélas, celui de la doctrine néolibérale du « laisser-faire » et de la « mondialisation heureuse » l’emporte de loin[4].Ils me servent également à rappeler en une bonne économie de mots, combien est loin le consensus en matière de pensée économique, y compris parmi ses plus illustres servants. On y voit en effet, de la part d’un mathématicien aussi renommé que B. Russell, que l’un des domaines les plus utilisés en matière de prévisions économico-managériales, le calcul et les statistiques probabilistes, n’est qu’alibis « pour demeurer rigoureux » même lorsque l’on ne sait plus de quoi on traite. On y apprend – ou réapprend – combien ce que je dénomme « la mathématisation de la pensée » peut faire de ravages, combien l’usage et l’abus d’usage d’hypothèses intenables sont presque la règle systématique en analyse économique; combien, enfin, l’absence de possibilité de « vérification expérimentale » disqualifie toute prétention à se dire « scientifique ». Depuis le fameux ceterisparibus sic stantibus* jusqu’aux non moins fameuses hypothèses (bases de l’économie néo-classique et néolibérale) d’existence d’un « crieur des prix d’équilibre » et d’une « société fonctionnant sur les mêmes fondements que la mécanique céleste »[5], en passant par le « tout marché » libertaire-néolibéral friedmanien. Nous avons là les principaux ingrédients fondateurs du délirant « économisme explication et excuse à tout » qui régit notre monde actuel. Économisme qui, de plus en plus, se transforme en « dénialisme » qui, au nom des dits impératifs économiques (emploi, croissance, profits, usage de ressources « qui sont là »), oppose un systématique déni éhonté à ce que les sciences disent depuis des années, à savoir que l’activité justement dite « économique » des humains est en train de nous mener à un effondrement écologique planétaire de plus en plus évident et imminent. Au risque de me répéter par rapport à de précédentes chroniques, et pour les besoins de la présente, il me faut rappeler que sans la prétention à la prédiction, rien ou presque ne saurait être enseigné ou pratiqué en économie-gestion. L’impératif besoin de s’assurer d’avoir des rendements sur ses investissements impose de, pour ainsi dire, recourir à tous moyens possibles de « savoir le futur ». Il est d’ailleurs des définitions de la « prévision – planification » en économie- management qui font expressément état du fait de devoir « contrôler le futur » ! Et c’est donc à partir des fumeuses hypothèses de Walras, de celles de Smith (main invisible, concurrence pure et parfaite…), de celles de l’économétrie (indépendances entre elles des variables indépendantes…) que l’on se livre à cet acte démiurgique de « contrôle du futur ». Fantasme démiurgique qui ne manque pas de faire dire au grand gourou des néolibéraux, Milton Friedman, qu’il n’est nul besoin de test, ni de vérification ou de confirmation d’hypothèses en économie… et qu’il est même souhaitable qu’elles ne soient ni réalistes ni soumises à l’épreuve des faits ! La seule « logique inhérente» des postulats de « comportements rationnels », des « égoïsmes naturels » des humains qui les poussent à se concurrencer, de la « recherche de maximisation des gains »… se suffirait amplement à elle-même !
Entre la Ford Edsel et la Ford Mustang…
Voici un parfait exemple de l’ampleur avec laquelle cette « logique » économique peut allégrement entrer en contradiction avec elle-même et apparemment ne jamais s’en soucier le moins du monde. Cela tombe également bien pour illustrer comment de fait, et dans certaines limites, cet économisme néolibéral et ses prétendues pratiques scientifiques peuvent « manipuler » et « infléchir » des éléments de ce futur, dont il est hautement prétendu par ailleurs qu’il est aléatoire, fortuit, tributaire de l’évolution des « lois du libre marché ». Il s’agit de l’exemple que nous fournit le destin qui a été réservé à deux modèles célèbres de la gamme des automobiles Ford de la fin des années 1950 et débuts des années 196 : le modèle dit Edsel et le célèbre modèle Mustang.
Le premier, fruit de l’initiative et du leadership de Henry Ford II en personne, devait propulser (autour des années 1958-1960) Ford en position de plus gros vendeur automobile, devant Chrysler et surtout devant General Motors. Hélas ce fut un cuisant échec, ce modèle n’emportant nullement l’engouement des acheteurs, contredisant toutes les savantes prédictions des analystes de la compagnie. Ce fut alors la Mustang qui joua ce rôle quelques années plus tard. Ce modèle, mythique jusqu’à nos jours, était le fruit lui, du travail et des idées d’un ingénieur devenu haut dirigeant de la compagnie, dénommé Lee Iaccoca, entré chez Ford en 1946.[6] Le modèle Edsel est une parfaire illustration de ce que les plus savantes « études de marchés », les plus pointues analyses de prévisions de « comportements des consommateurs », de « goût du public », les plus rigoureuses « planifications » de production et de mise en marché de produits ou services peuvent être vouées à ne rien signifier du tout et à ne servir de rien. Ce modèle « bébé » du second rejeton de la célèbre famille-dynastie Ford, ne connut rien, absolument rien, de ce qui lui était prédit comme destin. Un parfait échec, un bide, un four, une calamité industrielle et commerciale lamentables.
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Omar Aktouf[1]
* Toutes choses étant égales par ailleurs.
[1]Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
[2] Il suffit de songer aux « nécessités » de prédire des taux de croissance, des changements dans les « marchés » (financiers, du travail, des ressources…) des « fourchettes de prix », des taux d’inflation, des comportements des consommateurs, des niveaux de dépenses des ménages… etc., afin que le moindre calcul économique ou gestionnaire puisse être effectué en vue de « planifier » des investissements, des projets, des budgets…
[3]Deux sont Nobel d’économie : le « libéral » (au sens premier du terme) Maurice Allais et le quasi libertaire, père de l’école des Chicago boys (l’essentiel de la doctrine néolibérale dominante) Milton Friedman, et le troisième, Bertrand Russell est Nobel de littérature mais a été en fait, même si il a écrit des nouvelles et des romans, un grand mathématicien, père de la théorie de la logique moderne.
[4] Dans une prochaine chronique nous reviendrons sur la genèse cachée, les tenants et aboutissants de cette dite « mondialisation » de l’économie. Nous verrons que, entre autres, cette doctrine a la parfaite caractéristique de fort bien servir les intérêts des dominants, tous azimuts.
[5] Ce qui revient à admettre, ou mieux affirmer, que l’économie est non seulement un phénomène dynamique indépendant des volontés humaines, mais aussi un processus qui suppose a priori la non existence – ou la non nécessité – d’êtres humains pensants. Tout ce qui est économique se fait en toute autonomie et hors de portée de ce que les humains pensent ou non, tout comme la physique newtonienne régit les mouvements, les masses, les équilibres… des objets célestes.
[6]Pour la petite histoire, Lee Iaccoca suscita de par le succès de « son » modèle (et plus tard la série des Pinto) une forte jalousie et un long ressentiment de la part de Henry Ford. Il finit par être congédié en 1978 et décida alors de prendre la tête de Chrysler avec la ferme intention d’en faire un « vainqueur » de Ford.
[7] Hormis sans doute l’analyse désenchantée et rigoureuse qu’en fait un J.K. Galbraith (in Le nouvel État industriel) pour démontrer l’inanité – ou tout au moins les graves aléas- des prétentions à la « prédiction » et à la « planification » de faits futurs en économie-gestion ; je ne connais guère d’autres exemples d’aussi systématique déconstruction de cet historique échec du management de la prestigieuse compagnie Ford.
[8] Nous verrons plus bas, qu’il y a bien des raisons, tirées des leçons que peuvent nous donner les disciplines mathématiques elles-mêmes qui peuvent largement expliquer ce genre de graves dysfonctionnements.
[9] In Le nouvel État industriel
[10] Il en existe au moins 6 ou 7 (sinon parfois plus si on se rend jusqu’aux hyper abstraites élucubrations statistiques-mathématiques de ce qui est nommé économétrie !) Depuis celle du fameux « toutes choses égales par ailleurs », de la concurrence pure et parfaite, de la salutaire action régulatrice de la main invisible, jusqu’à celle de l’atomicité infinie des producteurs et consommateurs, en passant par celle de la disposition neutre et égale de l’information pour tous. Ceci sans parler des deux, aussi notoires que farfelues, hypothèses « fondatrices de l’École néoclassique » : hypothèses de fonctionnement de la société humaine « à l’image de la mécanique céleste », et de l’existence d’un « crieur des prix » (des équilibres de marchés), sorte de deus ex machina qui crie au fur et à mesure, et en toute instantanéité, tous les prix d’équilibre de tous les marchés (voir ma chronique portant sur la naissance de l’économie néo-classique, l’École dite de Lausanne, Léon Walras…).
[11] En ce sens, force est d’admettre que les « hypothèses » autour des notions de luttes des classes, de modes de production… de Marx sont infiniment plus solides et admissibles que celles de Walras ou celles inférées des travaux de Smith !
[12] Comme dans les dites sciences de la gestion, ou management, dont les emprunts à l’économisme sont aussi profondément ancrés que souvent inconscients.
[13] Comme par exemple en physique, le fait de pouvoir contrôler, en laboratoire, lors d’une expérimentation de type « accélération d’un mobile sur un plan incliné », la température ambiante, la pression et le mouvement de l’air, l’inclinaison du plan, le poids du mobile, sa circonférence, la matière dont il est constitué, l’influence des frottements mobile-support, la distance de glissement du mobile…, ce qui rend possible de formuler une « loi » qui rend compte « scientifiquement » (selon les canons de la science positiviste-mécanique) du comportement d’un mobile lorsqu’on le soumet à l’accélération induite par un degré donné d’inclinaison du plan sur lequel il se déplace. Alors on est en situation de ceterisparibus sic stantibus*.
[14] Nous avons, dans une précédente rubrique, vu comment, entre autres se faisaient les dites « mesures » indicatrices de croissance, d’inflation, de chômage… La différence est qu’ici, nous allons nous concentrer sur la croyance en des capacités de prédictions « scientifiques ».
[15] Il y a même un (relativement) nouveau champ de l’économie dénommé « économie comportementale » qui a déjà ses Nobel (Richard Thaler,2017) et qui prétend avec tout le sérieux du monde, « étudier “scientifiquement”, sous un angle plus psychologique, les déterminants des comportements économiques », comme la décision de faire un achat ou non, d’épargner ou non, d’emprunter ou non… en soumettant des « cobayes humains » à des expérimentations de type « laboratoire » !
[16] Voir entre autres, J. Cosnier, Les névroses expérimentales.
[17] Du fait d’être conscient et « soumis à l’angoisse » d’être observé… nous y reviendrons.
[18] Ceci sans parler (on y reviendra prochainement) de tous les dangers et aléas que représente le fait de transposer à des humains, des conclusions tirées de l’observation… d’animaux artificiellement manipulés et de surcroît névrosés !
[19] Albert Jacquard s’est longuement attaqué à ce problème (par exemple comment prédire le QI d’une personne à l’âge de 30 ans, sachant celui de l’âge de 10 ans ?), notamment dans Éloge de la différence.
[20] Prenons un exemple trivial : un employé qui, sortant pour se rendre à son travail, vient de se chamailler avec sa conjointe, ayant de surcroît laissé un enfant malade sans être sûr qu’il aura les soins requis à temps, ayant attendu un temps interminable le transport en commun, subi les foudres d’un chauffeur déjà lui-même excédé du comportement d’autres passagers, agacé de devoir chercher de la monnaie à lui restituer parce qu’il n’a pas donné la juste somme… et ainsi de suite… Comment tenir compte de cet « enchevêtrement » de causes-effets-causes qui reviennent sur elles-mêmes, entrainent une autre chaîne effets-causes, etc., pour comprendre le comportement de cet employé une fois rendu à son travail ?
[21] Voir entre autres, pour ce qui concerne cette partie : T. Angeletti, La prévision économique et ses erreurs ; J. Parrain-Vial, Les difficultés de la quantification et de la mesure…
[22] Un de ces « détails » dont je traite souvent est le fait de ne pas, ou si peu, tenir compte de ce que savent ou pensent les employés de base : ce sont alors des centaines de « signaux faibles » non détectés qui, en se démultipliant et en s’accumulant peuvent aboutir à une crise managériale majeure.
[23] Et qui est pourtant inerte, figé, reproductible, soumis à méthodes expérimentales, cumulatif…