En ce début mai 2019, une note de formation permanente de la Fondation Travail Université[1] a étudié l’évolution des revenus des Belges et ce sur une période d’une trentaine d’années. Sous-titrée « Pourquoi les demandes des mouvements syndicaux et associatifs sont légitimes », cette recherche qui se penche sur l’évolution du pouvoir d’achat des différentes classes sociales des Belges (selon leurs revenus par déciles), est plutôt technique. Même si elle est illustrée de graphiques édifiants quant à la dégradation du sort des classes défavorisées et à l’amélioration de la situation des fortunés, (voir ci-contre), elle est assez technique et mérite une version grand public qui insiste notamment sur les 5 dernière années qui sont l’objet de polémiques : les mesures de la majorité libérale/nationaliste ont-elles amélioré ou pas les revenus de nos concitoyens ? Un des auteurs de la recherche, Nabil Sheikh Hassan[2] s’est chargé de cette synthèse. Nous vous la livrons ci-dessous mais il faut lire l’entièreté de l’étude pour constater comment, en quelques décennies, le capital est parvenu à arracher au travailleurs près de 10% de la valeur ajoutée qui résulte de leur labeur.
Pouvoir d’achat :la coalition suédoise en défaut
A quelques jours des élections, plusieurs journaux nationaux titrent à quel point « le pouvoir d’achat aurait augmenté sous Michel ». Alors que le concept de « pouvoir d’achat » peut se baser sur des définitions multiples et cacher des réalités très différentes, est-ce qu’il y a vraiment des raisons de festoyer pour la coalition suédoise ?
La Banque nationale de Belgique a calculé que le pouvoir d’achat, défini comme le revenu disponible réel par personne, a augmenté de 1,9% pendant la dernière législature (et de 5,1% quand on exclut les revenus de la propriété du revenu disponible). Ces chiffres sont en deçà des performances des pays voisins. Mais, il y a deux éléments plus importants qu’une étude[3] de chercheuses et chercheurs issus du MOC vient de mettre en avant. D’une part, le chiffre est une moyenne et masque des réalités très différentes et contrastées (notamment sur le temps long). Dans ce cadre, il faut mobiliser d’autres indicateurs pour affiner l’analyse. D’autre part, une croissance du revenu disponible n’est pas due forcément à l’action gouvernementale.
Sur le temps long, une réalité contrastée
En se basant sur les données Eurostat du revenu disponible ventilé par déciles, on obtient d’autres enseignements que ceux issus des chiffres de la Banque Nationale. Entre 1996 et 2017, le revenu médian a progressé en réel de 9,5%. Mais entre 2000 et 2017, le revenu réel disponible des 30% les plus pauvres n’a presque pas augmenté (entre 0% et 0,4%). Plus encore, si les inégalités entre hauts et bas revenus ont diminué entre 1996 et 2000, elles ont ré-augmenté depuis. Cela témoigne d’un problème structurel en Belgique dans l’évolution des revenus issus des allocations sociales, qui bien qu’augmentant de manière réelle, augmentent moins vite que le seuil de pauvreté.
Pour les travailleurs, un autre indicateur est sans doute plus pertinent pour juger de l’évolution du pouvoir d’achat : c’est l’évolution des rémunérations réelles totales (donc cotisations sociales et impôts inclus). Pourquoi ne pas faire comme la tendance actuelle et évaluer uniquement le salaire net ? Parce que les services publics financés par l’impôt et la sécurité sociale financée sur base des cotisations font partie du pouvoir d’achat collectif. La rémunération moyenne réelle par travailleur a évoluée de 9,1% en Belgique depuis 1996 (contre 4,9% en Allemagne, 17,3% en France et 18,1% aux Pays-Bas). Mais si on regarde par rapport à 2010, cette rémunération réelle par travailleur stagne. Et elle est en baisse depuis 2015 de 2,5%. Fait notable : la Belgique a connu 10 années de baisse de rémunération réelle depuis 1996 dont quatre pendant l’action du gouvernement Michel !
Ce constat se superpose à un fait marquant : une baisse tendancielle de la part des salaires dans la richesse créée depuis les années 80. En Belgique, la part de la valeur ajoutée consacrée au salaire est passée de 67,6% en 1981 à 58,7% en 2017. Ce chiffre est important car il indique une modification du type d’économie capitaliste : les exigences de rentabilité du capital sont plus élevées, les institutions autour du marché du travail induisent un gel salarial et les entreprises sont devenues plus intensives en capital.
Le tax shift et le saut d’index : une politique de soutien aux entreprises financée par le citoyen
Si on se focalise sur l’action du dernier gouvernement, il convient de bien mesurer ce qu’on prend en compte ou non dans l’analyse. A quelques jours des élections, il est commode pour le monde politique de mettre à son crédit des éléments qui sont assez peu de son ressort. Dans le cadre d’une analyse sur le pouvoir d’achat, le gouvernement Michel a pris deux grandes mesures : le tax shift et le saut d’index. Si le saut d’index impacte négativement le pouvoir d’achat de tout le monde, le tax shift semblerait plus ambivalent sur papier. D’un côté, il y a une baisse de la fiscalité sur le travail (qui exclut dès lors les allocataires sociaux). De l’autre, il y a une hausse de la fiscalité sur la consommation (pour tout le monde), sur le précompte mobilier (pour les catégories plus aisées), et une baisse de cotisations sociales patronales (qui impacte le financement et les services fournis par la sécurité sociale). Si on veut juger du bilan du gouvernement, il ne faut tenir compte que de cela. Pas de l’enveloppe bien-être dont une loi fixait déjà les modalités avant l’avènement du gouvernement Michel (gouvernement qui n’a d’ailleurs pas toujours affecté toute l’enveloppe). Pas les hausses de salaires négociés entre interlocuteurs sociaux (qui ont vu le gouvernement imposer une loi durcissant les possibilités de hausse de salaires).
Le bilan des seuls tax shift et saut d’index ?
- Le pouvoir d’achat de l’ensemble des travailleurs et de l’ensemble des personnes disposant d’un revenu de remplacement est en recul (perte comprise entre 1.2% et 12.3% des revenus).
- L’impact de ces deux mesures ne touchent pas de la même manière les différentes couches de la population. Les personnes bénéficiant de revenus de remplacement perdent jusqu’à 12,3% de leur revenu alors que celles qui travaillent perdent maximum 2.6% de leur revenu. Elles renforcent donc l’écart entre travailleurs et allocataires.
- Cependant, au sein des travailleurs, ces deux mesures diminuent légèrement les inégalités de revenus puisqu’elles impactent plus les travailleurs des trois déciles les plus favorisés. Les 10% les plus pauvres des salariés voient un recul de leur pouvoir d’achat de 1,7% contre 2,6% pour les plus riches.
L’effet positif moyen global identifié par la BNB n’est donc sans doute pas dû à l’action du gouvernement. Mais plutôt grâce à la croissance économique, grâce aux augmentations négociées dans le cadre d’accords interprofessionnels, grâce à l’enveloppe bien-être. Pour le reste, en tendance longue, le monde politique a intérêt à bien se poser la question des inégalités (autant au sein des travailleurs, qu’entre travailleurs et allocataires sociaux, qui sont souvent les mêmes personnes à des stades différents de leur vie). La résolution de la question des inégalités ne passera pas que par une réflexion sur la fiscalité. Cela doit aussi et surtout se faire par une répartition des richesses créées plus favorable au travail et moins au capital. Et par une sécurité sociale financée par des emplois créés autrement qu’en gelant les salaires des travailleurs.
Nabil Sheikh Hassan
[1] Louise Lambert, Pauline Van Cutsem, Youssef El Otmani, Nabil Sheikh Hassan, Le pouvoir d’achat en Belgique : une analyse par décile, in
Évaluation des politiques publiques, Fondation travail Université, mai 2019, 22 pages.
[2] Nabil SheikH Hassan est économiste et assistant à la SSH/ESPO, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication.
[3] L’étude est disponible en ligne ici : http://www.ftu.be/index.php/publications/evaluation-des-politiques-publiques/346-le-pouvoir-d-achat-en-belgique-une-analyse-par-decile .