Née en 2009 à San Francisco, la société Uber a connu une ascension foudroyante. C’est le modèle même de l’économie de plateforme (dite, à tort, collaborative) dont nous avons montré dans l’article Les coursiers victimes de l’ubérisation du n°2 du journal POUR combien une telle entreprise était un développement très néfaste du capitalisme néolibéral. En faisant trimer avec leur propres véhicules (voitures, vélos et maintenant bateaux) des particuliers sans que ceux-ci disposent d’un contrat de travail, ni de protection sociale, c’est une façon extrêmement efficace de gagner beaucoup d’argent sans en investir.
Le mirage boursier
Donc, ceux qui en ont de l’argent, à ne plus avoir qu’en faire et qui sont hypnotisés par les promesses des nouvelles technologies ont donc placé leurs abondantes économies dans les actions d’Uber. C’est en particulier le cas des fonds de pension dont on sait qu’ils sont des acteurs majeurs du capitalisme de prédation qui se développe de plus en plus. En quelques années, la capitalisation boursière de notre start-up a grimpé, grimpé, grimpé… L’entreprise n’est pourtant qu’une série de centraux téléphoniques et de programmes informatiques permettant de géolocaliser via un smartphone, une tablette ou un ordinateur, le véhicule le plus proche de soi pour ensuite le réserver. Les utilisateurs peuvent suivre l’approche de la voiture qu’ils ont réservée sur l’application.
En ce début 2017, le capital investi dans la société atteignait le montant astronomique de 70 milliards de dollars, et ce pour une société employant seulement 6.700 personnes. Et il fallait bien cet apport continuel d’argent frais car si le chiffre d’affaires monte en flèche (500 millions $ en 2014; 1,5 milliard $ en 2015 et 6,5 milliards en 2016), les bénéfices, eux, ne sont pas à la hauteur, c’est le moins qu’on puisse dire: perte de 671 millions $ en 2014, de 2,2 milliard en 2015 et de 3 milliards en 2016. Un véritable gouffre que cette pseudo bonne affaire… Mais puisque le monde de la bourse est aujourd’hui complètement déconnecté de l’économie, ceux qui s’enrichissent en faisant «travailler» leur argent (mais surtout les non-employés sans protection sociale) continent à se ruer sur les actions d’Uber et à en faire monter le cours.
Les résistances s’organisent
Sur le terrain, les pratiques déloyales d’Uber ont suscité beaucoup de critiques, notamment des chauffeurs de taxis et autres livreurs à domicile auxquels Uber et ses «servants» font une concurrence absolument imbattable. Des manifestations, parfois violentes, ont opposé les travailleurs (taximen surtout) aux contrats normaux à ces redoutables concurrents. Les autorités publiques ne sont pas restées inactives face à des pratiques qui remettaient en cause toutes les réglementations sociales patiemment élaborées depuis des décennies. Les chauffeurs ou cyclistes, d’abord soumis s’organisent, se syndiquent et tentent d’obtenir des conditions de travail enfin acceptables. On ne compte plus les villes, les régions ou les pays qui ont essayé de réglementer les activités d’Uber ou qui les ont interdites purement et simplement.
Mais la société use de toutes les ficelles pour contourner les lois, conteste en justice, crée de nouvelles sociétés quand l’une est interdite. Depuis sa création en 2009 jusqu’en 2016, la société Uber a dû payer 161,9 millions de dollars de condamnations dans le monde. Elle a fait l’objet de plus de 170 procès rien qu’aux États-Unis. Tous les moyens sont bons pour continuer à se développer et, chassée d’une ville, Uber en investit une autre. En mai 2016, l’entreprise a été jusqu’à recruter Neelie Kroes, l’ancienne commissaire européenne chargée de la concurrence, celle qui était chargée de réguler l’activité de sociétés comme Uber. Pour disposer d’informations permettant de contourner les régulations, c’était un recrutement de choix. Cette manière de se vendre au privé pour rentabiliser les connaissances et influence acquises dans le public est appelé pantouflage et légitimement dénoncé comme une dérive peu honnête et une source de conflits d’intérêts que les pouvoirs publics tardent à empêcher.
Qui est derrière la toile d’araignée?
Si Uber fut créé en 2009 par trois associés, un seul se retrouvera bientôt à la tête (CEO) de ce qui allait devenir une multinationale: Travis Kalanick. Ce personnage n’est pas un débutant: dès 1998, il a créé sa première entreprise, Scour, un système de partage de musique en peer to peer qui compte plus de 200.000 utilisateurs. Scour est mise en faillite dès 2000 quand les ayant-droits réclament à Kalanick 250 milliards de dollars de dommages et intérêts pour atteinte au droit d’auteur. En 2001, Kalanick se relance et crée Red Swoosh, une société à laquelle le fisc américain réclame bien vite 100.000 dollars d’arriérés fiscaux. Le PDG finit par payer mais, en 2007, se débarrasse de Red Swoosh pour 23 millions de $. Un milliardaire, Mark Cuban, qui l’a financé à ses débuts le décrit ainsi: «Kalanick est prêt à traverser un mur pour atteindre ses objectifs…». Avec une belle arrogance décrite dans un article en ligne titré L’homme qui voulait tout, tout de suite, il applique le principe «foncer, perturber l’ordre établi, et en gérer les conséquences après coup».
Travis KalanickKalanick développe donc des pratiques plus que douteuses, sa société passe en force là où la réglementation lui interdit de s’implanter. Elle est accusée d’avoir créé des logiciels d’espionnage de rivaux, d’avoir développé des systèmes de surveillance des forces de l’ordre dans les villes où elle était interdite, de vol de technologies liées à la voiture autonome de Google… Une fois que les chauffeurs ont investi pour acquérir leur voiture, Kalanick diminue leurs revenus par décision unilatérale. Et comme les actionnaires ne manifestent pas d’émotion, les affaires continuent.
Le château de cartes commence à s’écrouler
Dans divers pays, des plaintes sont déposées car les chauffeurs de la société sont engagés sans enquête préalable et certains sont accusés d’agressions envers leurs clients, avec notamment un cas de viol qui fait beaucoup de bruit en Inde. Mais depuis le début 2017, c’est à l’interne d’Uber que des problèmes apparaissent. Des dizaines de salariés et anciens salariés dénoncent une culture de la rivalité entre employés, harcèlement moral, sexuel et physique seraient des pratiques courantes au sein de la société.
Dans un premier temps, dès le mois de février, Kalanick présente personnellement des excuses publiques. Mais ça ne suffit pas. Une vingtaine de boucs émissaires sont par la suite licenciés. Rien n’y fait. Mi-juin, Kalanick annonce qu’il va prendre un congé sabbatique de six mois. Toujours pas assez. Finalement, ce 21 juin, il est obligé de présenter sa démission, sous la pression des plus gros des investisseurs institutionnels comme First Round Capital, Fidelity Investments, Lowercase Capital et Menlo Ventures.
Celui qui a fait le succès d’Uber par ses méthodes agressives en franchissant assez souvent les limites de la légalité a donc reçu un carton rouge qui l’a exclu du terrain de jeu. Quel sera l’avenir de la société? Les actionnaires vont-ils continuer à être aveugles aux résultats économiques désastreux de l’entreprise. Vont-ils réaliser qu’ils sont complices d’escroqueries et de destruction de toutes les règles du droit du travail acquises depuis quelques décennies dans les pays démocratiques. Ou vont-ils continuer à espérer une montée de cours avant de prendre enfin leurs bénéfices? La réponse est incertaine mais la question ne serait plus «Le système à la Ponzi (système par lequel les nouveaux entrants sauvent la mise des premiers contributeurs) qu’est Uber va-t-il s’écrouler?» mais «Quand le montage quasi frauduleux et déficitaire va-t-il s’effondrer?».
Affaire à suivre donc, mais pour ce qui est de Travis Kalanick, ne vous inquiétez pas. Il s’en est allé avec un pactole de près de 5,3 milliards de $, ce qui fait de lui la 190ème fortune des Etats-Unis, ce pays où la cupidité est une qualité très appréciée.