Depuis les années 2000, un constat se fait : les objectifs ambitieux fixés par la conférence de Pékin et promus par les féministes n’ont pas été atteints. Cela est visible à travers l’analyse des différentes thématiques abordées par Pékin et du féminisme transnational depuis 1995. En outre, des reculs (backlash) et résistances importantes ont vu le jour à travers le monde. Se pose alors la question du renouveau des efforts mondiaux, notamment à la suite du Forum Génération Égalité ayant eu lieu en 2021.
1. Tour d’horizon thématique de l’égalité de genre dans le monde
2Dans quels domaines l’égalité de genre a-t-elle été le plus promue et quelles ont été les avancées visibles ?
Dans cette partie, nous analysons avec un regard critique les avancées sociales, théoriques et pratiques qui ont été permises par le militantisme féministe transnational après 1995. Nous proposons d’explorer cinq thématiques cruciales faisant référence à des enjeux universels et transnationaux quant à l’égalité de genre : sexisme et stéréotypes ; violence de genre* ; genre et économie ; femmes et pouvoir ; genre et migration.
On peut d’abord souligner que des progrès ont bel et bien été réalisés. La théorisation, la politisation et les actions entreprises par les militant.es pour aller à l’encontre des inégalités de genre représentent des avancées certaines. Ainsi, d’après le rapport d’ONU Femmes :
De nos jours, une fille de 15 ans vivant dans le monde en développement à plus de chances que jamais. Par rapport aux générations précédentes, il y a moins de risques qu’elle vive dans une extrême pauvreté et il y a plus de chances qu’elle puisse grandir en bonne santé et bien nourrie. Le taux de mortalité maternelle a chuté de 38 % entre 2000 et 2017, mais il reste très élevé dans certaines régions du monde. Au niveau mondial cependant les femmes âgées de 25 à 34 ans ont 25 % plus de risques que les hommes de vivre dans une pauvreté extrême (avec moins de 1,90 $ par jour). Bien que le nombre d’enfants non scolarisés dans le primaire et le secondaire ait presque été divisé par deux depuis 1995, 32 millions de filles en âge d’aller à l’école primaire ne fréquentent toujours pas d’école. Le taux de mariage d’enfants est passé d’un sur quatre à un sur cinq, mais 650 millions de femmes vivant dans le monde aujourd’hui se sont mariées avant leur 18e anniversaire. La politique reste un domaine principalement masculin, trois quarts des sièges parlementaires étant occupés par les hommes. (ONU Femmes, 2020, p. 2)
Malgré les avancées, les inégalités liées au genre et à la sexualité restent toujours des moteurs de nos sociétés. Les actions à grande échelle se font encore attendre.
1.1. Apprentissage des normes et stéréotypes de genre : une socialisation genrée
3Avec l’apparition du terme genre et de ses implications sociales, une plus grande attention est portée à la manière dont le genre est construit et dont ses normes sont véhiculées et structurent la construction de l’identité et de l’orientation sexuelle. De plus en plus de parents, milieux éducatifs, marques de jouets ou de vêtements proposent une approche dite neutre. C’est-à-dire qu’ils cherchent consciemment à ne pas créer de différence ou hiérarchie fondée sur la binarité des genres entre les enfants et leurs loisirs, leur laissant la liberté d’exprimer leur identité autrement que dans la binarité fille/garçon. Nos sociétés restent cependant majoritairement fondées sur la binarité des genres.
Les enfants sont éduqué.es et socialisé.es dans un ensemble de normes qui leur sont apprises dès le début de leur vie pour qu’ils/elles se conforment aux attentes sociétales de ce que serait une fille/une femme, un garçon/un homme. On parle, dans ce cas, de socialisation genrée.
La chercheuse Karin Martin a étudié les biais comportementaux des professionnels de la petite enfance (Martin, 2005). Les jouets de manipulation (puzzles, construction) sont plus souvent proposés aux garçons alors que les jouets d’imagination (poupées, histoires) sont plus facilement proposés aux filles. On pense que les garçons seraient « naturellement » plus enclins à des activités nécessitant l’usage des mains, alors que les filles seraient plus créatives et rêveuses. En termes de motricité, cela implique que les filles maîtrisent plus rapidement le langage alors que les garçons sont plus habiles physiquement. Cela les entraîne à adopter des pratiques sociales différentes, qui construisent et creusent les différences de goûts avec l’âge.
On attend des garçons qu’ils « ne pleurent pas » et on demande aux filles d’être sages et « mignonnes ». Ces remarques sont intériorisées par les enfants et ont des conséquences concrètes. Ainsi, les garçons et les hommes adultes ont souvent du mal à exprimer leurs sentiments de manière ouverte, y voyant de la fragilité. Les filles et les femmes ont tendance à moins prendre la parole en public et sont moins incitées à être dans l’opposition. Autres différences : la désobéissance et la transgression sont généralement bien plus acceptées, voire encouragées comme des signes de caractère chez les garçons plutôt que chez les filles. Cela nourrit des définitions très étroites et limitantes de la masculinité et de la féminité et peut-être la source d’une tolérance persistante des comportements violents (chez les hommes notamment) ces derniers étant jugés « naturels ».
L’assimilation des normes de genre se fait très jeune et de manière rapide. Elena Belotti (Belotti, 1973) a ainsi démontré que les comportements des garçons et filles ne diffèrent pas à la naissance, mais que ce sont les comportements différenciés des adultes à leur égard qui impactent ceux des enfants. Dès 3 ans, les enfants identifient des comportements « de filles » et « de garçons » et peuvent les nommer. Les enfants perçoivent les normes de genre et les associent avec les rôles de leurs parents à la maison (maman fait la cuisine et papa met la table), c’est ce que l’on appelle la socialisation primaire. D’autres modèles peuvent leur être proposés via l’école, d’autres familles, les médias, c’est la socialisation secondaire.
La polémique sur la « tenue républicaine » : une illustration de la double norme sexiste quant aux injonctions vestimentaires
En septembre 2020, de nombreuses adolescentes ont témoigné sur les réseaux sociaux des discriminations sexistes vécues dans leurs collèges et lycées. Plusieurs se sont vues refuser l’entrée de leur établissement, punies ou convoquées pour des tenues jugées « indécentes » (crop-top, jupe, short, débardeur, etc.). Ces tenues sexualiseraient trop les adolescentes et « déconcentreraient » les garçons et le corps enseignant. En réponse, le gouvernement français, via son ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, a appelé à porter « une tenue républicaine », Emmanuel Macron ajoutant qu’il fallait « faire preuve de bon sens ». Plusieurs rhétoriques se mêlent ici. Celle de la perception sexualisée et sexualisante du corps des adolescentes et des femmes. Or un habit n’est pas un appel à un rapport sexuel. En conséquence, cela renforce la culture du viol et l’idée que les victimes sont coupables, présupposant que la victime « l’a cherché » et « n’aurait pas dû s’habiller comme ça ». On retrouve aussi la volonté patriarcale de contrôler le corps des femmes.
La socialisation genrée se fait au travers de multiples médiums. Par exemple, Martine Court (Court, 2010) a étudié les magazines féminins et la manière dont ils participent à véhiculer et renforcer des normes et stéréotypes de genre en éduquant les jeunes filles à la minceur ou à la cuisine.
À noter que si la société et les adultes éduquent de manière genrée, ce n’est pas toujours fait de manière consciente. Ce sont les normes elles-mêmes qu’ils ne voient plus et ne veulent/peuvent pas questionner du fait de biais inconscients.
Une question centrale reste celle de la possibilité et de la capacité à dépasser les normes. Les normes et stéréotypes de genre génèrent des pressions à se conformer à une identité qui n’est pas forcément celle dans laquelle un individu se sent à l’aise. Ces normes érigent des modèles en « normalité » invisibilisant et marginalisant toutes les autres identités de genre.
Le fait de ne pas « se sentir conforme » dans une société fondée sur la binarité des sexes et l’hétérosexualité peut entraîner un mal-être physique et mental et rendre vulnérable aux violences et à la déshumanisation. Ainsi, dans son rapport de 2022, SOS Homophobie fait état d’une augmentation des faits de transphobie (deuxième type de phobie contre les personnes LGBTQIA+* après la lesbophobie), touchant particulièrement les plus jeunes. (SOS Homophobie, 2022).
Le « dictionnaire des filles » : l’intériorisation du slut-shaming* et autres réflexes sexistes
Cet ouvrage à destination des adolescentes, pensé comme un « allié » (pour leur permettre de trouver des réponses sur leur sexualité, leurs amitiés, etc.) a été épinglé pour ses propos sexistes, homophobes et moralisateurs ou encore la perpétuation d’une culture du viol dans ses versions de 2011 et 2014. L’avortement et la masturbation y sont décrits dans des termes stigmatisants* et culpabilisateurs. L’homosexualité y est décrite en ces termes : « C’est vrai qu’il existe des couples homosexuels stables. Mais souvent, les relations sont éphémères, instables et les homosexuels ont du mal à se projeter dans l’avenir ». (Rouyer, 2011, disponible en ligne)
Loin de leur permettre de découvrir leur corps et leur identité, ce type d’ouvrage contribue à perpétuer les stéréotypes de genre en utilisant un registre amical et en affichant une fausse volonté de présenter des points de vue différents. Le message final de ce discours homophobe est ici : « L’homosexualité vous rendra plus triste qu’une relation hétérosexuelle, ne soyez pas homosexuel.les ».
Le corps des femmes et sa réappropriation face à son contrôle par la société patriarcale sont au cœur des combats féministes. Les femmes font face à de multiples injonctions pour se conformer à un modèle de féminité culturellement construit (celui dominant en Europe étant, par exemple, celui de la femme blanche mince). Ce modèle repose principalement sur le physique comme nous l’explique Mona Chollet dans son livre Beauté Fatale : Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Chollet, 2012). Selon les chiffres de l’étude menée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel en 2017 les deux tiers (67 %) des publicités télévisées présentant une sexualisation des personnages mettent en scène des femmes. L’étude révèle que pour les mêmes catégories de produits dans lesquelles apparaissent des personnes nues ou partiellement nues, les femmes sont majoritaires.
La définition de la « féminité » renvoie à une idéologie qui délimite ce que serait la « femme ». Ainsi, la « féminité » a pris et prend plusieurs formes selon les époques, les cultures et les lieux. Dans la France médiévale, une femme idéale est une femme que l’on qualifierait de grosse aujourd’hui, signe de richesse et de santé, car en capacité de se nourrir. Pour d’autres zones géographiques dans des cultures indigènes, comme les Maoris en Nouvelle-Zélande, une incarnation de la beauté et de la puissance chez les femmes peut s’exprimer par le moko, un tatouage sur le menton et les lèvres.
Ces normes ont des conséquences qui peuvent être nocives. Toute résistance ou glissement entraîne des rappels à l’ordre verbaux ou physiques. Les femmes, constatant leur écart à l’idéal type, peuvent recourir aux technologies permettant de transformer le corps, comme la chirurgie esthétique ou les régimes amincissants. À cela s’ajoute une dimension raciale et coloniale, puisque le modèle de féminité est un idéal de beauté occidental. Il a des conséquences sur l’imaginaire et la construction mentale que les femmes racisées ont d’elles-mêmes comme le montre Amandine Gay dans son documentaire « Ouvrir la voix » (Gay, 2017). Dans certains pays comme l’Inde, les femmes de la classe moyenne plébiscitent les solutions blanchissantes pour obtenir un teint plus blanc. On observe le même phénomène chez certaines femmes noires en France et en Afrique, couplé au défrisage des cheveux. Or ces produits ont des conséquences dévastatrices pour la santé. La grossophobie* est un autre combat encore peu médiatisé, mais dont les féministes s’emparent. À ce titre, le documentaire « On achève bien les gros » réalisé en 2019 d’après le livre de l’activiste Gabrielle Deydier est un témoignage éclairant sur la violence du rejet social des personnes grosses.
Face à ces critiques du modèle unique de la « femme », certaines marques de mode et campagnes publicitaires (dont le public est majoritairement féminin) se sont engagées timidement pour la diversité via le body positive et/ou l’inclusion de femmes racisées, lesbiennes, transgenres dans leurs publicités. Mais cela peut aussi n’être qu’une tendance marketing en lien avec le pink washing dénuée d’impact si les marques ne pratiquent pas l’inclusivité (pas de grandes tailles, pratiques discriminantes en magasin, etc.) et si nos sociétés continuent à juger la valeur des personnes d’après leur apparence physique.
Un des combats centraux des féministes pour se réapproprier leur corps se joue au niveau de la perception de leur sexualité. Le corps des femmes est construit comme socialement tourné vers la reproduction biologique et serait donc hétérosexuel. Celles qui ne s’identifient pas comme cisgenres* et les lesbiennes inquiètent et sont visées par un discours de « déviance ».
La sociologue américaine Adrienne Rich, dans son article La Contrainte à l’Hétérosexualité et l’Existence lesbienne (Rich, 1980) explique que l’intériorisation de l’hétérosexualité comme seule sexualité possible passe notamment par les médias et l’idéalisation de l’amour romantique, l’injonction à la maternité, l’infériorisation des femmes et l’invisibilisation de productions et de modèles de femmes lesbiennes. C’est d’ailleurs ce que critique Alice Coffin dans son livre Le Génie lesbien (Coffin, 2020) : l’absence de représentation des lesbiennes dans les médias, dans la culture et dans l’espace public, ne permettant pas de publiciser le lesbianisme. Dans La Pensée Straight, paru en 1992, Monique Wittig (figure du lesbianisme radical) déclare : « Les lesbiennes ne sont plus des femmes ». Elles ne sont plus des femmes, car elles n’appartiennent plus au père ou au mari, elles sont libérées de l’exploitation privée qui les fabrique en tant que femmes. Cependant, elles ne peuvent pas se libérer de l’exploitation publique/collective, qui concerne toutes les femmes (collègues de bureau, inconnus dans la rue, sexisme institutionnel, etc.).
1.2. Les violences de genre : un fléau universel
4Les violences envers les femmes et les filles se manifestent de façon massive et systématique dans l’ensemble des régions du monde. Elles revêtent différentes formes en fonction de l’espace où elles ont lieu. Toutes les femmes et les filles subissent une ou plusieurs formes de violences au cours de leur existence simplement parce qu’elles sont femmes ou filles.
5En moyenne, en France, 80 % des formes de violences dont sont victimes les femmes, les filles et les enfants dans la sphère familiale sont perpétrées par des hommes, principalement connus d’elles et de leur entourage proche (Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple, ministère de l’Intérieur, 2021).
6La définition que donne la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes stipule que :
[…] la violence à l’égard des femmes est une manifestation des relations de pouvoir historiquement inégales entre les hommes et les femmes, qui ont conduit à la domination et à la discrimination des hommes à l’égard des femmes et à la prévention de la pleine promotion des femmes, et que la violence à l’égard des femmes est l’un des mécanismes sociaux essentiels par lesquels les femmes sont contraintes à une position subordonnée par rapport aux hommes. (OHCHR, 1993, préambule de la déclaration pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, en ligne)
7Reconnaître que la violence à l’égard des femmes constitue une forme de discrimination et une violation des droits fondamentaux de l’être humain permet d’appréhender le contexte où cette violence se manifeste. C’est l’idéologie de domination des individus de genre masculin sur les autres et les relations de pouvoir inégales qui expliquent que de telles violences existent.
8De nombreux facteurs, notamment le statut économique, la race, l’origine ethnique, la classe sociale, l’âge, l’orientation sexuelle, le handicap, la nationalité, la religion et la culture, façonnent les différentes manifestations de cette violence et les expériences personnelles des femmes qui en sont victimes.
Classification des différentes sphères où les violences de genre à l’encontre des femmes et des filles se produisent
• Violence dans la famille – comme la violence domestique* ; physique et/ou psychologique ; le viol conjugal ; la pédocriminalité incestueuse ; l’exploitation sexuelle par la famille ; l’avortement sélectif en fonction du sexe et infanticide ; les pratiques traditionnelles telles que les mutilations sexuelles féminines ; pratiques liées à la dot ; les lois religieuses/coutumières.
• Violence dans la communauté – comme le viol/agression sexuelle ; le harcèlement sexuel ; la violence au sein des institutions ; la traite et toutes les formes d’exploitation sexuelle ; la violence à l’égard des femmes travailleuses migrantes ; et la pornographie.
• Violence perpétrée ou tolérée par l’État – telle que la violence sexiste pendant les conflits armés ; violence en détention ; impunité des violences sexistes et sexuelles ; violence contre les réfugié.es et les personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI) ; et la violence à l’égard des femmes issues de groupes autochtones et minoritaires.
9Les violences se produisent tout au long du cycle de vie des femmes et des filles. Par exemple, avant la naissance, des fœtus de sexe féminin sont volontairement avortés, amenant à une disparité très forte de la pyramide des âges, principalement en Asie. Selon une étude récente de la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) citée par le journal le Monde (Chao, Gerland, Cook & Alkema, 2019, p. 9308) :
La Chine et l’Inde sont de très loin les principales responsables de ce dérèglement avec respectivement un total cumulé de 11,9 millions et de 10,6 millions de filles en moins durant la période 1970-2017.
Dès la préadolescence et la puberté, les filles de toutes les régions du monde sont menacées par les mariages précoces ou mariages forcés. Le tabou des règles est également présent dans toutes les régions du monde avec une acuité particulière dans certains pays (Népal, Malawi, Kenya, Inde, Japon) où les règles sont associées à des croyances ou normes discriminantes et légitiment l’exclusion sociale. Les femmes et les filles adolescentes sont particulièrement vulnérables aux harcèlements et violences sexistes et sexuelles dans l’espace public, notamment dans les transports ou à travers le cyberharcèlement, une forme prévalente de harcèlement sexiste particulièrement impactante et menant les victimes jusqu’à l’anéantissement psychologique ou au suicide.
10À l’âge adulte, la majorité des violences commises envers les femmes et les filles (deux tiers d’entre elles) se situent dans la sphère intrafamiliale. Ces violences sont souvent le fait d’un conjoint, ex-conjoint, partenaire ou ex-partenaire. Elles sont de nature psychologique, économique, ou physique et sexuelle. Elles peuvent aller jusqu’au féminicide (le meurtre d’une femme en raison de son identité de genre).
11Les violences sexuelles sont une catégorie spécifique reconnue au sein des violences de genre. Elles sont prévalentes également dans la sphère publique, ou professionnelle, où elles peuvent prendre les formes d’abus sexuel sur le lieu de travail ; de harcèlement sexuel ; de toutes les formes d’exploitation sexuelle, y compris à des fins de diffusion pornographique ; la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle ; et les violences subies par les travailleuses domestiques. Elles touchent en majorité, mais pas exclusivement des femmes.
12La violence à l’égard des femmes est à la fois universelle et spécifique. Elle est universelle dans la mesure où il n’existe pas de région, pays ou culture dans le monde où soit garanti le droit des femmes de se prémunir contre la violence. Elle est spécifique dans la mesure où toutes les femmes ne subissent pas les mêmes violences — par exemple, les mutilations génitales féminines — ou ne font pas face aux mêmes risques en fonction de leur groupe socio-économique et statut — les femmes migrantes font face à des risques exacerbés de violences par exemple.
La culture du viol
Ce terme a fait son apparition dans les années 1970.
Comme l’explique le sociologue Éric Fassin : « il s’agit de penser la violence [de genre] en termes culturels et non individuels, non pas comme une exception pathologique, mais comme une pratique inscrite dans la norme qui la rend possible en la tolérant voire en l’encourageant » (Fassin cité dans Rey-Robert, 2019).
Ainsi, des caractéristiques de la culture du viol (comme l’existence supposée de pulsions sexuelles masculines incontrôlables ou encore la culpabilisation des femmes pour les agressions subies) sont intériorisées par les hommes et par les femmes et deviennent invisibles. La culture du viol permet de légitimer toute sorte de violences de genre.
L’impunité est largement encouragée par les productions médiatiques et les institutions de pouvoir. Les hommes y sont omniprésents, y tiennent des propos sexistes, misogynes et diffusent des images allant dans le sens de la culture du viol. Le male gaze* ou regard masculin théorisé par Laura Mulvey (Visual Pleasure and Narrative Cinema, 1975) entretient cela. Ce regard masculin consiste à érotiser et « objectifier » les femmes et à les percevoir comme à disposition de la société.
Pour Jamila Jamil, actrice et activiste, tant qu’un travail de prise de conscience et de déconstruction active ne sera pas enclenché de la part des hommes, alors ils pourront toujours tous être perçus comme de potentiels agresseurs par les femmes.
13La violence à l’égard des femmes constitue un mécanisme de perpétuation de l’autorité masculine. Ainsi, en France, 93 000 femmes sont victimes de viol ou de tentative de viol par an (IFOP, 2018 ; Inspection générale de la justice, 2019).
14La violence agit comme « sanction » pour avoir, par exemple, transgressé les normes sociales régissant les rôles familiaux et sexuels assignés aux femmes. Par sa fonction punitive et coercitive, la violence de genre renforce également les normes sexospécifiques dominantes. Les normes qui régissent ces rôles peuvent se manifester sous la forme de codes moraux ou d’attentes sociales. La violence domestique est fortement corrélée avec la rigidité des rôles sexospécifiques associant la masculinité à la domination.
15Il règne une forte impunité pour les auteurs de violences de genre. Seule une infime partie des victimes ont recours à la justice ou y trouvent réparation et a contrario les auteurs sont peu sanctionnés.
Quelques chiffres sur les violences faites aux femmes en France
En France, l’enquête 2020 #PrendsMaPlainte (NousToutes, 2020) montre que 66 % des répondantes estiment avoir été mal prises en charge lors d’un dépôt de plainte pour violences conjugales, sexuelles ou sexistes via la banalisation des faits, le refus de prendre la plainte et la culpabilisation de la victime. La justice minore les agressions sexuelles avec un pourcentage très faible de condamnation pour viol (pour 100 femmes se déclarant victimes, environ 1,3 condamnation) par rapport au nombre de plaintes déposées (déjà faibles, avec environ 12 % de femmes victimes de viol portant plainte selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes, Enquête « VIRAGE », INED, 2016). Le viol, qui est un crime, doit être jugé aux assises, or souvent, il est jugé en correctionnelle comme agression sexuelle entraînant des peines moins lourdes.
Les dispositifs et lois portant sur les violences faites aux femmes sont récents, démontrant le peu d’importance accordé à ces violences. La première enquête statistique nationale française sur les violences faites aux femmes n’a eu lieu qu’en 2000 et le viol conjugal n’a été criminalisé qu’à partir de 1992 dans la loi française.
16La lutte contre la violence à l’égard des femmes dans le cadre des accords internationaux et des engagements politiques est une entreprise lente et relativement récente. Bien que la Charte des Nations unies comporte une disposition sur l’égalité entre les hommes et les femmes, il a fallu 34 ans (depuis la création de l’ONU en 1945) pour définir explicitement les différents types de discrimination à l’égard des femmes. Cela s’est fait dans le cadre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes en 1979. Malgré l’avancée que constitue cet instrument normatif très global, il n’y est fait aucune mention de la violence contre les femmes. Quatorze ans plus tard, en 1993, la Conférence de Vienne, sous l’impulsion des mouvements de défense des droits des femmes, a finalement reconnu la violence à l’égard des femmes comme un problème de droits humains, la classant comme une violation grave des droits de l’homme. La même année, l’Assemblée générale des Nations unies a également adopté la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, qui a été le premier instrument international à aborder et à définir explicitement la violence à l’égard des femmes tout en appelant les États à la condamner et à œuvrer à son éradication.
17Un an plus tard, en 1994, la première rapporteuse spéciale des Nations unies sur la violence contre les femmes a été nommée : la Sri Lankaise Radhika Coomaraswamy. Sa mission consistait à documenter les causes et les conséquences des violences contre les femmes et les mesures et les moyens pour leur élimination. Les rapporteuses spéciales ont contribué à approfondir la définition, la portée et les formes de la violence auxquelles les femmes sont confrontées. Mais aussi à obliger l’État à s’investir au-delà de la poursuite des acteurs privés pour englober la protection contre la violence, la fourniture d’un soutien juridique et les exigences en matière de santé, de sécurité et de logement pour les survivantes et de développer l’obligation de prévenir les violences en s’attaquant à ses causes profondes.
18D’autres instruments juridiques spécialisés sur les violences ont vu le jour dans la foulée des travaux onusiens. Ce sont, par exemple, l’adoption de la convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme : la Convention de Belém do pará, adoptée au Brésil le 9 juin 1994 ; la Convention d’Istanbul, adoptée en 2011 dans le cadre du Conseil de l’Europe est le second instrument régional contraignant sur la thématique des violences domestiques et violences faites aux femmes et aux filles. Cette Convention se veut tournée vers l’action et se fonde sur quatre piliers : la prévention, la protection, les poursuites et une approche coordonnée des politiques pour lutter contre les violences faites aux femmes et aux filles. Sa mise en œuvre et son déploiement posent de nombreux problèmes à certains États qui le contestent (la Pologne et la Turquie en particulier ont menacé de se retirer de la Convention). Aucun texte normatif global n’a encore vu le jour ni n’est planifié sur la thématique pourtant universelle des violences de genre.
#MeToo* : une révolution sociétale féministe
Le mouvement #MeToo pour alerter sur les actes de violence faite aux femmes considérées comme « normaux » et « banals » est devenu viral en 2017. Sous le hashtag #MeToo, des milliers de femmes ont témoigné avoir, elles aussi été victimes de violences de genre.
Il a permis une libération de la parole des victimes, la remise en cause de la culture du viol et de l’arrêt de l’impunité des agresseurs et de l’omerta, notamment pour les hommes dans des positions de pouvoir. L’affaire Harvey Weinstein est l’une des illustrations les plus emblématiques. Le producteur de films a été jugé coupable de viol et de violences sexuelles par la justice américaine. Il a été condamné à 23 ans de prison.
En France, le mouvement a été lancé par la journaliste Sandra Muller, sous le hashtag #BalanceTonPorc. Il a fait se libérer la parole de femmes comme Adèle Haenel, Vanessa Springora et bien d’autres sur les violences sexuelles qu’elles ont vécues. La chanteuse Angèle a également relayé le mouvement avec sa chanson « Balance ton quoi ». Elle y dénonce ironiquement la culture du viol et insiste sur la notion de consentement* entre individus. Le mouvement a donné naissance à de nombreuses répliques dans le milieu des arts et du spectacle, le monde politique, des médias, etc.
1.3. Le genre de l’économie : répartition sexuée, valorisation et rémunération
19Les féministes occidentales des années 1960-1970 insistent sur l’importance de l’indépendance économique pour s’affranchir du patriarcat, car une femme qui peut subvenir à ses besoins pourra effectuer des choix en son nom. Des années 1960 aux années 2000, le taux de participation des femmes sur le marché du travail va augmenter (de 10 à 15 % selon les pays) dans les pays du Nord. Cette période est aussi celle d’une « libération de la femme » avec des contraintes sociales qui se desserrent et des avancées en termes de droits sociaux (accès à la contraception, dépénalisation de l’avortement, autorisation de travailler sans l’aval du mari, etc.). En parallèle, le rattrapage économique des pays du Sud permet également d’augmenter le taux de participation féminin, et les organisations internationales de développement insistent sur le rôle du travail salarié comme clé pour l’empouvoirement des femmes dans les pays du Sud. Pour ce faire, plusieurs outils sont utilisés : accès à des formations professionnalisantes, programmes de microcrédit, promotion de l’emploi des femmes dans les entreprises locales. Ces initiatives ont permis d’améliorer la position des femmes sur le marché du travail, mais ont aussi été critiquées pour leur reproduction des stéréotypes de genre (formations de couturières ou aides pour lancer des services de restauration pour les femmes) et leur instrumentalisation au service d’un capitalisme patriarcal.
20Les féministes critiquent la vision androcentriste de l’économie et du travail formel*, notamment par l’absence de prise en compte du travail domestique et du travail reproductif* (effectué en majorité par les femmes). Les modèles développés par les économistes classiques font uniquement référence à l’homo economicus (l’homme économique), les femmes et leur contribution à l’économie étant les grandes absentes.
21Bien que socialement libérateur, le marché du travail reste source de discriminations pour les femmes. En y accédant, elles se voient souvent attribuer des emplois précaires et font face à l’hostilité des hommes. L’inégalité la plus flagrante étant la différence de salaire entre les femmes et les hommes :
En 2019, le revenu salarial des femmes reste inférieur en moyenne de 22 % à celui des hommes. (INSEE, 2022)
Expliqué autrement, cela signifie qu’à partir du 4 novembre 2022, les femmes (prises dans leur globalité) en Europe travaillent gratuitement (Les Glorieuses Newsletter, 2022).
22La « forme » de l’emploi est une première clé pour comprendre les inégalités sur le marché du travail. Les femmes ont tendance à être concentrées dans des secteurs professionnels particuliers : l’éducation, la santé, le travail social, l’aide à la personne et le nettoyage. Ainsi, 40 % des femmes sont présentes dans 20 familles professionnelles, contre 29 % des hommes (INSEE Analyses, 60, 2020). C’est ce que l’on appelle la ségrégation professionnelle. Ainsi, on estime que 95 % des assistant.e.s maternelles, employé.e.s de maisons, aides à domicile et aides ménagères, secrétaires sont des travailleuses. Cela amène à penser que ces emplois sont féminins, attirant peu d’hommes. Mais cela émane d’un cercle vicieux : les stéréotypes de genre font que les femmes sont dirigées vers ces secteurs et y sont donc majoritaires, et cela alimente l’idée que ce sont des secteurs féminins. Ces secteurs sont souvent peu valorisés socialement et souffrent d’inégalités de genre fortes : les femmes sont peu présentes aux postes de décisions et ont de bas salaires.
23Les femmes sont aussi majoritaires dans les emplois à temps partiel (79,5 % de la population à temps partiel en France en 2019 d’après l’enquête de la DARES et de l’INSEE Emploi, chômage, revenus du travail), dans les contrats à durée déterminée (CDD) et les postes d’intérimaires ; des emplois moins bien rémunérés. Les femmes sont perçues par les employeur.ses comme des travailleuses moins « sûres » du fait de potentielles grossesses et des charges liées à la parentalité qui pèsent de manière disproportionnée sur elles (en moyenne trois fois plus). Elles seraient plus susceptibles d’interrompre leur carrière et seraient donc moins « fiables » sur le long terme. Une femme ayant eu un enfant aura plus de difficultés à retrouver un emploi bien rémunéré et ces interruptions pèseront négativement sur la retraite qu’elle touchera. Les femmes occupent moins souvent des postes à responsabilités et de direction et ont donc des rémunérations inférieures aux hommes (le plafond de verre*).
24Les hommes se sont parfois opposés à l’entrée des femmes sur le marché du travail avec l’argument « du vol du travail », une rhétorique prévalente après les guerres mondiales. Aujourd’hui, c’est le sentiment d’iniquité qui est utilisé, notamment en réponse à l’introduction de quotas féminins au sein des conseils d’administration des entreprises françaises de plus de 250 salariés. Cela repose sur la préconception, profondément sexiste, de considérer que ces emplois appartiennent aux hommes et que les femmes seraient une menace.
25Le terme « féminisation du travail » a été développé par l’économiste Guy Standing (Standing, 1999) et étudié par les économistes Chant et Sweetman (Chant & Sweetman, 2014). La « féminisation » du travail désigne l’entrée massive de travailleuses sur le marché du travail et ses conséquences. Ces chercheur.ses, se sont particulièrement intéressé.es à son expression dans les pays du Sud, où les femmes peuvent être perçues comme ayant un faible niveau de compétences et où la libéralisation de l’économie (flexibilisation et informalité des emplois, absence de syndicats, droits du travail limités) les oblige à accepter des emplois mal rémunérés qui permettent aux entreprises de faire plus de profits et d’être plus compétitifs.
26Le travail est un outil d’empouvoirement pour celles qui décident de leur type de travail et qui en tirent les bénéfices entiers. Pour celles qui travaillent dans des conditions dignes. Ce sont, souvent, les plus riches et les plus éduquées. Pour les autres, le travail est une question de survie et amène son lot d’oppressions.
La grève des travailleuses de l’hôtel Ibis-Batignolle à Paris
Les femmes travailleuses de cet hôtel se sont mises en grève le 17 juillet 2019 pour réclamer de meilleures conditions de travail et une rémunération salariale plus juste. Les grévistes sont employées via une entreprise de sous-traitance, ce qui ne leur permet pas de bénéficier de la convention collective de l’hôtel et des avantages médicaux, salariaux et internes à l’organisation de l’hôtellerie. Par ailleurs, elles revendiquent la fin de la cadence des « 3,5 chambres par heure » ce qui leur laisse 17 minutes pour préparer une chambre, entraînant des heures supplémentaires qui ne sont pas comptabilisées. Le salaire pour ces femmes varie entre 700 € et 1 000 € par mois. Les femmes employées sont pour la plupart des femmes racisées issues de l’immigration et sont ici perçues comme des travailleuses que le système peut exploiter. D’ailleurs, parmi les revendications de ces femmes, il y a la reconnaissance de la « dignité des travailleuses » et la fin de leur invisibilisation. En mai 2021, les femmes grévistes ont obtenu gain de cause et devraient bénéficier des mêmes conditions de travail que les employé.es et voir leurs contrats requalifiés en CDI.
27Le calcul du Produit intérieur brut (PIB) exclut de nombreuses formes d’activités qui permettent à l’économie et à la société de prospérer et ces activités sont très souvent exercées par des femmes. C’est le cas du travail informel* (marchand.es ambulant.es, personnes s’auto-employant chez elles, domestiques, travailleur.ses industriel.les à domicile, travailleur.ses saisonnier.es, travailleur.ses de l’agriculture vivrière*) central pour des pays comme l’Italie ou l’Inde où il compte respectivement pour près de 22 % et 70 % du PIB. Le secteur agricole est celui où l’emploi informel prévaut. En proportion, les femmes sont plus exposées à l’emploi informel que les hommes : c’est le cas dans plus de 90 % des pays d’Afrique subsaharienne et 89 % des pays d’Asie du Sud, et dans près de 75 % des pays d’Amérique latine (ILO, 2019). ONU Femmes estime que 740 millions de femmes travaillent dans l’économie informelle dans le monde (ONU Femmes, 2020). L’emploi informel ne permet pas aux femmes d’accéder aux droits et protections de base offertes par le travail formel* et augmente ainsi leur vulnérabilité socio-économique.
Travail consacré au travail non rémunéré par jour et par sexe en 2021. | ||
HOMMES | FEMMES | |
Japon | 41 mn | 3h70 |
France | 2h25 | 5 h |
Inde | 52 mn | 4h15 |
Suède | 3 h | 3h50 |
28Les femmes passent plus de temps que les hommes à effectuer des activités domestiques non rémunérées. Cela alors qu’elles occupent aussi souvent un emploi rémunéré. Elles vivent ce que l’on appelle la « deuxième journée ». À cela, s’ajoute le concept de la charge mentale* : les femmes pensent constamment « à ce qu’il y a à faire ». La nature de la répartition des tâches domestiques au sein du foyer est toujours genrée : les femmes s’occupent de la cuisine, du ménage et de la garde des enfants alors que les hommes font du bricolage, s’occupent de la voiture et font du sport. Les hommes sont plus investis qu’auparavant dans l’éducation de leurs enfants, mais leur participation aux autres tâches domestiques n’a pas augmenté.
Comptabiliser le travail domestique ?
Plusieurs initiatives visent à introduire l’économie du care* et le travail domestique dans la mesure du PIB et plus largement, dans les données et modèles macro-économiques. On peut citer à ce titre les travaux menés par l’ONU et l’OCDE.
L’introduction d’indicateurs économiques entend visibiliser ces activités cachées, dans le but de collecter de l’information et pouvoir proposer des solutions.
Les économistes ne sont cependant pas unanimes sur la manière de mesurer le travail domestique. Du côté des féministes, la comptabilisation du travail domestique entraîne une crainte de sa « marketisation » et de sa réappropriation par le capitalisme. Elles alertent également sur le fait que donner un salaire pour le travail domestique ne doit pas être un outil dissuasif pour les femmes de travailler à l’extérieur de la sphère domestique comme a pu l’être le congé parental de droit après l’arrivée d’un second enfant.
29La théorie de la reproduction sociale développée par les féministes marxistes (Bhattacharya, 2017) démontre que le travail domestique et d’attention effectué par les femmes pour le reste des membres de la famille permet de soutenir l’économie capitaliste. Il est en conséquence qualifié de travail reproductif*, car il permet la survie et la reproduction des travailleur.ses.
30Pour permettre aux femmes de « concilier » travail domestique et carrière professionnelle — car on part du principe sexiste que cette conciliation leur incombe — le marché du travail a privatisé les services de soin. Mais ce sont toujours les femmes qui s’occupent des enfants des autres, des tâches domestiques des autres et qui reportent leur affection sur les autres. À cela s’ajoute une dimension raciale et de classe. Ainsi, dans le secteur des soins à la personne, qui se caractérise par des salaires bas et des conditions éprouvantes, on trouve 14,5 % de femmes nées à l’étranger, contre 5,5 % en moyenne dans les autres professions (DARES Analyses, n°038, août 2018, « Les salariés des services à la personne, comment évoluent leurs conditions de travail et d’emploi ? »).
1.4. Femmes, pouvoir et prise de décision
31L’historienne féministe Mary Beard (Beard, 2018) a décrit le processus d’éloignement des femmes des espaces de pouvoirs, de la Grèce antique à nos jours en Occident/Europe. En effet, les femmes de l’Antiquité ne prenaient aucune part au discours public qui était l’essence même de la masculinité. Contrairement aux hommes, elles n’étaient pas des citoyennes de la cité grecque, tout comme les étranger.es.
32Le pouvoir*, dans nos sociétés patriarcales, est détenu et exercé par les hommes. La féministe Andrea Dworkin (Dworkin, 2007) a défini le pouvoir des hommes en sept points. Ils le détiennent particulièrement à travers leurs rôles de décideurs dans la sphère publique, mais aussi dans la vie familiale où les pères et autres figures paternelles ont traditionnellement autorité sur les femmes et les enfants. Cela permet aux hommes de profiter du système en place. Le paternalisme serait fondé sur un contrat d’échange de services tacite et inéquitable : l’homme pourvoit aux besoins économiques de la femme et la protège en échange de services sexuels et domestiques.
33Françoise Héritier lors d’une conférence donnée à l’institut Cochin (2012) expose le double standard qui décrète que ce qui est associé avec les femmes ou la féminité a moins de valeur que le masculin. C’est la « valence différentielle des sexes ». Le public ne visualise que peu de femmes expertes : en 2020, en France, à la télévision et à la radio, le taux d’expertes [science et technique, éducation, justice] est de 41 % et de 31 % pour les invitées politiques, cependant, elles ne disposent que de 35 % de temps de parole à l’antenne (CSA, 2021). En cause, les hommes bénéficiant de plus de visibilité publique, ce qui renforce le stéréotype que les femmes seraient moins aptes à la connaissance et à la parole publique.
34Plus les sphères de pouvoirs sont en haut de la pyramide de valeur sociétale, moins on y trouve de femmes. Même au sein des sphères de pouvoir, la place des femmes est normée. Dans les ministères par exemple, elles sont généralement cantonnées perçues comme typiquement « féminin », famille ou éducation, et sont rarement dans les domaines régaliens comme les finances ou l’armée.
35Les femmes sont sous-représentées à tous les niveaux des sphères décisionnelles dans les fonctions dirigeantes, au sein des assemblées élues, dans l’administration publique ou encore dans le secteur privé ou le monde universitaire.
Pour rattraper les retards en termes de représentation et participation politique, la politique de quotas est quelquefois développée. Ceux-ci sont mis en place sur le modèle américain de « l’affirmative action », ou discrimination positive, qui, dans les universités par exemple, permet aux minorités raciales d’accéder à une éducation universitaire. Le succès de ces mesures est mitigé en politique, car il est toujours possible d’élaborer des stratégies d’évitement et tous les modes de scrutin ne permettent pas d’atteindre la parité (par exemple, les scrutins uninominaux). Les partis inscrivent les femmes en fin de liste ou préfèrent parfois payer des amendes que d’avoir une parité dans les listes.
Les femmes sont confrontées à deux sortes d’obstacles sur la voie de la participation à la vie politique. D’une part, des entraves structurelles causées par des lois et des institutions discriminatoires qui réduisent encore aujourd’hui leurs possibilités de voter ou de se porter candidates à un mandat politique, ainsi que la pauvreté ou le manque d’éducation. D’autre part, des entraves matérielles, faute de moyens, les femmes ont moins de chances que les hommes de suivre une formation, de nouer des contacts et de bénéficier des ressources nécessaires pour devenir des dirigeantes performantes. De plus, elles sont structurellement jugées moins fiables ou compétentes.
36Mary Beard (2018) soutient que les femmes qui ont réussi à se faire entendre et atteindre des sphères décisionnelles élevées ont dû se conformer aux codes masculins du pouvoir (que ce soit l’habillement, la manière de parler, les stratégies politiques) ou user de stéréotypes comme la figure maternelle. Margaret Thatcher a ainsi pris des cours de positionnement vocal pour adoucir sa voix.
37Le sexisme généralisé du milieu politique s’illustre notamment par une hostilité envers l’accès et la prise de parole des femmes. Julia Gillard, ex-Première ministre australienne a été qualifiée de sorcière par l’opposition et rapporte dans ses mémoires (2014) le sexisme institutionnalisé du monde politique. En France, les exemples de sexisme en politique sont légion, notamment les bruits et remarques émises lors des prises de parole féminines à l’assemblée parlementaire comme ce fut le cas pour Cécile Duflot et les commentaires inappropriés sur sa tenue (une robe à fleurs) en 2012.
38Le pouvoir pourrait être entièrement repensé à travers un prisme féministe. Il nous faut réfléchir à la nature du pouvoir pour sortir d’un pouvoir hiérarchique, ascensionnel et vertical, vecteur d’inégalités de genre. Françoise Héritier propose de le remplacer par la puissance et la persévérance, qu’elle distingue du pouvoir. Enfin, une approche féministe du leadership* est une approche fondée sur les droits et se veut transformationnelle.
Une définition plurielle et féministe du pouvoir selon Aurélie Salvaire (2019)
Les mouvements féministes ont permis de montrer qu’il existe différentes formes de pouvoir. Elles peuvent s’exprimer ensemble ou de manière séparée, mais elles traversent toutes nos sociétés et modèlent nos relations sociales. Quatre dimensions du pouvoir sont cruciales pour les féministes : le pouvoir sur, le pouvoir à, le pouvoir avec et le pouvoir intérieur.
• Pouvoir sur : ce type de pouvoir désigne une relation mutuelle exclusive de domination ou de subordination. Il suppose que le pouvoir n’existe qu’en quantité limitée. Ce pouvoir s’exerce sur quelqu’un, ou, de manière moins négative, permet à quelqu’un « d’être guidé ».
• Pouvoir à : il s’agit d’un pouvoir qui englobe l’aptitude à prendre des décisions, d’exercer l’autorité et de trouver des solutions créatives et stimulantes aux problèmes qui se posent. Cette notion désigne donc les aptitudes intellectuelles (connaissances et savoir-faire) et les moyens économiques.
• Pouvoir avec : il s’agit du pouvoir social ou politique et de la capacité de se réunir pour négocier et défendre un objectif commun (droits individuels ou collectifs, idées politiques comme la défense d’intérêts, etc.). Pris ensemble, les individus ont le sentiment d’avoir du pouvoir lorsqu’ils se rassemblent et s’unissent en quête d’un objectif commun, ou lorsqu’ils partagent une vision identique des choses.
• Pouvoir intérieur : cette notion de pouvoir se rapporte à la conscience et à l’estime de soi, à l’identité et à la confiance en soi (savoir comment se comporter). Elle concerne aussi la façon dont les individus, par l’analyse de soi et le pouvoir intérieur, arrivent à influer sur leur existence et à prendre des décisions.
39Ce pouvoir au féminin s’illustre à travers des modèles multiples issus de divers secteurs de la société civile dans nos sociétés contemporaines : Emma Watson (actrice et militante britannique) ; Greta Thunberg (jeune militante suédoise pour le Climat) ; Leymah Gbowee (militante libérienne pour la paix en Afrique et co-lauréate du prix Nobel de la paix en 2011) ; Ellen Johnson Sirleaf (ancienne présidente du Libéria et co-lauréate du prix Nobel de la paix en 2011) ; Loujain Al-Hathloul (militante saoudienne des droits humains des femmes) ; Shirin Ebadi (avocate iranienne prix Nobel de la paix en 2003). Elles contribuent toutes au contre-pouvoir et à changer l’ordre établi. Les femmes politiques comme Jacinda Arden en Nouvelle-Zélande ou Angela Merkel contribuent-elles à un nouveau leadership féminin* en politique ?
1.5. Parcours genrés dans les mouvements migratoires
40L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que les migrant.es internationaux/ales* sont 181 millions dans le monde en 2020. Les principaux flux migratoires se font dans le sens « Sud-Sud » puis « Sud-Nord ».
41Au sein de la catégorie des migrant.es, on trouve les personnes exilées, réfugiées, déplacées et demandeuses d’asile, victimes de crises politiques et humanitaires. Selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR), elles sont 25,9 millions en 2019, dont 47 à 49 % de femmes et 52 % ayant moins de 18 ans.
42Dans l’imaginaire collectif, la figure du migrant est souvent masculine. Par exemple, en Europe, les migrants seraient les jeunes hommes d’origine arabe ou d’Afrique subsaharienne. Ils sont souvent représentés dans les discours comme un danger sécuritaire pour le pays d’accueil. Les femmes, elles, sont plus souvent absentes des représentations collectives ou bien, lorsqu’elles sont prises en compte, c’est généralement via un prisme de dépendance et patriarcal. C’est par exemple visible dans la politique française du regroupement familial : l’homme migre pour disposer de meilleures conditions matérielles afin de subvenir aux besoins de sa famille et être en mesure de faire venir sa famille (dépendante) plus proche de lui. Les femmes sont toujours perçues comme « suivantes ».
43Les femmes migrent pourtant de leur propre cheffe. Elles représentent désormais 48 % des migrant.es internationaux/ales en 2020 selon l’OIM. Il s’agit ici de redonner du pouvoir d’agir (agency) aux femmes et leur reconnaître la capacité à faire des choix propres. Pour certaines, migrer est un choix réfléchi, facilité par leur éducation et leur niveau de vie. Pour d’autres cependant, la migration* est une condition de survie (fuir un conflit ou une crise, une situation domestique ou familiale dangereuse, etc.). Il existe une multiplicité de raisons incitant une migration.
44Parmi les femmes migrantes, on trouve en majorité des femmes des pays du Sud qui migrent, pour la plupart, dans un autre pays du Sud, et ce, souvent dans le but de travailler. Ces femmes qui migrent pour des raisons économiques sont disproportionnellement présentes dans les métiers du soin à la personne (on parle de chaînes du soin), du travail à domicile, de gardiennage, de nettoyage de nuit. Ces emplois sont généralement peu valorisés socialement et financièrement et contribuent à renforcer les stéréotypes de genre associés à des « compétences » dites féminines. Alors que la migration économique* est présentée comme un outil d’empouvoirement, elles peuvent faire face à des discours essentialistes* en lien avec la notion de « race » avec, par exemple, l’idée que les femmes noires seraient plus maternelles que les femmes blanches, ou les femmes asiatiques plus dociles, comme le montre la chercheuse Alizé Delpierre (Delpierre, 2020).
45Le statut des femmes au cours de leur parcours de migration est particulier. Elles sont plus à même de subir des violences sexistes et sexuelles que les hommes. Ainsi, on estime que près de 70 % des femmes sont la cible de violences basées sur le genre en période de crise. À cela s’ajoute l’absence de soins médicaux et maternels accessibles lors de la migration. Les femmes enceintes représentent une proportion non négligeable des femmes migrantes dans les situations de crise. Les femmes sont également plus à risque de grossesses non désirées, de maladies sexuellement transmissibles et ne disposent pas de bonnes conditions hygiéniques pour gérer leurs menstruations. De plus, les personnes LGBTQIA+ ont plus de risque de faire face à des actes de violence lors de la migration, ce à quoi peut s’ajouter le non-respect de leurs droits et dignités lors de leur arrivée dans un camp de réfugié.es ou à une frontière.
46Enfin, que ce soit dans le cadre des migrations économiques voulues ou forcées, les femmes et les enfants peuvent être victimes de réseaux de traites d’êtres humains et d’exploitation. La nécessité de fuir ou de trouver des conditions de vie meilleures augmente leur vulnérabilité face à ces réseaux. Selon les chiffres de la Walk Free Foundation et de l’Organisation internationale du travail (OIT), en 2017, 40,3 millions de personnes sont victimes d’esclavage moderne dans le monde, dont 71 % sont des femmes. Les secteurs du travail domestique, de la construction et des usines sont ceux dans lesquels le plus de travailleur.ses victimes d’esclavage sont présent.es.
47En se présentant en « terre d’accueil », certains pays européens ont construit un discours d’exceptionnalisme et d’ouverture basé sur les droits humains. À titre d’exemple, les États-Unis et l’Europe se présentent comme progressistes en raison des droits et du statut social accordé aux personnes LGBTQIA+ par opposition à des États jugés « rétrogrades » et « conservateurs » alors que les conditions de vie des personnes LGBTQIA+ dans ces mêmes pays (France, etc.) ne sont pas dénuées de violences (Puar, 2007, Sabsay, 2012). À ce titre, les personnes LGBTQIA+ migrantes subissent une certaine pression pour désavouer leur culture d’origine afin de s’intégrer au sein de leur nouvelle communauté.
2. De nombreux blocages et retours en arrière depuis les années 2000
48Les avancées en matière d’égalité de genre sont incomplètes et insuffisantes : l’égalité de genre n’a été atteinte dans aucun pays, malgré les engagements répétés des États à le faire. Aujourd’hui, et depuis le début du xxie siècle, les progrès ralentissent, voire régressent dans certaines régions du monde et les avancées doivent être consolidées.
2.1. Stagnations au niveau international
49Depuis le Programme d’action de Pékin en 1995, aucun texte ou conférence internationale n’est venu compléter ou faire avancer de manière significative l’égalité de genre au niveau international. Une dynamique tout autre s’est mise en place au sein de la communauté internationale, décevant les organisations féministes par leur faible ambition et même leur opposition à plus d’égalité.
Les principales cibles des blocages internationaux post-Pékin sont les droits sexuels et reproductifs*. Ces droits ont déjà été attaqués auparavant, lors de la Conférence internationale du Caire en 1994 portant sur la population et le développement (CIPD). Les débats ont mis au jour la difficulté d’intégrer la contraception et l’avortement dans le champ des droits sexuels (droit à une vie et à une santé sexuelle) et reproductifs (accès à la santé reproductive, maternité notamment) communément admis au niveau international, tout comme de parler de diversité d’expressions de genre et d’orientations sexuelles. Cette conférence a tout de même permis de préparer les avancées réelles qui seront transcrites dans le contexte du Programme d’action de Pékin en matière de droits et santé sexuelle et reproductive qui ont pu être repris et/ou adaptés depuis dans des dizaines de textes et résolutions internationales.
Les droits sexuels et reproductifs dans les textes internationaux — Extraits d’articles du Programme d’action de Pékin
Article 94 (extrait) : « La santé en matière de procréation est un état de bien-être total, tant physique que mental et social, pour tout ce qui concerne l’appareil génital, ses fonctions et son fonctionnement et non pas seulement l’absence de maladies ou d’infirmités. Elle suppose le droit de mener une vie sexuelle satisfaisante en toute sécurité, et la liberté et la possibilité de décider si et quand on veut avoir des enfants […]. Cela implique qu’hommes et femmes ont le droit d’être informés sur les méthodes sûres, efficaces, abordables et acceptables de planification familiale et d’utiliser celle qui leur convient ou toute autre méthode de régulation des naissances qui ne soit pas illégale. »
Article 96 (extrait) : « Les droits fondamentaux des femmes comprennent le droit d’être maîtresses de leur sexualité, y compris leur santé en matière de sexualité et de procréation, sans aucune contrainte, discrimination ou violence, et de prendre librement et de manière responsable des décisions dans ce domaine. L’égalité entre les femmes et les hommes en ce qui concerne la sexualité et la procréation, y compris le respect total de l’intégrité de la personne, exige le respect mutuel, le consentement et le partage de la responsabilité des comportements sexuels et de leurs conséquences. »
50Depuis le début des années 2000, on peut ainsi observer un backlash contre les droits des femmes en matière sexuelle et reproductive dans les politiques et conférences internationales. Quand il ne s’agit pas de revenir sur les droits inscrits, ce mouvement de backlash tente, tout au moins, de bloquer les potentiels progrès dans ce domaine. Une partie de ces blocages provient de fondamentalistes — souvent religieux, qu’ils soient chrétiens ou autre. Mais il existe en parallèle d’autres ennemis, moins soupçonnés, aux avancées du féminisme, comme les mouvements politiques traditionnels se réclamant « pour » les droits des femmes alors que leur projet conservateur est antiféministe : valoriser les femmes pour leur supposée essence (être mère dédiée au soin et à la maison), qui serait complémentaire à celle des hommes.
Les réunions mondiales de l’ONU après Pékin
Le dixième anniversaire de la conférence du Caire de 1994 a eu lieu en 2004. Cette célébration a tout particulièrement vu se dévoiler les forces politiques conservatrices s’opposant aux avancées internationales vers plus d’égalité de genre. Les États ayant participé — voire mené — ces blocages proviennent de toutes les régions du monde. On a assisté alors à des alliances conservatrices dans les relations internationales (Iran / Russie / Vatican / États-Unis). Un des États clés est les États-Unis, particulièrement puissants au sein de l’ONU et de la diplomatie transnationale. En 2005, l’administration Bush a par exemple tenté — sans succès — de faire adopter un amendement pour minorer la portée du texte de Pékin en 1995, ciblant notamment le droit à l’avortement.
Les années 2000, que ce soit lors des sessions annuelles de la Commission de la condition de la femme et/ou des rencontres de l’ONU portant sur le développement, sont les témoins de la montée en puissance des résistances au niveau international. Ces résistances et attaques ont concentré les efforts de la communauté internationale sur le maintien des acquis et le non-amendement des textes, empêchant de diriger leur énergie vers l’élaboration de nouveaux textes. Ces blocages étatiques sont allés de pair avec une restriction de la participation de la société civile et des ONG.
51Les blocages s’illustrent dans les pratiques d’implémentation des textes. Les ressources allouées à l’égalité de genre au niveau international, mais surtout, aux niveaux nationaux restent bien en deçà de ce qui serait nécessaire pour atteindre les ambitions affichées. À titre d’exemple, dans sa dernière revue (2020) le Haut Conseil à l’Égalité a qualifié les financements de l’Agence française de développement alloués au genre de « trop faibles pour créer un impact réel ».
Les conséquences de ces blocages ne se sont pas fait attendre : lors de la session de la Commission de la condition de la femme de mars 2020, l’ONU a émis un avis mitigé quant au bilan des avancées pour l’égalité de genre dans le monde. Les femmes restent notamment surreprésentées dans le travail non rémunéré et n’ont que trop peu accès à la participation à la vie politique et aux sphères décisionnelles. À ce rythme-là pour obtenir une égalité pleine et entière une centaine d’années serait nécessaire pour arriver à l’égalité formelle (au niveau légal et normatif) femmes-hommes dans le monde, selon le Forum économique mondial. Pour ce qui est de l’égalité réelle dans le monde du travail, leur estimation atteint 257 ans (Forum économique mondial, 2020). ONU Femmes estime quant à elle qu’il faudrait 286 ans pour atteindre l’égalité devant la loi (élimination des lois discriminatoires).
2.2. Les backlash et la montée des fondamentalismes
52Contrairement à certaines idées reçues, les fondamentalismes ne sont pas uniquement le fait de mouvements se réclamant de l’Islam. La religion chrétienne joue également un rôle central. Par exemple, ce sont les forces chrétiennes conservatrices qui ont récemment fortement influencé les politiques et la diplomatie américaine sur les questions du corps des femmes, en lien avec l’avortement, le VIH ou encore la sexualité, comme en Pologne ou en Amérique latine. L’alliance stratégique de pays catholiques conservateurs au niveau international contre les droits des femmes a pu être appelée unholy alliance (alliance non sainte). On peut aussi retrouver de telles forces — dans le passé ou actuellement — fondées sur les préceptes de la religion musulmane en Afghanistan, en Égypte, au Nigéria, au Soudan ou au Pakistan.
Ces mouvements émergent lors de ruptures sociales (mouvements sociaux contestataires, changements de système politique, crise économique, etc.) et peuvent apparaître comme une alternative à une modernité perçue comme nocive, à une oppression nationale interne ou à un impérialisme occidental (Reilly, 2009). Ils apparaissent dans les pays du Nord et du Sud. Ils gagnent en importance lorsque les gouvernements apparaissent incapables de garantir les droits et besoins de base de leur population, servant d’échappatoires politiques. Par ailleurs, ils viennent en appui à un discours sur le besoin de défense d’intérêts ou d’identités particulières, se crispant sur les droits des femmes en les attaquant et en les diminuant. Les femmes sont rendues responsables du désordre et en même temps considérées comme les garantes de la culture commune. Au Bangladesh par exemple, les femmes ont vu leurs droits sexuels et reproductifs être restreints, et certaines ont été traduites devant des tribunaux de justice traditionnelle pour adultère. Aux États-Unis, le droit à l’avortement a été remis en cause en 2022 et les droits des personnes LGBTQIA+ sont menacés.
Parmi les stratégies communes utilisées par ces mouvements fondamentalistes pour faire valoir leurs arguments, on trouve l’expression politique d’une identité particulièrement marquée par la religion, la promotion de relations de genre inégales et du contrôle des femmes — notamment de leur corps — et l’utilisation de moyens légaux et du système existant pour mettre en place leur agenda (notamment comme se faire élire et promouvoir des lois rétrogrades).
Ces projets fondamentalistes sont parvenus à influencer les politiques internationales des droits des femmes : après la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de Vienne en 1993, et dès le début des années 2000, les différentes forces conservatrices se sont alliées pour bloquer certaines avancées comme expliqué ci-dessus. Cette alliance stratégique s’oppose autant à l’accès à l’avortement, à l’autonomie sexuelle (comme la contraception), à la reconnaissance de constructions familiales autres que la famille hétéro-patriarcale (un père « chef de famille », une mère, des enfants), l’extension du vocabulaire à la diversité d’orientations sexuelles et d’identités de genre. Ces mouvements construisent leurs alliances au-delà des différences géographiques, culturelles et religieuses pour s’unir autour d’un projet antiféministe.
Certains mouvements féministes permettent de construire un argumentaire alternatif à ces conservatismes religieux, comme Women living under Muslim Law (WLML). Elles mettent au jour la dangerosité des forces antidémocratiques visant l’infériorisation des femmes pour contrôler leur population jusque dans leur vie privée. Ces organisations travaillent pour développer une pensée critique, des religions et des systèmes politiques, pour pouvoir les transformer et travailler avec ce qui constitue leurs repères.
Women Living under Muslim Law : un mouvement féministe contre le conservatisme religieux
Se définissant comme un réseau féministe de solidarité transnationale sur son site internet, WLML se donne la mission d’informer, de mener des recherches, de faciliter les partages d’expériences. Son objectif est de promouvoir les droits humains des femmes, notamment celles vivant dans un pays ou une communauté organisée par des lois et coutumes revendiquées comme issues de l’Islam. Une des manières de faire cela est de permettre aux femmes de ces communautés de se réapproprier les ressources culturelles et religieuses de façon indépendante des autorités et discours mainstream en les associant à leurs droits humains. C’est l’objectif de leur programme The Women Reclaiming and Redefining Cultures : Asserting Rights Over Body, Self and Public Spaces Programme (WRRC). Les féministes ne critiquent pas nécessairement les religions comme intrinsèquement antiféministes, mais l’instrumentalisation et les interprétations sexistes des religions qui sont faites — principalement par des hommes.
53Pour terminer, l’un des courants conservateurs actuellement très visible en Occident est celui du « masculinisme* ». Le masculinisme a été défini par Michèle Le Doeuff dès 1989 comme un
particularisme qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leur point de vue). (Le Doeuff, 1989, p. 55)
Cette idéologie soutient que l’égalité de genre a été atteinte (voire que les femmes ont plus de pouvoir que les hommes) et que le féminisme met en danger les hommes et la masculinité. Font partie de ces mouvements antiféministes les groupes dits d’Incels : des hommes cisgenres et hétérosexuels célibataires nourrissant une haine des femmes qu’ils blâment pour leur célibat. On retrouve aussi les mouvements pour les « droits des pères » composés d’hommes séparés de la mère de leurs enfants, défendant l’autorité paternelle, parfois accusés de violences conjugales, qui disent être discriminés dans les procédures de divorce. En compagnie d’Édouard Leport, sociologue spécialiste des associations de pères séparés, Victoire Tuaillon analyse comment ces hommes adoptent un discours victimaire relayé à travers les médias et réseaux sociaux, au cours de l’épisode « Au nom des pères » de son podcast Les couilles sur la table (décembre 2020).
2.3. Émergence et structuration des campagnes anti-genre en Europe
54Des résistances aux questions de genre ont été déclenchées en réponse à la politisation et l’institutionnalisation des questions de genres et de sexualités par les groupes de militant.es féministes et LGBTQIA+ à partir des années 1970 et à nouveau dans les années 2000. Appelées campagnes anti-genre, elles surviennent en réaction aux publications et mouvements féministes qui dévoilent les formes de domination invisibilisées par le discours de naturalisation des identités de genre et des sexualités. Elles émergent aussi en réaction à l’emploi du terme genre et de politiques antidiscriminatoires par les politiques et les institutions comme l’ONU. À titre d’exemple, le mouvement anti-genre italien s’est formé en réaction à des projets de loi liés à l’union civile, aux violences faites aux personnes LGBTQIA+ et à l’éducation non sexiste. En France, c’est l’opposition au mariage de couples de même sexe qui a structuré la Manif pour tous. Valentina Gueorguieva, chercheuse à l’Université de Sofia, retrace l’émergence tardive des campagnes anti-genre en Bulgarie qui ont œuvré à empêcher trois lois sur les violences domestiques, les services sociaux et la stratégie nationale pour l’enfant (2021, conférence donnée à l’Université Lyon Lumière 2). Les mouvements anti-genre ne se contentent pas de bloquer des réformes, mais proposent aussi des contre-réformes, comme l’affaiblissement du droit à l’IVG ou encore des cours sur la supposée « complémentarité sexuelle ». Ils utilisent une variété de moyens de mobilisation, comme les conférences, veillées ou rassemblements pour promouvoir leurs points de vue. Ils parviennent aussi à s’institutionnaliser lorsqu’ils s’allient aux partis populistes, comme en Italie.
Les sujets animant ces campagnes anti-genre sont les politiques liées à l’égalité de genre et aux droits des femmes, car elles remettent en question le destin maternel des femmes. Une deuxième catégorie de politiques ciblées est celle octroyant des droits aux personnes homosexuelles (« mariage pour tous/toutes », adoption).
Cet effet réactionnaire vient de celles et ceux qui tirent avantage du statu quo sociétal et politique que remettent en question les féministes. Ces dernières gênent celles et ceux qui sont favorisé.es par l’ordre patriarcal (les hommes de pouvoir notamment, mais pas seulement). En réponse, ils et elles soutiennent que cet ordre est naturel. Ces mouvements sont protéiformes et hétérogènes, mais parviennent à faire converger leurs intérêts. Les résistances religieuses composent une partie clé de ces mouvements. L’extrême droite et les mouvements et partis populistes cristallisent les résistances nationalistes et identitaires, enrichissant le discours anti-genre du complotisme et du fantasme d’un effondrement civilisationnel, nourri en France par des personnalités à l’audience considérable comme Éric Zemmour, Alain Finkielkraut ou Michel Houellebecq. La société civile multiple vient grossir les rangs, qu’il s’agisse des organisations homophobes, de syndicats nationalistes, d’associations anti-avortement ou encore d’associations de parents et familles conservateurs.
Ces groupes se dressent à la fois contre les revendications politiques et sociétales des mouvements féministes, mais aussi contre le vocabulaire et les implications théoriques utilisés par ces derniers et formalisés par les études sur le genre. Ces campagnes ciblent également le développement et l’institutionnalisation des études sur le genre. Les résistances sont extrêmement fortes en ce qui concerne les cours pré-universitaires d’éducation sexuelle ou à l’égalité. C’est ce qu’il s’est passé en France, où les polémiques autour des « ABCD de l’égalité » — un programme de formation des enseignants à l’égalité de genre — ont abouti au retrait de cette réforme ayant pour objectif le développement d’outils de sensibilisation du corps enseignant et des élèves quant à l’égalité de genre. En Roumanie, des notions d’éducation sexuelle et d’égalité femmes-hommes ont été interdites à l’école en instrumentalisant l’homophobie prégnante dans la société ainsi que la forte religiosité. Les campagnes peuvent également cibler les cours universitaires et la recherche académique. Les études de genre peuvent se voir retirer leurs accréditations comme en Hongrie et être délégitimées comme l’explique la chercheuse Ionela Baluta ([Re] Construire la démocratie sans les femmes. Genre et politique dans la Roumanie postcommuniste, 2015). Les chercheur.ses peuvent subir de nombreuses attaques, comme en France, où des programmes de recherche peuvent se voir diminuer, retirer leurs financements et où les cursus manquent d’autonomie. C’est ici l’enjeu central de l’indépendance de la recherche et de la diffusion de nouveaux savoirs qui se joue.
Contre le dévoilement des études sur le genre, les groupes des campagnes anti-genre s’attellent à la production de contre-savoir. L’Église catholique a eu un grand rôle dans ce chantier lexical et discursif. Sara Garbagnoli (Garbagnoli, 2017), chercheuse à Paris 8, explique le processus par lequel le Vatican a publié un ouvrage en 2003 : un lexique détournant les concepts clés des études sur le genre de leur sens originel. L’Église a œuvré à euphémiser son discours traditionnel, en parlant de « complémentarité des sexes », mais également à déformer le discours adversaire. La création de pseudo-concepts, comme celle de la « théorie » ou de « l’idéologie du genre », vient s’ajouter à cela. Ces campagnes anti-genre profitent d’un terme valise, celui de genre, qu’elles détournent de leur sens initial pour servir des combats divers en fonction de leur agenda. Un autre concept instrumentalisé et détourné est celui de « l’égalité des enfants » entre elles et eux. Il existerait un droit des enfants à la filiation biologique — à connaître ses géniteur/trices et à être élevé.es par elles/eux — supérieur au droit à la parentalité des personnes LGBTQIA+.
Les campagnes anti-genre et les réseaux sociaux : La Manif pour Tous
Les campagnes anti-genre sont favorisées dans leur émergence et développement par les nouvelles technologies et notamment les réseaux sociaux. Virginie Julliard (Julliard & Quemener, 2014), chercheuse à l’Université de la Sorbonne, met en avant le média particulièrement favorable que constitue Twitter pour les mouvements antiféministes. En effet, le système de faible régulation des débats et d’outils d’écriture (la limitation du nombre de caractères, le recours au hashtag, etc.) encourage les internautes à se positionner dans un débat polarisé et joue sur la visibilité des groupes plus que sur le fond des informations traitées. Les sites web et les réseaux sociaux sont les lieux par excellence où les positions les moins audibles dans les médias de référence (dits mainstream) peuvent se structurer, s’exprimer et devenir visibles.
La Manif pour tous est un mouvement conservateur d’associations diverses qui s’est engagé dans l’opposition à la loi dite de Mariage pour tous en France en 2013. Cette mouvance homophobe s’oppose aussi à la procréation médicalement assistée (PMA) en l’absence de père et à toute forme de gestation pour autrui (GPA). Le discours constitue une biologisation* des liens familiaux hétérosexuels (« un papa, une maman ») et une opposition à ce qu’ils et elles appellent « l’idéologie de genre ». La Manif pour tous a utilisé Twitter particulièrement tôt pour recruter des manifestant.es et diffuser des « preuves » de l’existence de la « théorie du genre ».
55Les campagnes anti-genre usent de contextes historiques, comme les crises économiques, la montée du populisme ou les crispations identitaires, favorables à des rhétoriques réactionnaires. Elles jouent sur la peur en disant que les lois progressistes mettent en danger les populations occidentales, la famille et l’organisation traditionnelle de la société. Ces campagnes surfent sur une critique du « système » pour survivre et être visibles politiquement. Céline Béraud, explique que les campagnes anti-genre sont des alliances stratégiques de survie politique, à l’image des partis de droite et la Manif pour tous (Béraud & Portier, 2015). Une de leurs forces est leur capacité à former des alliances transnationales et à s’exporter travers une circulation de leurs positions par les réseaux sociaux. Le mouvement italien anti-genre s’est ainsi allié avec le World Congress of families ou encore Citizen Go.
Enfin, il existe aussi des mouvances anti-genre au sein même du féminisme. Comme expliqué précédemment, les rhétoriques anti-genre s’en prennent aux avancées pour les droits des femmes, mais aussi, et tout particulièrement aux droits des personnes LGBTQIA+. Certaines féministes reproduisent une vision biologisante et naturalisante des genres à travers un discours transphobe*, excluant les personnes transgenres des luttes féministes. Ces féministes sont appelées Trans-exclusionary radical feminist ou TERF (féministes radicales excluant les personnes trans).
3. Quelles perspectives pour le féminisme et l’égalité des genres ?
56Le Programme d’action de Pékin en 1995 visait l’égalité de genre dans tous les domaines, un engagement qu’aucun pays n’a pu atteindre 25 ans plus tard. En effet, les femmes du monde entier subissent toujours de façon systémique et universelle des violations de leurs droits humains, et ce tout au long de leur vie.
3.1. Des constats décevants lors des évaluations de l’avancée du programme d’action de Pékin à partir de 2015
57Au cours des 20 dernières années, les progrès réalisés pour l’égalité de genre ont été trop lents quand ils n’ont pas stagné ou régressé. En 2020, les femmes gagnent en moyenne encore 16 % de moins que les hommes et sont plus susceptibles d’occuper des emplois peu qualifiés. Un tiers des femmes subissent des violences physiques ou sexuelles au cours de leur vie. Chaque jour dans le monde, 800 femmes meurent des suites de leurs grossesses à cause des inégalités en matière d’accès aux soins de santé (ONU Femmes, 2020).
Mme Phumzile Mlambo-Ngcuka, la Secrétaire générale adjointe des Nations unies et directrice exécutive d’ONU Femmes a ainsi déclaré en 2015 :
Les dirigeantes et dirigeants qui avaient été chargés de traduire dans les faits les promesses faites à Beijing ont laissé tomber les femmes et les filles.
Le rapport global du Secrétaire général de l’ONU est un bilan complet mené tous les cinq ans depuis 1975. C’est à partir de 2015 et de 2020 qu’il est devenu particulièrement critique sur la lenteur des progrès et les obstacles persistants à l’égalité réelle dans de nombreux domaines d’action. Inhabituel dans le ton et dans les constats tranchés et accablants, le rapport constitue en ses propres termes une sonnette d’alarme. Le rapport met en exergue le manque de ressources dans les budgets nationaux et à l’international pour mettre en œuvre le Programme d’action de Pékin.
Si un milliard de personnes ont échappé à la pauvreté extrême depuis 1990, la pauvreté conserve sa composante féminine. Bien que le nombre d’enfants non scolarisé.es dans le primaire et le secondaire ait presque été divisé par deux depuis 1995, 32 millions de filles en âge d’aller à l’école primaire n’en fréquentent toujours pas. Le taux de mariage d’enfants est passé d’un sur quatre à un sur cinq, mais 650 millions de femmes vivant dans le monde aujourd’hui se sont mariées avant leur 18e anniversaire. La politique reste un domaine principalement masculin, trois quarts des sièges parlementaires étant occupés par les hommes.
58Ce tableau ne correspond pas du tout à la vision définie dans le Programme de Pékin il y a un quart de siècle. À ce titre, les féministes ont pris conscience de la nécessité de créer des coalitions capables de résister aux réactions hostiles en créant des alliances plus solides avec d’autres mouvements sociaux — avec les organisations de défense des droits humains et des droits sexuels, avec les groupes de défense de l’environnement, les syndicats, les mouvements indigènes.
3.2. La campagne onusienne Génération Égalité : une tentative de redynamiser les efforts mondiaux
59On constate donc aujourd’hui un certain essoufflement, non pas des problématiques de genre et de l’intérêt à les confronter et résoudre, mais des avancées concrètes. Des programmes centrés sur la lutte contre les inégalités de genre et faisant état de réelles réussites ont pu être mis en place, mais sans transformation des relations de pouvoir et de normes, ce ne seront que des demi-réussites. En effet, quel intérêt de permettre à plus de filles d’accéder à l’éducation supérieure si le marché du travail et le monde politique restent profondément machistes et masculins et les sphères décisionnelles peu inclusives des femmes et diversités de genre ? Pourquoi améliorer les espaces publics et la liberté de mouvement des femmes* sans reconnaître et lutter contre les violences sexistes ?
60Face à ces changements qui peinent à voir le jour, les Nations unies ont lancé en 2020 la campagne « Génération Égalité ». Son objectif est simple : passer le relais de la mobilisation féministe à la nouvelle génération (qui a 25 ans en 2020) et accélérer les progrès pour parvenir à l’égalité de genre, à travers l’atteinte des ODD de l’agenda 2030. Cette campagne onusienne se veut différente, car elle mobilise l’ensemble des acteurs de la société civile. Face aux constats d’incapacité des États, elle parie sur les jeunes, les associations, les activistes, les entreprises, les ONG pour faire bouger les lignes.
61Six secteurs ont été identifiés pour former des coalitions d’actions thématiques afin de réunir ces acteur/trices éloigné.es pour qu’ils/elles collaborent pour émettre des propositions concrètes pour l’égalité. Le Forum Génération Égalité qui s’est tenu en 2021, en France, a été l’occasion de réunir tous les acteur/trices autour de la même table et d’annoncer les propositions à développer.
Les coalitions d’action et le Forum Génération Égalité : un tournant pour l’action ?
La campagne Génération Égalité est novatrice par sa volonté d’intégrer le monde activiste, les jeunes et la société civile au processus de prise de décision. L’objectif étant d’ouvrir le monde institutionnel à des voix jusqu’ici peu entendues. C’est aussi faire preuve de pragmatisme face à l’incapacité des États à s’investir et à collaborer pour l’égalité de genre. On peut cependant émettre des réserves quant à l’intégration des entreprises privées dans ce processus. Est-ce par réelle volonté d’agir ou une manière de redorer leur blason ? On peut se poser ces questions en les voyant se positionner pour la justice économique quand les inégalités de revenu au sein de la population se creusent et que les entreprises accroissent leurs bénéfices (Oxfam, 2020, « Les bénéfices des entreprises explosent : les plus riches empochent des milliards tandis que les plus pauvres en paient le prix »).
Les six coalitions d’action identifiées sont les suivantes :
1. La violence basée sur le genre ;
2. La justice économique et les droits économiques ;
3. Le droit à disposer de son corps, de la santé et des droits sexuels et reproductifs ;
4. L’action des femmes en faveur de la justice climatique ;
5. Les technologies et l’innovation au service de l’égalité entre les femmes et les hommes ;
6. Les mouvements et le leadership féministes.
62Si l’on adopte un point de vue critique, cette campagne onusienne pourrait être perçue par certain.es comme utilitariste en faisant porter le « fardeau » de la réduction des inégalités et de la pauvreté sur les adolescentes (Hickel, 2014). Face à l’inaction des États et les résultats mitigés de certains programmes de développement, l’individu — et notamment les adolescentes — peut être perçu comme ultime ressource disponible pour lutter contre la pauvreté. L’idée étant « d’investir » des ressources fixes et limitées (formation, éducation) dans les adolescentes sans nécessairement construire l’accès à des systèmes de soutien sociaux, économiques, politiques en parallèle. Il leur revient de « s’en sortir » et de les montrer comme « héroïnes » sans questionner les structures dans lesquelles elles évoluent.
63Enfin, derrière la volonté unificatrice de la campagne Génération Égalité, il faudra interroger les objectifs proposés par les coalitions d’action et leur faisabilité. Les objectifs développés doivent être adaptables et mesurés selon les acteur/trices qui s’en empareront. On ne peut ainsi pas demander à une association le même niveau d’implication ou de suivi et d’évaluation qu’à une ONG avec des salarié.es ou à un État. Ces mêmes États devront être par ailleurs rendus beaucoup plus responsables et redevables par des mécanismes institutionnels et juridiques contraignants.