Au milieu des années 2000, le lancement de YouTube a relancé l’espoir d’un Internet « ouvert » et « participatif ». Après le règne des médias de masse, chacun peut mettre en ligne sa propre vidéo pour la diffuser au monde entier. Cependant, la plateforme n’est pas uniquement ouverte aux amateurs qui portent des créations ou un sujet qui les passionne. YouTube est également accaparé par les entreprises. Les industries audiovisuelles y trouvent un nouveau canal pour écouler leur production. De plus, les entreprises s’emparent de la plateforme pour déverser leurs publicités. Les logiques économiques s’imposent au monde numérique, à commencer par les droits d’auteur sur les clips musicaux, vidéos les plus regardées. Ces logiques sont intégrées par la firme qui a pris le contrôle de la plateforme : Google.
Cependant, YouTube subit une forte concurrence. Netflix s’impose comme le principal diffuseur de films et séries. Néanmoins, la plateforme s’inscrit dans la tradition des industries culturelles qui s’appuient sur la technologie numérique. Ce qui diffère de YouTube qui permet de créer ses propres vidéos. En revanche, TikTok et Twitch permettent également aux amateurs de s’exprimer. Cependant, leur longévité et leur audience restent moins importantes. YouTube reste la principale plateforme d’expression libre. L’analyse de cette plateforme permet donc d’observer l’évolution de l’espace public avec le numérique. Des universitaires se penchent sur cette dimension politique de la plateforme dans le livre La Machine YouTube.
Le facecam consiste à se filmer, souvent dans son appartement. Ce type de vidéo est devenu tellement emblématique que ceux et celles qui le pratiquent sont désignés comme des « youtubeurs ». Ce format de vidéos connaît des variations thématiques du sketch humoristique à la vulgarisation historique, en passant par les conseils cosmétiques. Cette esthétique amateur se pare des vertus de l’authenticité. Ce registre de la confidence intime semble hérité des blogs mais aussi du « confessionnal » de certaines émissions de télé-réalité. Ces codes de l’authenticité et de l’intimité semblent repris sur la plateforme Twitch.
YouTube et le journalisme politique
Lorenza Pensa et Jérémie Nicey se penchent sur les vidéos qui traitent d’information et de politique dans le contexte de la campagne présidentielle de 2017. Le développement de YouTube participe à l’effondrement du journalisme professionnel. Cependant, ces « youtubeurs-actu » semblent s’inspirer du journalisme politique voire même réinventer une nouvelle forme de journalisme. Les vidéos d’actualité se développent autour de 2016 sur YouTube. La politique est supposée ne pas intéresser le jeune public qui serait davantage tourné vers des sujets de divertissement. Si les chaînes politiques ne sont pas les plus suivies, elles connaissent un relatif succès qui révèle l’intérêt de la jeunesse pour l’actualité.
Les chaînes HugoDécrypte, Les Indécis et Cyrus North se veulent neutres et factuelles. Ces vidéastes s’inspirent des pratiques journalistiques traditionnelles mais tentent des formats nouveaux adaptés au public jeune. Durant la campagne présidentielle de 2017, HugoDécrypte propose des interviews, des résumés de programmes ou la couverture de meetings. Il lance également les « #ÉlyséeLives » avec la chaîne Accropolis qui traite les débats politiques avec le ton du commentaire de sport.
Cyrus North propose des vidéos de 5 minutes pour synthétiser le programme des cinq principaux candidats. Au contraire, Les Indécis propose des interviews des candidats les moins bien classés dans les sondages. Ces youtubeurs-actu s’appuient sur les pratiques journalistiques traditionnelles. Cependant, la forme diffère avec des codes jeunes et ludiques. Les vidéos sont courtes et rythmées. Ensuite, elles se veulent explicatives et pédagogiques. Les vidéos sont complétées par des informations scripto-visuelles.
Les chaînes Le Fil d’Actu, Osons Causer et Usul présentent les programmes électoraux pour livrer leur opinion. Toutefois, elles s’attachent à mentionner leurs sources avec des extraits d’émissions radio ou télé, des médias écrits, des graphiques de l’INSEE ou des recherches universitaires. Ces chaînes se positionnent également sur le créneau de la critique des médias. La communication des candidats semble souvent attaquée. Cette démarche se rapproche du militantisme. Osons causer s’oppose ouvertement à Macron. Usul, ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), assume sa préférence pour Jean-Luc Mélenchon. Cette démarche se rapproche de celles des éditorialistes et du journalisme d’opinion. Cependant, le langage décontracté et la liberté de ton favorisent la proximité avec le public.
Trajectoires sur YouTube
Guillaume Heuguet et Franck Rebillard se penchent sur les trajectoires d’Usul et d’Ariana Grande pour évoquer les contraintes socio-économiques de la plateforme. Usul se borne d’abord à commenter ses parties de jeux-vidéos. Ensuite, à partir de 2010, il se filme face caméra dans son appartement. Ariana Grande est déjà connue comme chanteuse et insérée dans l’industrie du divertissement. Elle investit YouTube dès 2007 et se filme en train de chanter dans sa chambre. Usul et Ariana Grande s’emparent de la plateforme comme un espace d’expérimentation et cultivent une esthétique amateur.
Les vidéos « 3615 Usul » sont diffusées par le média Jeuxvidéos.com et se penchent sur les figures de l’univers du jeu vidéo comme l’éditeur cupide ou le joueur invétéré. Malgré la présence d’Usul face caméra, ces vidéos sont réalisées par le collectif NESblog. Ariana Grande s’appuie également progressivement sur une équipe et se professionnalise. Les formats de vidéos se multiplient, avec de nombreux clips promotionnels. Malgré l’incarnation individuelle à l’image, Usul et Ariana Grande s’inscrivent dans des collectifs de travail. Les partenariats et la professionnalisation caractérisent également leur démarche.
Cependant, en 2013, Usul prend un virage vers une expression plus engagée. Il cherche à contourner la dépendance aux revenus publicitaires générés via YouTube. En 2014, il crée la chaîne Usul2000 et lance la série « Mes chers contemporains ». Dans ces vidéos assez longues, il traite un thème spécifique à partir d’une figure publique en s’appuyant sur des extraits visuels. Usul n’apparaît plus à l’écran mais reste constamment en voix off. Ses vidéos reposent sur le financement participatif. Les vidéos d’Ariana Grande sont désormais au service de sa carrière musicale. Elle ne dépend plus de la plateforme et peut adopter un ton plus personnel et intimiste.
En 2017, Usul noue un partenariat avec Mediapart. Il est rémunéré par une entreprise de presse en ligne financée par des abonnements. Ces vidéos prennent l’allure d’une synthèse de ses expériences passées. Usul se filme avec son acolyte Ostpolitik dans un décor intérieur. Ils proposent un commentaire politique à partir d’un remix d’images d’actualité.
YouTube et la politique
Ce livre collectif propose diverses contributions pour comprendre la logique et les codes de la plateforme de vidéos la plus populaire. L’introduction permet de souligner la spécificité de YouTube qui permet à chaque individu ou collectif de créer et de diffuser sa vidéo par lui-même. L’expression et la création ne sont plus réservées à une poignée de professionnels qui disposent des moyens et des réseaux pour produire des images. YouTube cultive cette esthétique amateur qui semble participer à son succès. Les vidéastes gagnent ainsi en sincérité et en authenticité. Ils deviennent parfois plus crédibles que des journalistes aux propos formatés qui répètent la propagande du pouvoir.
Néanmoins, le livre collectif se penche également sur la face sombre de la plateforme. Une contribution se penche sur Dieudonné. YouTube semble également laisser fleurir une idéologie complotiste largement diffusée. Si des vidéastes s’attachent à préciser leurs sources d’information, la plateforme ne contraint à aucune obligation de méthodologie ou de déontologie. Si les propositions de régulation ou de censure semblent absurdes, il semble important de s’armer d’un sérieux esprit critique pour distinguer le propos sourcé de la rumeur complotiste sans aucune preuve factuelle.
Le livre évoque également la contrainte financière de YouTube. Certains vidéastes prétendent sortir de la pratique amateur pour se professionnaliser. Le financement participatif ou le salariat dans une entreprise de presse, comme Usul, évitent certaines limites. Néanmoins, certains vidéastes professionnels dépendent des rémunérations publicitaires de la plateforme et donc du nombre de vues. Ces vidéastes sont alors dévorés par la course à l’audience et au buzz. Ils se conforment à la logique marchande et aux contraintes du journalisme traditionnel. Ensuite, certaines marques s’appuient sur des influenceurs pour proposer une forme de publicité commerciale.
Néanmoins, YouTube apparaît avant tout comme un espace de liberté d’expression. La plateforme permet de s’adresser à un public jeune qui se détourne des vieux médias. Il semble important de se pencher sur les vidéos YouTube qui semblent davantage refléter les débats d’idées au cœur de la société plutôt que les vieux médias englués dans une propagande fascisante. YouTube est même devenu un outil d’intervention politique dans le sillage de figures comme Usul. La critique sociale adopte un ton humoristique et décontracté qui tranche avec la théorie pédante et surplombante valorisée par les intellectuels gauchistes. Cependant, il semble important de relativiser le rôle de la propagande et de la bataille des idées. La transformation de la société passe avant tout par la rue, les grèves et les luttes sociales.
Source : Yvette Assilaméhou-Kunz et Franck Rebillard (coord.), La Machine YouTube. Contradictions d’une plateforme d’expression, C&F éditions, 2023
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Vidéo : Une heure un auteur avec Franck Rebillard et Yvette Assilaméhou-Kunz, diffusée par Université Sorbonne Nouvelle le 9 novembre 2023
Vidéo : Jérémie Nicey, Webinaire “Défis et limites de la vérification de l’information”, diffusé par le CLEMLI le 12 avril 2022
Radio : émissions avec Franck Rebillard diffusées sur France Culture
Pablo Maillé, YouTube n’est-il vraiment qu’une machine à clics ?, publié sur le webzine Usbek & Rica le 7 juin 2023
Nikita Aleinikov, Note de lecture publiée sur le site Liens Socio le 05 octobre 2023
Articles de Franck Rebillard publiés sur le portail Persée
Articles de Franck Rebillard publiés sur le portail Cairn
Articles de Jérémie Nicey publiés dans La Revue des médias
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Site de Guillaume Heuguet
Jérémie Nicey, Le fact-checking en France, une réponse en condensé du journalisme face aux transformations numériques des années 2000 et 2010, publié sur le site Les enjeux de l’information et de la communication le 26 septembre 2022